1996 : l'histoire absente
Publié le 04/12/2018
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1996 : l'histoire absente
Au premier regard, 1996 fut une année vide, immobile pour un pays comme la France qui a semblé, tout au long de ces mois, incapable d'exprimer une volonté, de concevoir une politique, d'engager un débat. Un étonnant sondage, publié après la dernière grande intervention télévisée du président de la République, l'a révélé : oui, avouent la majorité des interviewés avec une sincérité remarquable, la France est bloquée et tous les Français en sont responsables, les entreprises et les syndicats un peu plus que les individus ordinaires, et le gouvernement bien plus encore. Même si les Français ont fait preuve, depuis quelques années, d'un pessimisme exceptionnel, l'image que nous renvoient les pays voisins n'est guère différente. Le gouvernement anglais ne convainc personne en annonçant une forte amélioration de sa situation économique, car la précarité et la pauvreté ne sont pas moindres de l'autre côté de la Manche. Les Espagnols et les Italiens acceptent sans conviction les efforts de leurs gouvernements pour se plier aux critères de Maastricht et, si les Allemands ont été moins silencieux que les autres, c'est parce que leurs syndicats ont été assez forts pour faire retarder l'application d'une loi visant à diminuer les remboursements en cas de maladie. Quant aux partis socialistes d'Europe ou d'ailleurs, ils s'adaptent difficilement à une économie de marché triomphante.
Dans d'autres parties du monde, la croissance est assurément au rendez-vous, mais dans un cadre économique qui échappe à toute intervention politique. En cette fin de siècle, certains États semblent entrer à leur tour dans l'ère industrielle, mais tous n'y auront pas leur place ; beaucoup échoueront, reculeront, comme certains ex-pays communistes, voire se décomposeront. Quant aux pays déjà industrialisés, certains réussiront à franchir une étape supérieure de l'évolution historique, celle de la société de l'information, mais d'autres n'y réussiront pas, et leur désindustrialisation pourrait les laisser sur le seuil de la société postindustrielle. Nous avons tous conscience de ce double phénomène, lorsque l'on évoque l'émergence économique de nouveaux pays industriels et le recul relatif des pays européens, en particulier ceux de l'Est.
Seul pays où l'économie se renouvelle sur fond de débats intellectuels et de formes inédites de consommation, les États-Unis, la seule grande puissance d'aujourd'hui, nous renvoient l'image d'une société partagée entre des réseaux mondiaux et des identifications de plus en plus locales et communautaires, ce qui vide de presque tout contenu l'expression « société américaine », alors que les nations émergentes comme les nations déclinantes conservent une identité qui tient avant tout à leur résistance ou à leur soumission aux changements qui les affectent.
Alors qu'il y a cent ans l'industrialisation de quelques pays s'était effectuée dans un bouillonnement de programmes, d'idées, de conflits, de débats, aujourd'hui, l'histoire se fait sans acteurs, sans discours, comme si l'empire de la nécessité avait remplacé celui de la liberté, comme si presque tous les pays vivaient un destin plutôt qu'une histoire. Le cas de la France est emblématique. Les Français ont su, tout au long de l'année 1996, que le traité de Maastricht serait respecté, que la monnaie unique européenne serait créée et qu'une partie importante des monopoles publics devrait s'adapter à une concurrence internationale, à une dérégulation devenue inéluctable, bien avant la signature du traité de Maastricht. Et, pourtant, les seuls discours qu'ils ont entendus, les seules actions auxquelles ils ont participé ou qu'ils ont soutenues, incitaient à mener une autre politique, que pourtant personne n'a su définir, ni Philippe Séguin, ni Valéry Giscard d'Estaing, et pas davantage Lionel Jospin ou Marc Blondel. Comme si chacun savait que, de gré ou de force, le traité serait respecté et appliqué. Ainsi, en 1996, la France a avancé, raidie comme une mule sur ses pattes, vers une situation qu'elle a le sentiment ni d'avoir voulue ni d'être capable de refuser. Tel est bien l'état d'esprit de l'ensemble des États-nations de l'Europe, qui ont une conscience claire de ce qu'ils doivent abandonner et confuse de ce qu'ils pourraient acquérir ou découvrir. De là, l'étonnante fascination des Français pour François Mitterrand, disparu au début de l'année, dont les contradictions et les palinodies furent le miroir où ils reconnaissaient les leurs. Cet Européen convaincu fut, rappelons-le, l'homme à l'origine des nationalisations de 1981 et du renforcement de l'intervention de l'État, contraires à l'esprit d'une Europe libérale; mais il dut très vite abandonner cette première politique. En enterrant leur président, c'est sur eux-mêmes les Français ont pleuré.
