Devoir de Philosophie

SAINTE-BEUVE (vie et oeuvre)

Publié le 13/10/2018

Extrait du document

beuve

SAINTE-BEUVE

SAINTE-BEUVE Charles Augustin (1804-1869). L’oubli, la condescendance, le mépris : telles sont les attitudes ordinaires de nos manuels et de nos beaux esprits envers celui qu’à deux moments — à la fin du second Empire et autour de 1900 — on considéra comme le prince de la critique. Certes, Sainte-Beuve semble provoquer les maîtres penseurs du jour et insulter aux modes dominantes : il s’est peu et mal engagé; il a cru à l’autonomie de l’art; il s’est montré subtil, ondoyant, nuancé, allusif, là où nous voulons du quantifiable, du géométral et du structurel énoncés avec la précision d’un vocabulaire spécifique. Mais au moment où on se lasse que la dimension unique des choses soit devenue « celle de l’extension et du nombre » que dénonce Heidegger, il est temps, peut-être, de réévaluer les ambiguïtés d’une existence dont les accidents majeurs restent intérieurs et les diversités d’une œuvre qu’on juge trop vite désuète; il faut surtout saisir l’unité profonde de la quête qui sous-tend les palinodies de la vie, les étrangetés de la poésie et les vibrations de la critique.

 

Les sinuosités de la vie

 

Telles destinées se résument en images d’Épinal : Hugo l’enfant prodige, l’inflexible proscrit, le mage, le patriarche... La vie de Sainte-Beuve s’y prête mal : elle stagne dans les demi-teintes, le demi-jour et les ambiguïtés grises. Avant même la naissance, et dès l’enfance boulonnaise : « Ma mère a perdu mon père la première année de son mariage, elle était enceinte de moi, elle m’a donc porté dans le deuil et la tristesse; j’ai été abreuvé de tristesse dans les eaux mêmes de l’amnios ». Au sein d’un foyer confiné, les seules échappées sont les rêves de gloire, d’amour ou de sainteté (que nous confient Joseph Delorme et Volupté) : double vie, féminine et casanière, hardie et conquérante sur les ailes du songe. A seize ans, la ferveur religieuse se marie aux studieux enthousiasmes pour les auteurs classiques, et à l’éblouissement devant le premier romantisme, René de Chateaubriand ou les Méditations de Lamartine. A dix-huit ans, adieu à la foi et aux belles-lettres : l’étudiant en médecine, républicain, disciple désormais des Idéologues matérialistes et des empiristes anglais, tente de fonder la connaissance sur les données des sens et les règles de la logique, excluant toute révélation religieuse et toute divagation poétique. Mais bientôt, en secret, il retourne à la poésie et glisse vers le romantisme le plus avancé : le voici, en 1829, sous le charme de Victor et d’Adèle Hugo, revenu à un catholicisme rituel et sentimental, posté à la pointe du combat contre les classiques à perruque.

 

De telles oscillations indiquent une duplicité, au mieux une surprenante capacité de mutation qui s’exaspère en instabilité. Sainte-Beuve en a conscience : « Quant à ce qui m’arriva, après juillet 1830, de croisements en tous sens et de conflits intérieurs (saint-simonisme, Lamennais, le National...), je défie personne, excepté moi, de s’en tirer et d’avoir la clef ». L’amitié avec Hugo cède la place à une réserve jalouse, à une sourde méfiance, à une hostilité mesurée, bientôt à une haine ouverte; la passion mystique envers Adèle Hugo n’était que le pompeux portique qui débouche sur les précautions de l’adultère bourgeois. L’ardeur républicaine s’essouffle : en 1835, pour côtoyer Chateaubriand dans le salon de Mme Récamier, Sainte-Beuve frôle le légitimisme. Son romantisme tiédit : il réprouve l’abandon de tout dessein collectif, la licence pour chacun de produire ses fantasmes et d’inventer sa propre esthétique,

les disparates de couleurs et de styles. Les désillusions l’entraînent à se cantonner dans les calmes régions de l’histoire et de la biographie littéraire, et, en 1837, avec l’échec des Pensées d’août et la fin de la liaison amoureuse, à s’exiler une année à Lausanne. Après les polémiques de l’année 1840, ayant trouvé un havre de paix à la bibliothèque Mazarine, élu en 1844 à l’Académie française, renonçant à tout engouement politique, religieux ou même littéraire, il tourne à l’érudit, fin connaisseur des littératures antiques, sage et sensible portraitiste, gardant pour lui les flèches polémiques, les cris de dégoût ou de désespoir.

