Devoir de Philosophie

BERTRAND Aloysius : sa vie et son oeuvre

Publié le 17/11/2018

Extrait du document

BERTRAND Aloysius, pseudonyme de Jacques Louis Napoléon Bertrand (1807-1841). Écrivain né à Ceva (Piémont), le plus connu sans doute des méconnus de la littérature française du XIXe siècle : 1) comme un de ceux qu’on a coutume de classer parmi les « petits romantiques » (aux côtés de Pétrus Borel ou de Marceline Des-bordes-Valmore); 2) comme un des héros-martyrs de ce qu’on a appelé la « bohème littéraire » (aux côtés d’Hé-gésippe Moreau, de Charles Lassailly, mais aussi de Gérard de Nerval); 3) comme un pionnier de la recherche formelle (qu’on situe dans la lignée de Rémi Belleau, La Fontaine, Joubert et Courier) et de la fraternité des arts (aux côtés de Gautier, Nodier, Hugo), et, à ce titre, comme l’un des initiateurs de l'Art pour l’Art et du symbolisme; 4) comme l’un des créateurs, en France, du poème en prose (avec Alphonse Rabbe, Maurice de Guérin, et avant Baudelaire). Aucune de ces rubriques dans lesquelles l'a tour à tour rangé une critique classificatrice, préoccupée de hiérarchies et de filiations, ne suffit à définir l’originalité de sa présence dans l’histoire littéraire. Car, s’il est romantique, bohème, pionnier et précurseur, c’est à la manière dont il fut dijonnais, sans la moindre fatalité, mais par un choix, par une adoption qu’il a hautement revendiquée, et par une passion dont il ne nous a à peu près rien livré, sinon un maître livre, auquel il travailla toute sa vie et qui ne parut qu’après sa mort, en 1842 : Gaspard de la nuit.

 

Vouloir retracer la vie d’Aloysius Bertrand a l’air d’une plaisanterie inspirée par un Satan moqueur. C’est imaginer que cette existence s’est, à la manière de tant d'autres, constituée comme la trame même d’une œuvre étendue, ouverte aux suggestions d’une expérience renouvelée (de la vie, de l’amour, du voyage, du monde...), alors qu’elle s’est pour ainsi dire résumée, consumée et évanouie dans un livre sans date. « Romantique raté », « aiglon avorté » ou, suivant la formule de Sainte-Beuve, « grand général tué sous-lieutenant », Bertrand est évidemment étranger à sa propre vie. Les deux seuls portraits qu’on ait de lui en sont un éloquent symbole : l’un est le portrait d’un vivant, l’autre celui d’un mort, mais ils entretiennent d’étranges affinités, ayant été dessinés à quelques jours de distance par David d’Angers, auprès d'un lit d’hôpital. A Paris, on le croit provincial; à Dijon, on le croit parisien, et tel critique le fait, à tort, dijonnais. Partout il échappe, et dans l’écriture même, où s’épuise volontiers la recherche des traces. Mais on n’échappe pas à Satan, ni aux rubriques des dictionnaires.

« La bohème Naître en Piémont, au hasard des garnisons paternel­ les, d'un soldat de l'Empire et d'une Italienne, découvrir à huit ans la pittoresque capitale des anciens ducs de Bourgogne, étudier au collège royal de Dijon avec Antoine de Latour et Lacordaire, s'affilier à dix-neuf ans à la Société d'études de Théophile Foisset, modérément catholique et monarchiste, mais préoccupée de libéra­ lisme et d'éducation du peuple, y lire avec succès ses premiers textes en vers et en prose, collaborer activement à sa revue, le Provincial, recevoir les encouragements de Chateaubriand, Nodier, Hugo, sor.ger à la publication d'un recueil de Bambochades romantiques et, à vingt et un ans, « monter>> à Paris, paraître aux cénacles de Nodier et de Hugo et y recevoir un accueil chaleureux : autant d'étapes d'une carrière prometteuse, dont devaient rêver tant de jeunes gens au seuil des années 1830.

La timidité, la misère, la maladie et cette fierté ombrageuse et gauche qu'ont décrite tous ceux qui ont rencontré Jacques, alias Louis, alias Ludovic, alias Aloysius, en décidèrent autrement.

Et d'abord l'histoire.

Entre 1830 et 1832, à Dijon, Bertrand se lance dans un activisme politique pour lequel il n'est manifestement pas fait.

Son enthousiasme pour le drapeau tricolore, ses articles dans le Patriote de la Côte-d'Or en faveur de la guerre contre les tyrans de l'Europe, ses protestations contre la « normalisation » entreprise par Casimir-Perier après la révolte des canuts, ses probables sympathies fouriéristes, sa revendication du titre de prolétaire, ses polémiques violentes avec les conservateurs, un duel avec 1' un d'eux, un toast démocratique au « banquet fédératif» offert aux leaders dijonnais de l'opposition manifestent plus la générosité courageuse d'un républi­ cain convaincu que la capacité à convaincre d'un homme public responsable.

Même ses textes d'alors, à quelques exceptions près ( « le Père Chancenet » ), ne se distin­ guent guère de la masse des productions polémiques contemporaines.

Ainsi, ce n'est pas seulement l'échec de son vaudeville le Sous-Lieutenant de hussards qui Je chasse de Dijon, au début de 1833, pour Paris où, pen­ dant huit années, il va se battre seul contre la maladie (la phtisie l'a frappé en 1829 et le mènera d'hôpital en hôpi­ tal de 1838 à 1841 ), la misère (il est Je seul soutien de sa famille depuis 1828, avec une pension de 300 francs par an), les éditeurs et directeurs de théâtre (Rendue!, qui a accepté le manuscrit de Gaspard de la nuit en 1833, ne se décide pas à le publier; le Lingot d'or, dr�me en 3 actes, est refusé en 1835 au théâtre des Jeunes Elèves de M.