Ailleurs, les changements s'accélèrent, mais l'histoire n'a pas davantage d'acteurs. En Chine, le capitalisme importé s'accompagne d'un régime autoritaire ; en Indonésie, des incidents récents ont montré combien la population se sentait écartée des transformations orientées vers les marchés extérieurs, tandis qu'en Inde, l'État abandonne progressivement le nationalisme modemisateur qui le caractérisait jusqu'à la fin des années quatre-vingt. Partout, les économies s'ouvrent, les cultures se ferment et les sytèmes politiques s'affaiblissent. Partout, le fossé se creuse entre des économies qui se mondialisent et des identités de plus en plus locales et communautaires. C'est pourquoi, si le slogan « penser globalement, agir localement » pouvait avoir un sens dans un pays marxiste-léniniste ou dans un régime théocratique, il en a de moins en moins dans la situation présente.
Ce divorce a pris un tour de plus en plus tragique dans les régions les plus pauvres du monde, en Afrique de l'Est, au Burundi et avant au Rwanda, au Zaïre, où la communauté internationale, confrontée à la masse des réfugiés rwandais et à la violence, a démissionné. La décomposition d'États faibles a ainsi donné au communautarisme une violence destructrice. En même temps, elle a révélé que le monde unifié par la consommation et les communications de masse était plus virtuel que réel et que la planète entière était marquée par la persistance de la misère, de la ségrégation et de l'exclusion. Peut-être faut-il mettre au crédit de l'année écoulée que nombre d'illusions bien-pensantes quant à une globalisation, présentée comme le triomphe de la modernité et de ses lumières, ont dû être abandonnées. Même les principaux responsables de l'économie internationale, ceux de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, ont reconnu les limites et les dangers d'un néolibéralisme débridé que certains assimilent au progrès.
En Europe, en quelques mois, depuis le départ de Jacques Delors de la présidence de la commission de Bruxelles, l'idée européenne semble avoir perdu tout contenu. Seule l'Italie a montré sa capacité d'inventer une politique à la fois pro-européenne et de centre gauche.
Qui croit encore à l'existence d'une culture mondiale ? Quelques-uns se réfèrent à une éthique universelle, mais les religions se combattent plus qu'elles ne dialoguent et l'étranger est de plus en plus souvent perçu comme un ennemi. Un autre espoir s'est affaibli. La victoire en Israël de Benyamin Netanyahou, après l'assassinat du Premier ministre Itzhak Rabin, a porté un coup d'arrêt provisoire, mais durement ressenti, à la construction de la paix entre l'État d'Israël et les Palestiniens. Des deux côtés, les extrémistes ont retrouvé de l'influence, et les négociateurs, malgré l'appui
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avait remplacé celui de la liberté, comme si presque tous les pays vivaient un destin
plutôt qu'une histoire.
Le cas de la France est emblématique.
Les Français ont su,
tout au long de l'année 1996, que le traité de Maastricht serait respecté, que la monnaie
unique européenne serait créée et qu'une partie importante des monopoles publics devrait
s'adapter à une concurrence internationale, à une dérégulation devenue inéluctable,
bien avant la signature du traité de Maastricht.
Et, pourtan t, les seuls discours qu'ils ont
entendus, les seules actions auxquelles ils ont participé ou qu'ils ont soutenues, incitaient
à mener une autre politique, que pourtant personne n'a su définir, ni Philippe Séguin,
ni Valéry Giscard d'Estaing, et pas davantage Lionel Jospin ou Marc Blondel.