 

Cette stabilité maussade — automne précoce —, animée par les métamorphoses critiques et le rêve d’une émigration à Lausanne (dernier avatar, bucolique et laïcisé, des velléités de conversion et de retraite monacale), se rompt brusquement dans la tourmente de 1848 : Sainte-Beuve, soupçonné d’avoir été à la solde de la monarchie, abandonne position, habitudes, amis pour un austère séjour professoral à Liège (1848-1849). Acquis au parti de l’Ordre, soutien actif du pouvoir qui s’installe après le coup d’Etat de 1851, il mène une vigoureuse campagne contre les rêveries romantiques, pour un classicisme renouvelé, et il encourt, en 1855, les brocards de la jeunesse étudiante au Collège de France, ce qui ne l’empêche pas d’enseigner quatre années durant avec succès à l’École normale, lui, le familier du prince Napoléon et de la princesse Mathilde. Quand un siège de sénateur récompense cette adhésion fidèle au régime (1865), il est trop tard : l’ancien césarien dérive vers la gauche libérale; ami de Taine et de Littré, admiré des jeunes écrivains comme Flaubert ou Baudelaire, il tente de comprendre l’évolution du réalisme et le symbolisme naissant; il défend contre l’obscurantisme clérical la liberté de penser et d’écrire : c’est l’« oncle Beuve » des dîners Magny, auquel les étudiants républicains feront des obsèques spectaculaires, saluant dans ce voyageur immobile et ingrat, dans ce romantique désormais proche du scientisme, dans cette placidité féline qui ne va pas sans coups de griffe, un symbole de la marche hésitante et sinueuse du siècle vers le progrès.

 

Les diversités de l'œuvre

 

La complexité de l’œuvre ne dément pas l’impression méandrique laissée par la vie : poésie, critique et histoire, sans compter les menues tâches journalistiques (comptes rendus, revues de l’actualité littéraire, nécrologies), les cours restés manuscrits et une correspondance considérable qui témoigne des liens de l’écrivain avec ses contemporains et son public; un seul roman, mais plusieurs manières poétiques et critiques successives ou simultanées; et même à l’intérieur de chaque sous-genre, mixtes et éclectismes abondent.

 

Le premier recueil poétique, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme (1829), est exemplaire à cet égard; roman biographique, lyrisme, réflexions critiques coexistent; les poèmes forment un kaléidoscope de couleurs et de thèmes contrastés : langueurs élégiaques, harmonies plaintives d’inspiration lamartinienne, sonnets (forme que Sainte-Beuve tire de l’oubli où l’avait tenue le xvme siècle), sonores strophes ronsardisantes (et hugo-liennes) en l’honneur de la rime, jusqu’à la provocante évocation de la « muse » de Joseph :

 

Elle file, elle coud, et garde à la maison

 

Un père vieux, aveugle et privé de raison.

 

Si, pour chasser de lui la terreur délirante,

 

Elle chante parfois, une toux déchirante

beuve

« La prend dans sa chanson, pousse en sifflant un cri, Et lance les graviers de son poumon meurtri.

Sans doute les Consolations (1830), qui épanouissent la confidence, tranche de vie intime, et Pensées d'août (1837), qui cèdent trop souvent au modenarratif, témoi­ gnent, dans l'ensemble, d'une moindre originalité, mais elles continuent d'entraîner le poème dans des contrées où la prose l'encercle et le subvertit; il reste que la thématique de l'humble et de l'intime revendiquée par le « Werther carabin» (selon l'expression de Guizot), les efforts vers une poésie sans rhétorique de convention, proche du langage quotidien, ont frappé.

Sainte-Beuve aurait voulu établir un « lakisme français» (il est d'ail­ leurs le grand introducteur en France du poète intimiste William Cowper, et l'un des premiers traducteurs de Wordsworth et de Coleridge) : un lyrisme simple, sin­ cère, réaliste, qui chante la nature et le foyer, les joies et les peines de tous les jours.

Il y est parvenu une petite décennie durant (de 1831 à 1838) : maint poème de Nerval, de Gautier et, surtout, les Feuilles d'automne (1831) de Hugo en témoignent (pour ne pas citer les minores).

Admiré par Verlaine, Sully Prudhomme et Coppée, Sainte-Beuve apparaît aussi comme un des pères du néo-intimisme qui surgit vers 1865.

Mais son «réalisme poétique», où le sens de l'art et de la morale tempère la représentation du réel, aurait sans doute exercé une influence plus considérable s'il ne s'était pas compromis avec une religiosité héritée du romantisme catholique, ou s'il ne débouchait parfois sur les laborieu­ ses bizarreries d'un « style artiste >>, pesant et rocailleux.

Les recueils poétiques se rangent en une séquence qui converge fatalement avec le discours critico-biogra­ phique; Volupté (1834), roman d'une âme, abonde en essais littéraires ou philosophiques, en dissertations de moraliste et en tournures ou métaphores proprement poé­ tiques; c'est ce qui le rend si déroutant pour le lecteur qui attendait une fiction et trouve un récit où font défaut le sens romanesque et la puissance d'envoûtement, où un narrateur « homodiégétique » sans cesse commente et analyse : on l'entend trop pour le voir et pour croire en 1 ui.

L'activité critique multiplie encore les complexités issues de cette tendance à l'hybridation des genres.

Les premiers articles (de 1824 à 1828) sont des comptes rendus évaluatifs : une introduction, pour rattacher le livre étudié à un courant plus général; un discours des­ criptif et normatif sur les centres d'intérêt notables; une conclusion, qui tranche, en dernier ressort, sur le rang et la valeur de l'ouvrage.

