Réflexions sur la guillotine, d'Albert Camus
Publié le 21/03/2019
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Réflexions sur la guillotine, essai d'Albert Camus (1957). Ce texte fut intégré à un ouvrage collectif dont les deux autres auteurs furent Arthur Koes-tler et Jean Bloch-Michel, Réflexions sur la peine capitale. Pour Camus, « la peine de mort souille notre société et ses partisans ne peuvent la justifier en raison ». L'auteur de la Peste examine d'abord le principal argument qui semble militer en faveur de cette peine : l'usage de la guillotine ferait baisser la criminalité, car elle aurait valeur d'exemple et de dissuasion. Or la société ne croit visiblement pas à l'argument, car rien n'est fait pour dévoiler la réalité de ce supplice ; au contraire, on le dissimule honteusement. Mais surtout les statistiques prouvent que la criminalité n'a pas augmenté dans les pays qui ont renoncé au « châtiment suprême ». Poursuivant sa démonstration, Camus passe en revue d'autres aspects du problème : la responsabilité de la société dans la grande criminalité, les erreurs judiciaires, la fascination morbide exercée par la peine de mort sur une fraction non négligeable de la population. Enfin, l'auteur en vient aux arguments fondamentaux : nul homme, nulle société n'étant parfaits, personne ne peut s'ériger en juge suprême d'autrui. Et, dans un monde sans Dieu, la peine de mort comporte un caractère définitif qu'elle n'avait pas dans une société religieuse.
«
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)Albert Camus n'exprime pas son opinion d'entrée de jeu : avant d'exposer ce qu'il pense de la peine de mort, il raconte ce qui est arrivé à son propre père.
Ilva donc partir d'un cas concret pour aboutir ensuite à une vérité générale : c'est ce qu'on appelle un raisonnement inductif.Pour que cet exemple soit convaincant, Camus doit prouver qu'il ne l'a pas inventé.
Il va donc donner tous les éléments qui permettent de confirmer lavéracité de son récit.
Il commence par la date : le début de l'année 1914 (ligne 1) et donne ensuite le lieu : Alger (ligne 2), où lui-même est né.
Un autreélément confirme le caractère autobiographique de l'anecdote : Albert C amus a à peine connu son père qui est mort peu de temps après sa naissance etcette séparation précoce explique la ligne 7 : « L'une des rares choses que je sache de lui… ».
Le recours à des témoins plus ou moins précis comme lamère de l'auteur (ligne 10) mais aussi un « on » anonyme (ligne 6), loin de décrédibiliser le récit, le rend au contraire plus fiable car il confirme sonauthenticité en l'ancrant dans la vie de son auteur.Quels sont donc les faits rapportés par Camus ? Il s'agit d'un « crime (…) particulièrement révoltant ».
L'auteur n'omet aucun détail pour nous en persuader.Une famille a été tuée et notamment des enfants.
Ce point particulièrement odieux est rappelé trois fois : lignes 2, 6 et 13.
Le vocabulaire employé estviolent : le participe passé « massacré » est répété lignes 2 et 13, l'expression « délire de sang » (ligne 3) nous permet d'imaginer l'horreur.
De plus, on nepeut excuser le meurtrier en invoquant une crise de folie puisque le vol était le mobile (ligne 4).
On comprend donc l'indignation des contemporains etnotamment du père de Camus.
La peine de mort lui apparaît comme une « peine trop douce » (ligne 5) car elle se révèle incapable de faire expier un crimemultiple.Pourtant, cette peine apparemment exemplaire, qui punit un homme à qui il est impossible de reconnaître la moindre circonstance atténuante, cette peinecivilisée qui se refuse à administrer la souffrance que le « monstre » lui n'a pas hésité à infliger à ses victimes, se révèle n'être qu'un autre crime, tout aussiodieux que ceux qu ‘elle prétend châtier.
En effet, le meurtrier n'est plus qu'un « corps pantelant », c'est-à-dire que son corps continue de palpiter après lamort.
Il faut bien sûr donner au mot « corps » son sens propre : la partie centrale de l'être humain dont la tête a été détachée.
