Thérèse RaQUIN, d'Émile Zola
Publié le 18/05/2019
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Thérèse RaQUIN, roman d'Émile Zola (1867). Thérèse Raquin date des débuts de Zola : il a quitté la librairie Hachette et tente une carrière littéraire. Les journaux l'accueillent : il publie les Mystères de Marseille dans un journal provençal et s'assure ainsi une certaine sécurité matérielle. À la même époque, il prépare aussi ce qu'il appelle « une grande étude psychologique » ; elle paraît en 1867, précédée de la citation de Taine : « le vice et la vertu qui sont des produits comme le vitriol et le sucre ». Elle s'inspire d'urne nouvelle publiée l'année précédente dans le Figaro {Un mariage d'amour, 24 décembre 1866) et c'est A. Houssaye qui la prend dans l'A rtiste, en atténuant un peu certains passages. À la fin de 1867, l'ouvrage, rebaptisé Thérèse Raquin, paraît en volume chez Lacroix. Dans la deuxième édition (1868), Zola ajoutera une préface où il se justifie face aux attaques dont il a été l'objet. Non, il n'a pas eu envie de faire de la « littérature putride » ! Son but a été « scientifique avant tout », faire « sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres », agir en membre conséquent de ce « groupe d'écrivains naturalistes auquel (il a) l'honneur d'appartenir ». Le roman a été adapté au théâtre par Zola lui-même (juillet 1873).
L'intrigue est assez simple : Thérèse a épousé Camille, le fils de Mme Raquin, un mari peu engageant et souffreteux. Elle ne découvre l'amour qu'avec Laurent, un ami de Camille. Les deux amants vont se débarrasser de Camille en le noyant au cours d'une promenade sur la Seine. Ils restent impunis et finissent même par se marier avec l'approbation de Mme Raquin. Mais ils n'avaient pas compté avec le remords, avec le cadavre du mari qui vient hanter leurs nuits. Ils finissent par se haïr ; ils envisagent à la fin de s'assassiner l'un l'autre avant de se suicider ensemble : le tout sous les yeux de Mme Raquin, complètement impotente. Le roman vaut bien sûr par la peinture des sentiments : la passion des deux amants, leurs remords, le désir de vengeance de la paralytique. On sera aussi sensible à l'atmosphère de huis clos de certains chapitres, à la noirceur voulue et stylisée de l'ensemble, décors et personnages. Thérèse Raquin n'est pas qu'une étude de mœurs, c'est une sorte de tragédie moderne.
«
COMMENTAIRE DU DÉBUT DU CHAPITRE 5 DE THÉRÈSE RAQUIN (1867) D'ÉMILE ZOLA : LA RENCONTRE ENTRE LAURENT ET THÉRÈSE
TEXTE Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille amena avec lui un grand gaillard, carré des épaules, qu'il poussa dans la boutique d'un geste familier.
– Mère,demanda-t-il à Mme Raquin en le lui montrant, reconnais-tu ce monsieur-là ? La vieille mercière regarda le grand gaillard, chercha dans ses souvenirs et ne trouvarien.
Thérèse suivait cette scène d'un air placide.
– Comment ! reprit Camille, tu ne reconnais pas Laurent, le petit Laurent, le fils du père Laurent qui a de si beauxchamps de blé du côté de Jeufosse1 ?… Tu ne te rappelles pas ?… J'allais à l'école avec lui ; il venait me chercher le matin, en sortant de chez son oncle qui étaitnotre voisin, et tu lui donnais des tartines de confiture.
Madame Raquin se souvint brusquement du petit Laurent, qu'elle trouva singulièrement grandi.
Il y avait bienvingt ans qu'elle ne l'avait vu.
Elle voulut lui faire oublier son accueil étonné par un flot de souvenirs, par des cajoleries toutes maternelles.
Laurent s'était assis, ilsouriait paisiblement, il répondait d'une voix claire, il promenait autour de lui des regards calmes et aisés.
– Figurez-vous, dit Camille, que ce farceur-là est employé àla gare du chemin de fer d'Orléans depuis dix-huit mois, et que nous ne nous sommes rencontrés et reconnus que ce soir.
C'est si vaste, si important, cetteadministration ! » Le jeune homme fit cette remarque, en agrandissant les yeux, en pinçant les lèvres, tout fier d'être l'humble rouage d'une grosse machine.
Ilcontinua en secouant la tête : – Oh ! mais, lui, il se porte bien, il a étudié, il gagne déjà quinze cents francs… Son père l'a mis au collège ; il a fait son droit et a apprisla peinture.
N'est-ce pas, Laurent ?… Tu vas dîner avec nous.
– Je veux bien », répondit carrément Laurent.
Il se débarrassa de son chapeau et s'installa dans laboutique.
Madame Raquin courut à ses casseroles.
Thérèse, qui n'avait pas encore prononcé une parole, regardait le nouveau venu.
Elle n'avait jamais vu un homme.Laurent, grand, fort, le visage frais, l'étonnait.
Elle contemplait avec une sorte d'admiration son front bas, planté d'une rude chevelure noire, ses joues pleines, seslèvres rouges, sa face régulière, d'une beauté sanguine.
Elle arrêta un instant ses regards sur son cou ; ce cou était large et court, gras et puissant.
Puis elle s'oublia àconsidérer les grosses mains qu'il tenait étalées sur ses genoux ; les doigts en étaient carrés ; le poing fermé devait être énorme et aurait pu assommer un bœuf.Laurent était un vrai fils de paysan, d'allure un peu lourde, le dos bombé, les mouvements lents et précis, l'air tranquille et entêté.
On sentait sous ses vêtements desmuscles ronds et développés, tout un corps d'une chair épaisse et ferme.
Et Thérèse l'examinait avec curiosité, allant de ses poings à sa face, éprouvant de petitsfrissons lorsque ses yeux rencontraient son cou de taureau.
Camille étala ses volumes de Buffon et ses livraisons à dix centimes2, pour montrer à son ami qu'iltravaillait, lui aussi.
Puis, comme répondant à une question qu'il s'adressait depuis quelques instants : – Mais, dit-il à Laurent, tu dois connaître ma femme ? Tu ne terappelles pas cette petite cousine qui jouait avec nous, à Vernon ? – J'ai parfaitement reconnu madame », répondit Laurent en regardant Thérèse en face.
Sous ceregard droit, qui semblait pénétrer en elle, la jeune femme éprouva une sorte de malaise.
Elle eut un sourire forcé, et échangea quelques mots avec Laurent et son mari; puis elle se hâta d'aller rejoindre sa tante.
Elle souffrait.
1.
Jeufosse : commune située aux confins de l'Eure et des Yvelines 2.
ses livraisons à dix centimes : les ouvrages d'une grande ampleur étaient divisés en petitsfascicules commercialisés à bas prix COMMENTAIRE Problématique de lecture : au chapitre 5 de son roman Thérèse Raquin (1867), Zola introduit un nouveaupersonnage dans l'histoire : à côté du couple formé par Thérèse et le malingre Camille, mariés par la volonté de la mère de ce dernier, la veuve Mme Raquin, leromancier fait entrer chez les Raquin un camarade d'enfance et désormais collègue de travail parisien de Camille prénommé Laurent.
Pourquoi Zola introduit-il unnouveau personnage dans le milieu étouffant et monotone des Raquin ? Quelle fonction l'auteur assigne-t-il à cette scène de rencontre entre Laurent et Thérèse ? I.
LERÉCIT D'UN COUP DE FOUDRE : LE REGARD SENSUEL DE THÉRÈSE SUR LAURENT A.
La naissance de la passion de Thérèse pour Laurent – Zolaraconte dans cet extrait le passage brutal de l'impassibilité à la passion amoureuse : d'abord « d'un air placide » (l.7-8), Thérèse est tout à coup (cf.
« un instant » l.41)envahie par un désir brûlant et saisie d'un trouble amoureux : « Elle souffrait.
» (l.64).
À travers la soudaineté et la puissance de cette émotion, l'auteur indique que saprotagoniste est en proie à un véritable coup de foudre amoureux.
Zola rend sensible l'attraction violente éprouvée par Thérèse à travers l'intensité croissante desregards jetés sur Laurent, comme en témoigne la prépondérance du champ lexical du regard dans les lignes 35 à 51 : o Tout passe d'abord par le regard : « Thérèse,qui n'avait pas encore prononcé une parole, regardait le nouveau venu.
» (l.35-36).
Zola insiste sur le rôle de la vue en employant une personnification pour les yeux :« ses yeux rencontraient… » (l.51) : cette personnification est devenue banale, mais rend bien compte du rôle du regard dans la rencontre amoureuse, véritable acteurdu coup de foudre ; Thérèse est ainsi décrite comme passive (cf.
l'étymologie de « passionné ») et absorbée par la découverte visuelle de Laurent.
o Zola souligne lanouveauté de cette vision pour Thérèse en employant une hyperbole : « Elle n'avait jamais vu un homme » (l.36-37).
L'auteur s'intéresse ici à la fois à la nouveauté duspectacle offert (cf.
« le nouveau venu » l.36) et à la réaction inédite de la spectatrice Thérèse à la vue de cet homme : c'est bien la naissance d'une émotion nouvellequi est dépeinte dans ce passage.
On note ensuite une gradation croissante de la vision neutre à la vision insistante et enthousiaste, avec les deux termes mélioratifs «contemplait » et « admiration » : « Elle contemplait avec une sorte d'admiration… » (l.38).
L'auteur évoque en outre un regard de plus en plus appuyé : « Elle arrêtaun instant ses regards sur son cou » (l.41) ; « Et Thérèse l'examinait avec curiosité » (l.49-50).