Cette critique d'inspiration staëlienne, où l'historique tend à l'emporter sur le dog­ matique, aboutit au Tahleau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle (1828) : un examen stylistique pointilleux s'y allie à une audacieuse redécouverte de la Pléiade, louée comme réformatrice des formes d'expression, condamnée pour avoir rompu avec les racines gauloises de l'ancienne littérature médiévale; mais surtout un rapport vivant d'analogie avec le présent le plus immédiat, sans cesse suggéré, est utilisé à des fins de polémique ou de propa­ gande romantique : la jeune école, à un moment aussi crucial, saura, elle, réaliser une réforme complète qui prenne en compte la spécificité nationale et l'esprit du temps, au lieu d'importer un modèle.

Cette actualisation du passé par sa mise en métaphore ouvre la voie à l'his­ toire littéraire allusive, pamphlet où les morts sont enrô­ lés et « prophétisent ».

Le« portrait», en 1829, répond d'abord aux besoins de cette critique « avant-courrière » où Sainte- Beuve se fait le héraut et le proclamateur de son ami Hugo : alors que la Pléiade est remémorée, il s'agit, en un mouvement inverse, de « désactualiser » les maîtres du xvne siècle, Corneille, Racine, Boileau, La Fontaine, en les traitant comme des objets d'histoire, à distance, en une biogra­ phie-nécrologie.

Mais bientôt l'intérêt, voire la passion (momentanée) du peintre pour son modèle, remplace cette hostilité toute circonstancielle.

Le portrait - bio­ graphie entrecoupée d'essais sur les œuvres, le milieu de l'écrivain, la lignée dans laquelle il se situe- devient un genre singulier, à mi-chemin entre l'histoire, la criti­ que et la poésie; il permet au jugement de s'insinuer sous l'éloge et concilie des attitudes idéologiques contradic­ toires : une sympathie romantique envers l'homme irré­ ductible que révèlent l'observation et les témoignages, sceptique sur les pouvoirs de la raison, encline à l'image et au symbole; et une démarche scientifique qui vise à sortir du pur individuel par inductions, déductions et classifications.

Cette critique de compréhension, de com­ munion, intuitive et contemplative, au terme d'une ascèse qui exige une connaissance approfondie de l'homme et de l'époque, anime l'immense entreprise de Port-Royal (1840-1859), commencée sous l'empire d'une tendresse qui tenait lieu de piété, achevée sur une profession de scepticisme absolu : «Jeune, inquiet, amoureux et curieux des fleurs les plus cachées, je vou­ lais surtout, à l'origine, en pénétrant le mystère de ces âmes pieuses, de ces existences intérieures, y recueillir la poésie intime et profonde qui s'en exhalait [ ...

].J'ai eu beau faire, je n'ai été et je ne suis qu'un investigateur, un observateur sincère, attentif et scrupuleux.

Et même, à mesure que j'ai avancé, le charme s'en étant allé, je n'ai plus voulu être autre chose ».

D'une manière encore plus aiguë, dans Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire (1860) s'inscrit cette rupture qui se préparait dès les années 1840 : si le patron du romantisme français est encore ménagé dans le corps des chapitres, un réseau de notes vimlentes res­ treint les anciens éblouissements, corrode la louange de convention et, aux yeux du public, prend l'allure d'un véritable reniement des amitiés d'autrefois.

Le retour progressif d'une norme éthico-littéraire, les désillusions de 1848 concourent, en 1849, à l'émergence d'une nou­ velle forme : la « causerie», qui prétend « dire enfin nettement L ...

] la vérité sur les ouvrages et les auteurs >>, essai où le jugement, parfois sévère, prend décidément le pas sur les caresses de la biographie poétique.

On a retenu les froides réserves envers la poésie de Baude­ laire, le réalisme de Flaubert ou des Goncourt, et la surestimation de maint talent mineur : il faudrait aussi mettre en balance d'admirables pages sur l'Antiquité, le classicisme éternel, sur les salons et les groupes des xvme et xrxe siècles, sur Maurice et Eugénie de Guérin, et même sur les poètes du second Empire.

Critique mar­ quée, idéologiquement, par des variations et des glisse­ ments : depuis l'espérance d'un classicisme césarien, d'un ordre moral des lettres, jusqu'à la nostalgie des libertés déliées et impertinentes du siècle des Lumières et à l'espérance d'une ère libérale où la science des esprits appuiera le goût des arts et renforcera l'admira­ tion due aux grands modèles helléniques et latins.

Mais la causerie elle-même reste indéfinissable :jaillissement primesautier de traits d'esprit, d'aperçus vifs et sugges­ tifs, de piques ou de saillies, régularisé et dominé par une narration calme, un sourire épars qui reflète le bon­ heur des livres et la sagesse de l'âge, indulgente, gron­ deuse, amère parfois, apaisée et désabusée.

L'unité d'une quête D'aucuns virent dans la succession des attitudes, des convictions, des esthétiques ou des manières, les signes concordants d'une irrémédiable superficialité et d'une inanité fantasque; Barbey d' Aurevilly écrit sans amba­ ges : «Il est le caméléon_ des œuvres qu'il étudie et qu'il scrute, mais c'est tout».

Verdict un peu court pour. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles