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La poignée de main de Montoire

Publié le 17/01/2022

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24 octobre 1940 - " Français! J'ai rencontré, jeudi dernier, le chancelier du Reich. Cette rencontre a suscité des espérances et provoqué des inquiétudes. Je vous dois à ce sujet quelques explications [...]. " Ce 30 octobre 1940, les Français avaient bien besoin d'explications : ils apprenaient qu'ils étaient entrés dans la " collaboration ", et ils venaient de découvrir sur une photographie Pétain et le Führer échangeant une poignée de main. Si la rencontre éveillait ici et là " des espérances ", les rapports des préfets soulignent qu'elle suscitait surtout, en effet, " des inquiétudes ". Le résumé de l'entretien soulignait qu'avait été arrêté le principe d'une " collaboration ", ce qui allait bien au-delà de l'obligation, faite à l'administration française de zone nord, de " collaborer " avec les autorités d'occupation. Il s'agissait maintenant d'une collaboration entre l'Etat français et le Troisième Reich. Montoire est le produit de l'armistice et de la bataille d'Angleterre subsidiairement, celui de la défense de Dakar par la marine de Vichy et du jeu de Franco. Mais - et on ne saurait trop souligner ce point, un enjeu historique fondamental - c'est Vichy (et non pas le Reich) comme le prouvent les archives (tant allemandes que françaises) qui fut demandeur d'une collaboration politique. Et pour une raison simple : la paix ne pouvant être signée dans l'immédiat, les clauses de l'armistice devenaient parfaitement insupportables. Il faut bien dire que le vainqueur pouvait utiliser à sa guise la ligne de démarcation ( " Un mors dans la bouche d'un cheval ", selon un responsable allemand) le tribut exorbitant (400 millions de francs par jour, soit 14 milliards de nos centimes !) correspondant aux " frais d'entretien des troupes d'occupation " aurait permis d'entretenir dix millions de soldats avec, de surcroît, le taux de change léonin (1 RM = 20 F, soit le double de la valeur du Rentenmark en 1939), on était au bord de l'asphyxie économique, d'autant que le blocus britannique privait la France d'une partie de ses approvisionnements. Enfin, les prisonniers de guerre étaient pour le Reich des otages dont il pouvait améliorer, ou aggraver, le sort. A Vichy, on convint vite qu'il fallait prendre langue avec le vainqueur. Non pour des raisons idéologiques, mais pour faire face à la situation concrète, compliquée - la précision est importante - de l'enjeu que représentait la Révolution nationale. Pour Pétain, la victoire probable du Reich imposait de s'entendre économiquement et politiquement mais il excluait une quelconque alliance militaire. La France devait monnayer les cartes dont elle disposait : sa flotte et l'Empire, cet atout majeur qui donnait une raison supplémentaire pour défendre les colonies contre la " dissidence " gaulliste. Mais, de cette collaboration politique, on attendait des résultats concrets : à moyen terme, des conditions de paix honorables, et, en tout cas, le maintien de l' " unité française ", et, à court terme, des améliorations significatives des clauses de l'armistice. Bref, en reconnaissant explicitement l'hégémonie allemande, Pétain envisageait une sorte de marché, certes déséquilibré, mais qui pouvait être rentable. Mais, pour Berlin, la France ne pouvait prétendre devenir partenaire du Reich elle devait continuer à servir de base sûre contre la Grande-Bretagne, avant d'assumer sa condition de vaincue à la conclusion de la paix. Les économistes entendaient l'exploiter au mieux, et les militaires craignaient de voir réduire la sécurité des forces d'occupation. Plus originale était la politique qu'aurait voulu mener Otto Abetz . Trop jeune pour combattre en 1914, il avait participé dès 1930 aux rencontres de jeunes Français et de jeunes Allemands avant d'être recruté par le " service Ribbentrop ". Ce dernier l'avait fait nommer depuis le 3 août ambassadeur d'Allemagne en France, et, à ce titre, " seul responsable des négociations de toutes les questions politiques en France occupée et non occupée ". Il devint vite la coqueluche du Tout-Paris qui s'accommodait si bien de la présence de l'occupant. Il passait pour francophile, et ne l'était que dans la mesure où il désirait - réellement - que la France ait une place privilégiée dans l'Europe allemande. Mais les décisions ultimes, on le sait, se prenaient à Berlin. Les premières démarches des Français en vue d'une collaboration franco-allemande avaient laissé Hitler indifférent. Puis, au moment de lancer l'opération " Barbarossa ", l'invasion de l'URSS, il voulut fermer - comme il disait - " la porte de derrière ", la Méditerranée, et notamment l'Afrique du Nord. Il avait donc élaboré une diplomatie compliquée à l'égard de l'Italie et l'Espagne (toutes deux exigeant des dépouilles de l'Empire français), à laquelle il était tenté d'associer la France de Vichy : il n'en attendait évidemment pas une