La fin du paragraphe reprenden chiasme le début : à l'horreur du crime suivie de l'indignation populaire répond la révolte du père née de l'horreur du châtiment.
La révolte s'exprime parle mutisme (lignes 10 et 11) et surtout par les vomissements auxquels Camus fait allusion trois fois : lignes 11, 17 et 18.Cet exemple longuement développé permet à l'auteur de réfuter la doxa, l'opinion commune : non, la peine capitale n'apporte pas « plus de paix et d'ordredans la cité.
» Il justifie cette idée par une métaphore : la société est appelée « corps social » (ligne 21).
Cette métaphore est très commune mais Camus lareprend parce qu'elle lui permet de mettre en évidence le désordre créé par la guillotine : le corps social n'a pas été apaisé, au contraire la guillotine le rendmalade, ce que prouvent les haut-le-cœur du corps physique.La thèse de Camus est donc, au contraire, que la peine de mort est un crime.
Il l'affirme avec force en employant des mots qui ne laissent aucun doute sursa certitude : « Il faut croire ») et « bien horrible » (ligne 15, « censée protéger » (ligne 18), « Il éclate » (ligne 20), « cela est si vrai » (ligne 22)… Et avantmême qu'il ne développe ses arguments dans son essai, dès cette introduction il nous en suggère certains qui tendraient à prouver est ce second crime estaussi « révoltant » (lignes 1 et 20) que le précédent, voire l'est davantage.
Ainsi on n'est pas sûr que le premier crime n'ait pas été commis dans une crisede démence mais le second est perpétré de sang-froid : on jette le condamné « sur une planche pour lui couper le cou.
» et la date de l'exécution est connueà l'avance (ligne 7), ce qui souligne la préméditation.
Un assassin agit en cachette, l'Etat aussi puisque la sentence est exécutée à l'aube (ligne 8).
La peinecapitale n'est donc qu'un « rituel » (ligne 15), une « cérémonie » (ligne 22), un sacrifice qui fait de nous des hommes d'un autre temps.
C'est ce que laisseentendre Camus en employant certains mots : « cité » ligne 20 qui renvoie à l'organisation politique des anciens Grecs et « souillure » ligne 21 qui suggèreque le crime est une offense faite à Dieu.
La peine de mort est donc une forme de justice qui ne devrait plus exister dans une époque moderne.
Enfin, lespremiers mots du texte : « Peu avant la guerre de 1914… » laissent entendre que la société peut difficilement reprocher à un homme d'être un assassin dèslors qu'elle a elle-même organisé la mort de millions d'individus.
Après avoir clairement exprimé sa thèse, Albert Camus explique pourquoi il se sent autorisé à exprimer son point de vue.
Ce n'est pas seulement en tantque personnalité qui mettrait sa notoriété au service d'une cause : c'est parce qu'il est un écrivain, donc un spécialiste du langage, et que seul quelqu'un quisait ce que parler veut dire peut donner un avis autorisé sur la question.
Le langage est selon Camus au cœur du problème, ce qui explique le champ lexicalprésent dans la deuxième moitié de l'extrait : « parler » (lignes 22, 23, 30, 34, 36, 38, 39, 44), « langage » (l.
25, 43)), « formules » (l.25), « lisons » (l.25),« écrit » (l.29), « dire » (l.31), « écrivain » (l.40), « silence » (l.42), « mots » (l.45, 49), « phrases » (l.48), « vocabulaire » (l.52).En effet, Camus est persuadé que l'opinion publique n'est favorable à la peine de mort que parce que tout est fait pour qu'elle ignore en quoi consisteexactement le supplice.
Diverses échappatoires sont donc utilisées lorsqu'il est nécessaire d'en parler : l'acronyme (C.
A.
M.
pour condamné à mort, ligne28), la périphrase (« payer sa dette à la société » ligne 26 signifiant « mourir » tout comme « justice est faite » ligne 27 équivaut à un seul mot : « tuer »), lamétaphore (« patient » ligne 28 s'emploie normalement pour les malades qui consultent un médecin).