Comme si
chacun savait que, de gré ou de force, le traité serait respecté et appliqué.
Ainsi,
en 1996, la France a avancé, raidie comme une mule sur ses pattes, vers une situation
qu'elle a le sentiment ni d'avoir voulue ni d'être capable de refuser.
Tel est bien l'état
d'esprit de l'ensemble des États -nation s de·l'Europe, qui ont une conscience claire
de ce qu'ils doivent abandonner et confuse de ce qu'ils pourraient acquérir
ou découvrir.
De là, l'étonnante fascination des Français pour François Mitterrand,
disparu au début de l'année, dont les contradictions et les palinodies furent le miroir
où ils reconnaissaient les leurs.
Cet Européen convaincu fut, rappelons-le, l'homme
à l'origine des nationalisations de 1981 et du renforcement de l'intervention de l'État,
contraires à l'esprit d'une Europe libérale; mais il dut très vite abandonner
cette première politique.
En enterrant leur président, c'est sur eux-mêmes
les Français ont pleuré.
Ailleurs, les changements s'accélèrent, mais l'histoire n'a pas davantage d'acteurs.
En Chine, le capitalisme importé s'accompagne d'un régime autoritaire ; en Indonésie,
des incidents récents ont montré combien la population se sentait écartée
des transformations orientées vers les marchés extérieurs, tandis qu'en Inde, l'État
abandonne progressivement le nationalisme modernisateur qui le caractérisait jusqu'à
la fin des années quatre-vingt.
Partout, les économies s'ouvrent, les cultures se ferment
et les sytèmes politiques s'affaiblissent.
Partout, le fossé se creuse entre des économies
qui se mondialisent et des identités de plus en plus locales et communautaires.
C'est pourquoi, si le slogan « penser globalement, agir localement » pouvait avoir
un sens dans un pays marxiste-léniniste ou dans un régime théocratique, il en a de
moins en moins dans la situation présente.
Ce divorce a pris un tour de plus en plus tragique dans les régions les plus pauvres
du monde, en Afrique de l'Est, au Burundi et avant au Rwanda, au Zaïre,
où la communauté internationale, confrontée à la masse des réfugiés rwandais
et à la violence, a démissionné.
La décomposition d'États faibles a ainsi donné
au communautarisme une violence destructrice.
En même temps, elle a révélé que
le monde unifié par la consommation et les communications de masse était plus virtuel
que réel et que la planète entière était marquée par la persistance de la misère,
de la ségrégation et de l'exclusion.
Peut-être faut-il mettre au crédit de l'année écoulée
que nombre d'illusions bien-pensantes quant à une globalisation, présentée comme
le triomphe de la modernité et de ses lumières, ont dû être abandonnées.
Même
les principaux responsables de l'économie internationale, ceux de la Banque mondiale
et du Fonds monétaire international, ont reconnu les limites et les dangers
d'un néolibéralisme débridé que certains assimilent au progrès.
En Europe, en quelques mois, depuis le départ de Jacques Delors de la présidence
de la commission de ·Bruxelles, l'idée européenne semble avoir perdu tout contenu.
Seule l'Italie a montré sa capacité d'inventer une politique à la fois pro-européenne
et de centre gauche.
Qui croit encore à l'existence d'une culture mondiale ? Quelques-uns se réfèrent
à une éthique universelle, mais les religions se combattent plus qu'elles ne dialoguent
et l'étranger est de plus en plus souvent perçu comme un ennemi.
Un autre espoir
s'est affaibli.
La victoire en Israël de Benyamin Netanyahou, après l'assassinat
du Premier ministre Itzbak Rabin, a porté un coup d'arrêt provisoire, mais durement
ressenti, à la construction de la paix entre l'État d'Israël et les Palestiniens.
Des deux
côtés, les extrémistes ont retrouvé de l'influence, et les négociateurs, malgré l'appui.
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