aide militaire, mais des bases en Afrique du Nord. C'est pourquoi, le 20 octobre, le train Erika démarre pour mener Hitler à Hendaye négocier avec Franco à Florence, voir le Duce. Avant de rencontrer Pétain, il devait avoir un entretien avec Laval, dont Abetz disait le plus grand bien. Le 22 octobre, Laval, qui croyait avoir rendez-vous avec Ribbentrop, eut la surprise de se trouver, en gare de Montoire, face à Hitler. Le Français fut, disons-le, très plat devant le Führer, souhaita " la défaite de la Grande-Bretagne de tout coeur ", ce qui permit à Hitler d'enchaîner : les Français avaient tout intérêt à participer à un front contre les Anglais, dont la défaite était une question de jours. En fonction de leur attitude, " on tiendrait compte des intérêts français, ou on les négligerait ". Laval était chargé de transmettre ce message à Pétain, avec lequel Hitler désirait avoir un entretien " personnel ", le surlendemain, au même endroit. Hitler, qui, nous le savons, avait été fort impressionné par Pétain, le qualifia de " soldat de grande envergure " Pétain se dit " très heureux de l'accueil du Führer " et exprima son admiration pour le programme allemand d'armement. Mais le chef de l'Etat français ne s'en tint pas là : il souligna que la Grande-Bretagne s'était " incroyablement mal comportée envers la France ", évoqua allusivement ce " mauvais Français ", de Gaulle. Et surtout, se référant à ce que lui avait dit Laval, il parla de lui-même de " collaboration ". Hitler souligna que la Grande-Bretagne serait d'autant plus tenue pour " la principale responsable de la défaite " que la France participerait à " une coalition d'Européens et de non-Européens " qui était montée contre elle. Pétain, prudemment, esquiva cette idée de coopération militaire : il lui fallait, avant de pouvoir répondre, consulter ses ministres (et Laval lui souffla que seul le Parlement était habilité à déclarer la guerre). Mais il ajouta que, s'il ne pouvait pas " fixer les limites exactes de la coopération franco-allemande ", il se prononçait " pour le principe d'une telle collaboration ". Hitler en prit note, précisant que la France pourrait espérer en " une fin plus favorable de la guerre ". Six jours après, Pétain donnait aux Français le compte rendu de cet entretien. Il prenait soin de préciser qu'il s'était rendu " librement " à Montoire, et qu'il n'y avait subi " aucun diktat ". L'acquis de la rencontre était formulé de manière très précise : " Une collaboration a été envisagée entre nos deux pays. J'en ai accepté le principe. Les modalités en seront discutées ultérieurement. " C'était l'intérêt de la France : l'unité du pays serait maintenue, le sort des prisonniers allégé, la ligne de démarcation assouplie. Mais il ajoutait dans une phrase ambiguë : " C'est [...] dans le cadre d'une activité constructrice du nouvel ordre européen que j'entre aujourd'hui dans la voie de la collaboration. " Que pouvait être ce " nouvel ordre européen ", sinon celui des nazis ? D'autant qu'il soulignait que " cette première rencontre entre le vainqueur et le vaincu marquait le premier redressement de notre pays ". Montoire n'a nullement été le " Verdun diplomatique " que glorifiaient, dans les années 50, les fidèles du " Maréchal ". Nous avons vu que Philippe Pétain s'était gardé, du moins à Montoire, de mettre la main dans l'engrenage d'une collaboration paramilitaire. Mais Hitler, qui est sorti de l'entretien assez satisfait, loin d'avoir été " roulé " garda la totale maîtrise des relations franco-allemandes, et l'utilisation politique de la rencontre lui profitera très largement. A fortiori, on tiendra pour sans fondement les affirmations de partisans de Laval voulant voir dans Montoire un chef-d'oeuvre diplomatique gâché par l'entourage borné de Pétain. A Vichy même, les adversaires de la politique de Montoire soulignaient déjà que Pétain avait fait un marché de dupes. Et, par exemple, il fut pour le moins stupéfiant que les Lorrains réputés francophiles aient été brutalement expulsés par dizaines de milliers, moins d'un mois après la rencontre. Laval lui-même, rencontrant Goering le 9 novembre, reçut comme une douche froide le refus de relâcher les prisonniers et d'assouplir la ligne de démarcation. La poignée de main aidant, Montoire, où avait été avant tout affirmé un principe, devint, bon gré mal gré, emblématique de Vichy. Les ultras de la collaboration, à Vichy et encore plus à Paris, en feront leur drapeau justificatif. Inversement, la rencontre comme le discours du 30 octobre ébranleront un certain nombre de maréchalistes et de pétainistes : les plus convaincus préféreront croire encore pour quelques mois au double jeu de Pétain d'autres basculeront dans l'attentisme. Pour ceux qui étaient déjà hésitants, Montoire levait les doutes, en faisait des résistants potentiels. Le message du 30 octobre concluait : " Cette politique est la mienne [...]. C'est moi seul que l'Histoire jugera [...]. " Devant l'Histoire, Pétain a été jugé comme le perdant de Montoire.