En fait, la peine de mort n'est désignée que parl'intermédiaire d'euphémismes, c'est-à-dire de mots qui adoucissent la réalité.
Pour nous faire comprendre ce qu'est un euphémisme, Camus donne, de laligne 31 à la ligne 33, deux exemples : la tuberculose et le cancer qui ne sont jamais appelés par leur vrai nom.Qu'est-ce qui peut justifier le recours à ces détours de langage ? La tuberculose et le cancer ne sont pas seulement des maladies graves (ligne 30) : cesont « des maladies un peu honteuses » (ligne 33), maladie de pauvre pour l'une, maladie sans cause pour l'autre – ce qui pourrait signifier que le malade aété puni par Dieu.
Donc, si la peine de mort est désignée par des euphémismes, c'est bien que la société en a honte.
Camus termine son paragraphe ensoulignant la contradiction que tentent de résoudre les partisans de la peine de mort : sa phrase s'organise sur une symétrie des propositions et unerépétition des mots « puisque cela est », symétrie et répétition qui soulignent l'incohérence d'une peine à la fois « nécessaire » et « regrettable ».
Laproposition principale « On n'hésite pas » suggère d'ailleurs que les partisans de la peine de mort devraient au contraire hésiter devant l'incongruité de leurthèse : puisqu'ils trouvent cette peine « regrettable », ils ne devraient pas la défendre.Pour que l'opinion publique renonce à soutenir la peine de mort, il faut donc lui expliquer clairement en quoi consiste ce châtiment.
Camus commence parfaire une concession en expliquant à quel point « parler crûment » lui est difficile.
C omme écrivain et comme homme, il se refuse à « l'obscénité » (ligne 44),c'est-à-dire qu'il estime que certains aspects de l'existence n'ont pas à être étalés au grand jour et qu'ils relèvent de l'intime.
L'anaphore « en tant que »(lignes 40 et 41) insiste sur cette répugnance.
Mais les divers procédés permis par la langue pour évoquer les aspects les plus déplaisants de la conditionhumaine sont, dans le cas présent, un obstacle à la justice.
Le peuple est incapable de se faire une opinion par lui-même : on lui cache la réalité sous un «manteau » (ligne 45), on l'endort (ligne 49), on l'empêche d'entendre (ligne 50), on lui dicte ce qu'il doit croire (d'où l'emploi des verbes « enregistrer » ligne50 et « inculquer » ligne 49).
En tant qu'écrivain, Camus a au contraire l'intention d'expliquer clairement en quoi consiste le supplice.
Il fait le pari que sonlecteur est comme son père : dès lors qu'on va lui révéler ce qu'est concrètement une décapitation, il ne pourra le supporter.
Les mots vont donc avoircomme mission non plus d'atténuer la réalité mais de la mettre en scène.
Il s'agit de réveiller l'imagination (ligne 52), c'est-à-dire de transformer les motsen images, de faire voir, et même « toucher » et « entendre » (ligne 51).
Camus donne d'ailleurs dans cette phrase un exemple de ce que peut le langagepour rendre la réalité tangible : la voyelle sombre /on/ est répétée « qu'on montre… qu'on… tombe » et évoque le bruit sourd de la lame qui tranche la tête ,d'autant plus qu'elle est associée aux consonnes /k/ (« qu'on », « qui ») et /t/ (« toucher », « entendre », « tête », « tombe ») qui suggèrent un coup sec.Ainsi, les mots au lieu de cacher la réalité la révèlent dans toute son horreur.
Camus pose dès les premières lignes de son texte les principes de son engagement contre la peine de mort.
Il a l'intention de s'adresser à la fois à la raisonde ses lecteurs en démontrant l'incohérence d'une société qui punit ce qu'elle-même s'autorise à faire, et à leur sensibilité en révélant la cruauté duchâtiment.
Son combat fait de lui un intellectuel, c'est-à-dire, pour reprendre la définition de Sartre, quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas.
Ilprend ainsi place dans la lignée des écrivains engagés français à la suite de Voltaire et Zola..
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