Histoire et psychologie: interview de Lacan
Publié le 25/01/2022
Extrait du document
«
pour la question du corps parlant, puisque Lacan situe l’existence d’un côté et l’être de
l’autre.
M.
P.
: Déjà là, Lacan s’oppose au versant déficitaire d’un e approche clinique de ce que Freud
nommait la douleur d’exister .
C.
L.-P.
: En effet, ni de l’ordre du déficit, ni du dysfonctionnement mais du côté de
l’existence.
M.
P.
: Comment Freud situait -il la douleur ?
C.
L.-P.
: Entre chair et cuir disait -il, co mme écorce .
On pourrait presque avancer que c’est
pour lui une pseudo -pulsion. Ce que Lacan reprend du côté d’un fait réel. Freud parle d’une
douleur grain de sable , c’est -à-dire insituable mais à partir de quoi quelque chose de la né-
vrose ou de la psychos e peut s’accrocher. Dans la même veine, Lacan parle d’étincelle , c’est -
à-dire pouvant attirer une induction signifiante. Mais aussi, comme quelque chose qui résiste,
qui est un réel. L’image, qui s’y associe fort bien, est celle du grain de sable dont l’hu itre a
besoin pour faire une perle. C’est une cristallisation.
M.
P.
: S’ouvre alors la question de la douleur comme ce qui pourrait permettre d’avoir un
corps. Qu’est -ce qu’enseigne cette clinique sur le lien d’un sujet avec son corps ? sur co m-
ment un suj et fait tenir son corps à lui -même ?
C.
L.-P.
: Ta question ouvre sur les usages et les fonctions de la douleur. Freud commence par
l’hystérique, là où la douleur est prise dans les symptômes de conversion, où la do uleur est
homogène au désir. Et puis, il remarque que soit la douleur se localise dans un ce rtain endroit
parce qu’elle a été au départ l’objet d’une douleur organique ; à celle -ci s’ajoute une douleur
morale ; c’est donc d’abord une contingence et ensuite une surd étermination. Soit, dans la
psyc hose, le délire d’interprétation s’arrête à l’occasion d’une douleur organique ; Freud
prend l’exemple d’un patient qui arrête instantanément de délirer au moment où la localis a-
tion de la douleur se fait dans sa jambe cassée, véritable point limite d’arrêt de la production
du sens. Soit dans la schizophrénie, quand la do uleur sert de localisation pour se faire un
corps là où il s’éprouvait comme morcelé, telle une limitation de la jouissance. Soit dans la
mélanc olie, comme pour le poète W. Busch que cite Fr eud : « son âme se resserre au trou
étroit de la molaire »3, où la douleur vient stopper l’hémorragie du moi, telle une limitation
d’hémorragie libidinale. Enfin, la clinique en service de médecine nous enseigne co mbien des
patients qui ont des douleurs or ganiques, que la médication soulage, peuvent déplacer la do u-
leur du côté d’un reproche fait à l’Autre.
M.
P.
: Il y a aussi la douleur d’exister quand le désir vient à manquer, quand il n’est plus.
C.
L.-P.
: C’est là l’impossibilité pour l’être de se mouv oir .
Lacan parle alors de Daphnée
poursuivit par Apollon ; sous la menace du désir de celui -ci, Daphnée fait appel à son père
pour fuir ; ce dernier la transforme alors en laurier. C’est l’exemplification de la pétrification
du sujet pris dans une douleur d’exister. Dans la pratique, le désir de l’analyste est mobilis é
pour permettre au sujet de se déplacer d’abord dans le discours. Amener le sujet à se dé -
pétrifier par les circuits de la parole est un des axes de la clinique en service de médecine,
c’est -à-dire vers le désir que le sujet retrouve en parlant.
M.
P.
: Lacan pointe qu’un sujet qui pleure, qui ne cesse de faire part de cet affect, sans vra i-
ment savoir ce qui le peine, cède sur son désir. Quelle différence faire entre tristesse et do u-
leur d’exis ter ?
C.
L.-P.
: En effet, dans « Télévision » Lacan met la tristesse du côté de la lâcheté morale.
Alors sans doute faut -il préciser que la douleur d’exister n’est pas la tristesse, même si elles
peuvent être associées. Du côté de la douleur d’exister c’e st la pétrification de l’être.
M.
P.
: Est -ce àdire que c’est le sentiment de la vie qui est touché ?
3 Freud S., Pour introduiire le narcissisme , Paris, Payot, 2012..
»
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