Enfin le romancier suggère la fascination et la rêverie amoureuse danslesquelles cette vision plonge le personnage : « Elle s'oublia à considérer… » (l.42-43).
–
Zola rend compte du bouleversement provoqué chez Thérèse par la vision de Laurent en exhibant les manifestations physiques de la passion, avec là aussi unegradation croissante : o La première réaction de la jeune femme est la surprise : « Laurent (…) l'étonnait.
» Ce verbe est d'ailleurs plus riche qu'il n'y paraît, attenduqu'il signifie étymologiquement « frapper par le tonnerre » : Zola remotive ainsi le sens originel de ce verbe, en l'employant dans le contexte du coup de foudreamoureux de manière quasi littérale.
o Cet étonnement s'accompagne d'un choc physique : « éprouvant de petits frissons lorsque ses yeux rencontraient son cou detaureau » (l.50).
o Le romancier ménage une progression croissante en passant des « petits frissons » à un trouble plus général : « la jeune femme éprouva une sortede malaise » (l.62).
o L'auteur traduit ensuite le trouble croissant qui saisit Thérèse en évoquant sa fuite au milieu de la conversation avec Laurent : « elle eut unsourire forcé (…) puis elle se hâta d'aller rejoindre sa tante.
» (l.62-64).
o Enfin Zola termine ce passage par la phrase lapidaire « Elle souffrait.
» (l.64) ; cette phrase,réduite au minimum, exprime d'autant plus la douleur qu'elle contraste avec les phrases précédentes, plus longues.
B.
Une vision érotisée de la passion – Zola ne donne pas ici une vision précieuse ou compassée de la passion amoureuse, mais au contraire la dépeint, de manièreplus crue et réaliste, avec érotisme et sensualité.
Il présente en effet une Thérèse qui effleure Laurent du regard : « On sentait sous ses vêtements des muscles ronds etdéveloppés, tout un corps d'une chair épaisse et ferme.
» (l.47-49).
Avec l'accumulation des adjectifs « ronds », « développés », « épaisse et ferme », le romancierappuie sur les sensations visuelles et même tactiles et le regard de Thérèse apparaît ainsi comme caressant.
De plus, cette description physique de Laurent n'est pasdénuée d'érotisme dans la mesure où Zola suggère avec les adjectifs « développés », « épaisse » et « ferme », la vigueur sexuelle de Laurent.
L'auteur pousse plus loinl'audace quand il confère ensuite au regard de Laurent un caractère rigide et pénétrant : « Sous ce regard droit, qui semblait pénétrer en elle… » (l.61).
Zola indiqueici non seulement que Laurent déshabille Thérèse du regard, mais suggère même l'image de la pénétration sexuelle, le regard valant ici pour le phallus grâce àl'adjectif « droit » et au verbe « pénétrer ».
Il s'agit bien ici d'érotisme, puisque Zola évoque l'acte sexuel sans jamais le décrire explicitement.
–
Conclusion-transition : avec cette scène de rencontre amoureuse, Zola reprend une étape traditionnelle d'un récit romanesque, mais il lui donne une sensualité sansprécédent et met en scène des personnages qui n'ont rien à voir avec des personnages habituels de roman, et encore moins de roman romantique.
II.
UNE SCÈNE DE RENCONTRE QUI EST L'OCCASION D'UN PORTRAIT NATURALISTE ET CONTRASTÉ DES PERSONNAGES
A.
Camille l'enfant – Notons d'emblée que Zola a donné au mari de Thérèse un prénom mixte, c'est-à-dire valable aussi bien pour un garçon que pour une fille.L'ambiguïté physique et sexuelle du personnage est corroborée par l'affirmation « Elle n'avait jamais vu un homme.
» (l.36-37) : Zola suggère ainsi qu'aux yeux deThérèse, Camille n'a aucune virilité et ne joue pas le rôle d'un mari.
De plus, les répliques prêtées à Camille dans cette scène mettent en évidence le caractère puérilde celui-ci : o Zola montre en effet un Camille qui s'enthousiasme de manière enfantine lorsqu'il présente Laurent à sa mère, comme on le voit à la répétition de sonprénom, à la multiplication des tournures interrogatives et exclamatives et au rythme saccadé des phrases : « Comment ! reprit Camille, tu ne reconnais pas Laurent,le petit Laurent, le fils du père Laurent qui a de si beaux champs de blé du côté de Jeufosse ?...
Tu ne te rappelles pas ?...
» (l.9-12).
o Le romancier montre aussil'attachement de Camille à la période de l'enfance, en lui faisant rappeler avec émerveillement des détails pourtant banals : « J'allais à l'école avec lui ; il venait mechercher le matin, en sortant de chez son oncle qui était notre voisin, et tu lui donnais des tartines de confiture.
» (l.12-14).
L'excitation du locuteur est rendue sensible.
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