« transmettre ce message à Pétain, avec lequel Hitler désirait avoir un entretien " personnel ", le surlendemain, au même endroit. Hitler, qui, nous le savons, avait été fort impressionné par Pétain, le qualifia de " soldat de grande envergure " Pétain se dit" très heureux de l'accueil du Führer " et exprima son admiration pour le programme allemand d'armement.

Mais le chef de l'Etatfrançais ne s'en tint pas là : il souligna que la Grande-Bretagne s'était " incroyablement mal comportée envers la France ", évoquaallusivement ce " mauvais Français ", de Gaulle.

Et surtout, se référant à ce que lui avait dit Laval, il parla de lui-même de" collaboration ".

Hitler souligna que la Grande-Bretagne serait d'autant plus tenue pour " la principale responsable de la défaite "que la France participerait à " une coalition d'Européens et de non-Européens " qui était montée contre elle.

Pétain, prudemment,esquiva cette idée de coopération militaire : il lui fallait, avant de pouvoir répondre, consulter ses ministres (et Laval lui souffla queseul le Parlement était habilité à déclarer la guerre). Mais il ajouta que, s'il ne pouvait pas " fixer les limites exactes de la coopération franco-allemande ", il se prononçait " pour leprincipe d'une telle collaboration ".

Hitler en prit note, précisant que la France pourrait espérer en " une fin plus favorable de laguerre ". Six jours après, Pétain donnait aux Français le compte rendu de cet entretien.

Il prenait soin de préciser qu'il s'était rendu" librement " à Montoire, et qu'il n'y avait subi " aucun diktat ".

L'acquis de la rencontre était formulé de manière très précise :" Une collaboration a été envisagée entre nos deux pays.

J'en ai accepté le principe.

Les modalités en seront discutéesultérieurement.

" C'était l'intérêt de la France : l'unité du pays serait maintenue, le sort des prisonniers allégé, la ligne dedémarcation assouplie.

Mais il ajoutait dans une phrase ambiguë : " C'est [...] dans le cadre d'une activité constructrice du nouvelordre européen que j'entre aujourd'hui dans la voie de la collaboration.

" Que pouvait être ce " nouvel ordre européen ", sinoncelui des nazis ? D'autant qu'il soulignait que " cette première rencontre entre le vainqueur et le vaincu marquait le premier redressement de notrepays ". Montoire n'a nullement été le " Verdun diplomatique " que glorifiaient, dans les années 50, les fidèles du " Maréchal ". Nous avons vu que Philippe Pétain s'était gardé, du moins à Montoire, de mettre la main dans l'engrenage d'une collaborationparamilitaire.

Mais Hitler, qui est sorti de l'entretien assez satisfait, loin d'avoir été " roulé " garda la totale maîtrise des relationsfranco-allemandes, et l'utilisation politique de la rencontre lui profitera très largement.

A fortiori, on tiendra pour sans fondementles affirmations de partisans de Laval voulant voir dans Montoire un chef-d'oeuvre diplomatique gâché par l'entourage borné dePétain. A Vichy même, les adversaires de la politique de Montoire soulignaient déjà que Pétain avait fait un marché de dupes.

Et, parexemple, il fut pour le moins stupéfiant que les Lorrains réputés francophiles aient été brutalement expulsés par dizaines demilliers, moins d'un mois après la rencontre.

Laval lui-même, rencontrant Goering le 9 novembre, reçut comme une douche froidele refus de relâcher les prisonniers et d'assouplir la ligne de démarcation. La poignée de main aidant, Montoire, où avait été avant tout affirmé un principe, devint, bon gré mal gré, emblématique deVichy.

Les ultras de la collaboration, à Vichy et encore plus à Paris, en feront leur drapeau justificatif.

Inversement, la rencontrecomme le discours du 30 octobre ébranleront un certain nombre de maréchalistes et de pétainistes : les plus convaincuspréféreront croire encore pour quelques mois au double jeu de Pétain d'autres basculeront dans l'attentisme. Pour ceux qui étaient déjà hésitants, Montoire levait les doutes, en faisait des résistants potentiels.

Le message du 30 octobreconcluait : " Cette politique est la mienne [...].

C'est moi seul que l'Histoire jugera [...].

" Devant l'Histoire, Pétain a été jugécomme le perdant de Montoire. JEAN-PIERRE AZEMALe Monde du 29 août 1989 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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