Comte; remanié, sous Je titre Peerer Waldeck ou la Chwe d'rm homme, il est refusé à la Gaîté en 1836; encore modifié, sous le titre Daniel, drame-ballade en 3 actes, il est encore refusé par Harel à la Porte-Saint­ Martin en 1837), et surtout contre deux diables fami­ liers : tout en lui promettant une mort horrible, Scarbo, le «nain railleur» qui hante ses nuits, lui souffle à 1 'orei Ile de refuser les pl aces qu'on lui offre et de fuir les rares amis disposés à 1' aider (Antoine de Latour, David d'Angers), cependant que Gaspard n'en finit pas de lui faire payer le don de son livre, en le tourmentant d'une continuelle insatisfaction artistique.

Jusqu'au der­ nier jour, Bertrand corrigea, réorganisa, illustra, « blan­ chit » son manuscrit, devenu la vivante métaphore des hantises et des obsessions qu'il contenait.

Le dernier jour, David d'Angers arriva trop tard à l'hôpital Necker, suivit seul, sous un violent orage, Je convoi funèbre et décida de tout faire pour que paraisse, enfin, Gaspard de la nuit.

Il y parvint en novembre 1842, avec l'aide de Sainte-Beuve et de Victor Pavie.

Victor Hugo avait superbement déclaré : «Je tâcherai d'écrire quelques lignes durables sur son linceul ».

Il n'en fit rien.

Le livre passa à peu près inaperçu il venait décidément trop tard.

Ou trop tôt.

Le poème Il n'est pas indifférent qu'à celui qui cherche à définir le fruit poétique de cette bohème insolite s'imposent d'abord des termes négatifs, des mises à distance, des indéterminations.

Même les caractéristiques visibles - et partout ailleurs ostentatoires -se révèlent inaptes à rendre compte de J'ensemble du recueil, d'ailleurs placé sous tant de patronages (Rembrandt et Callot, Sainte­ Beuve et Hugo, sans parler du jeu croisé des épigraphes) qu'il échappe à l'évidence à chacun d'eux.

L'auteur? celui qui parfois dit «je » ne nous livre de lui que son expérience, toujours ponctuelle, de l'invasion poétique, et le récit liminaire lui substitue Gaspard (le Roi mage? le mime des Funambules? le personnage du Freischiitz? Hauser? ou le Diable? ...

).

Le parti pris d'école? la Pré­ face refuse net toute justification théorique.

L'inspira­ tion « gothique>>? une quinzaine de pièces seulement, surtout au livre IV ( « les Chroniques » ), renvoient expli­ citement au Moyen Age.

L'imitation de l'art pictural? si « la manière de Rembrandt et de Callot » (sous-titre du livre) se reconnaît bien aux livres I (« École flamande >>) et II ( « le Vieux Paris >> ), « Un rêve >> (III) ou« le Gibet » (VII) sont entièrement construits à partir de sons, et « Madame de Montbazon » (VIT) se résout et se prolonge dans «le parfum d'une jacinthe».

Le fantastique? un tiers seulement du recueil, et en particulier le livre III (« la Nuit et ses prestiges »), relève de ce genre, où l'on a peine à distinguer ce qui réfère à Jean Bodin ou Nicolas Flamel, à Nodier ou Hoffmann.

Plus sans doute que les thèmes et les modèles de référence, c'est le travail de Bertrand sur le discours poétique qui permet de saisir la puissance et l'unité de son intervention.

A contre-courant de l'abondance romantique, ce travail va toujours dans Je sens de la restriction, du choix et de la suspension.

Qu'il décrive un spectacle pittoresque, anime un dialogue truculent ou malicieux, dessine les fantaisies d'un rêve ou les hor­ reurs d'un cauchemar, il procède le plus souvent- sur Je modèle formel de la ballade en six (ou cinq, ou sept) couplets -par touches juxtaposées dont chacune se fond dans l'autre avant d'avoir épuisé son champ.

L'usage du tiret, de l'adverbe long, du substantif rare, du participe présent, de la phrase nominale, de l'adjectif déplacé, de la répétition, de la structure cyclique, des ruptures de rythme, est chaque fois renouvelé, et l'effet en est tout à la fois surprenant et indiscutable.

Art de l'intervalle, aussi apte à la suggestion, au surgissement multiforme du sens, qu'à l'humour, la poésie de Bertrand, plus encore que sa vie, illumine notre modernité de ce que Charles Asselineau appelait son « obscurité légendaire ».

A la suite de Baudelaire, nombreux sont, en effet, les écrivains qui ont invoqué -ou à propos desquels on a pu invoquer -le patronage de Bertrand : Verlaine, Lautréamont, Huysmans, Villiers, Laforgue, Stuart Mer­ rill, Rodenbach, Moréas, A.

France, Maeterlinck, Schwob, Apollinaire, P.

Louys, J.

Renard, Colette, Saint­ Pol Roux, Reverdy, M.

Jacob, Éluard, Robbe-Grillet, voire Flaubert, Rimbaud, Gide, Claudel, et même Nietz­ sche! Au nom de tous les poètes, Mallarmé le déclare « par sa forme condensée et précieuse, un de nos frères »; et quand il affirme qu'« on y trouve tout », il ne désigne pas tel genre particulier dont Bertrand aurait inventé la formule, tel compromis heureux, à mi-chemin entre la prose poétique d'un Chateaubriand et l'éloquence nom­ breuse du lyrisme romantique, mais une position radica­ lement nouvelle en face du langage, qui renvoie tout exercice du genre et du compromis à ce que Verlaine appelait dédaigneusement « littérature».

Sans doute est-. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles