QU'EST-CE QUE LES LUMIÈRES ? de Kant (fiche de lecture)
Publié le 23/09/2016
Extrait du document
La symétrie avec le premier paragraphe n'est qu'apparente. Car le premier discrédité, impliquerait que le second le
soit aussi... En lisant le texte au plus près, d'un côté la plainte est \"aussi ancienne que...\", de l'autre l'opinion \"est
plus nouvelle\". La plainte fait sans doute partie d'un trait, d'un penchant de l'esprit humain disposé à gémir sans
réfléchir. L'opinion s'est constituée, à l'opposé du penchant, à la suite d'une réflexion et peut être même d'une
pratique Comment les pédagogues pourraient-ils exercer leur métier, s'ils ne croyaient pas -et ne constataient pasune
perfectibilité de l'esprit humain?
D'un côté, la plainte est répandue, de l'autre, l'opinion est moins répandue. C'est que la plainte relève de la
superstition dominante, l'opinion des \"Lumières\" de quelqu'uns; l'une des prêtres, l'autre des philosophes. Le temps
de la Raison n'est pas encore accompli.
QU'EST-CE QUE LES LUMIÈRES ? (PREMIER ALINÉA)
[1] \"Les Lumières sont la sortie de l'homme de la minorité où il est par sa propre faute. La minorité est l'incapacité
de se servir de son entendement sans la direction d'autrui. Cette minorité, nous la devons à notre propre faute
lorsqu'elle n'a pas pour cause un manque d'entendement, mais un manque de décision et de courage pour se servir
de son entendement sans la direction d'autrui. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement !
Telle est donc la devise des Lumières.\"
DÉFINITION DES LUMIÈRES
Kant définit les \"Lumières\" comme un processus par lequel l'homme, progressivement, s'arrache de la \"minorité\".
L'état de \"minorité\" est un état de dépendance, d'hétéronomie (1). Dans un tel état l'homme n'obéit point à la loi
qu'il s'est lui-même prescrite mais au contraire vit sous la tutelle d'autrui. Altérité aliénante empêchant l'individu de
se servir de son propre entendement. Autrement dit, le principe d'action subjectif de l'individu n'est plus sa propriété,
son oeuvre propre mais l'oeuvre d'un autre. Que l'on songe ici aux implications politiques d'un tel renoncement à la
pensée et à l'action. Tous les despotismes n'ont-ils pas pour soubassement l'abdication des sujets soumis? Et à Kant
d'imputer la \"faute\" (morale) et non l'erreur (épistémologique) que constitue l'état de minorité non point aux
oppresseurs (de quelque nature fussent-ils) mais à ceux qui consentent à leur autorité, à ceux qui par lâcheté, par
\"manque de décision et de courage\" laissent leur entendement sous la direction de maîtres, de tuteurs. Ici, Kant
rejoint Rousseau et sa scandaleuse affirmation au chapitre 2 du \"Contrat social\": \"Aristote avait raison, mais il
prenait l'effet pour la cause. Tout homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les
esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir;
Car c'est d'une question de principe qu'il s'agit. Et c'est là ce qui fait tout le prix de cette thèse selon laquelle le
monde progresse du mal vers le bien. Il y a, dit Kant, qui semble bien épouser cette position, dans la \"nature
humaine\", une disposition à ce progrès. Il ne vient pas du dehors, il est interne à l'homme. Reste ouverte la question
de savoir par quelle médiation la nature accomplit en l'homme, avec l'homme, un tel progrès. Appartient-il à la
nature (par la médiation de l'histoire), appartient-il à l'homme (qui doit s'affranchir des déterminismes de la nature)?
La question est simplement posée. D'autres textes, témoignant de la réflexion propre à Kant, y apporteront réponse.
Ici, Kant se contente de poser l'opposition de la plainte et de l'opinion sur la question controversée d'un sens à
donner au monde.
INTÉRÊT DU TEXTE.
L'intérêt du texte tient en partie à l'ironie avec laquelle Kant expose la thèse de ceux qui estiment que tout va de
mal en pis.
Certes, à proprement parler, l'interprétation du texte, limitée au teste, ne permet pas de savoir quelle est la position
de Kant. A tout le moins on peut supposer, au ton employé, que Kant n'est pas favorable à ceux qui président une
apocalypse proche. En réalité, on sait que Kant, tout en reconnaissant la place du mal, estime qu'il y a en l'homme
quelque chose qui dépasse l'homme: c'est la raison pratique. La disposition à exister comme un être moral,
respectueux de la loi et sensible au remords, désigne une situation où \"ne peut être greffé absolument rien de
mauvais\".
«
(2) Principe: au sens normatif, règle ou norme d'action.
(3) Dignité: En morale, caractère de la personne humaine ayant une valeur telle qu'elle doit toujours être traitée
comme une fin et jamais simplement comme un moyen.
Alors que les choses n'ont qu'une valeur relative, autrement
dit un prix, les personnes, qui sont supérieures à tout prix, "ont une valeur intrinsèque, cad une dignité" (Kant).
(4) Pratique: est pratique tout ce qui est possible du fait de la liberté Les principes pratiques sont des propositions
renfermant une détermination générale de la volonté: ils sont considérés par un sujet comme valant seulement pour
sa volonté; ils sont objectifs et sont des lois pratiques, lorsqu'ils sont valables pour la volonté de tout être
raisonnable.
La connaissance pratique est la connaissance par laquelle je me représente ce qui doit exister.
(5) Théorique: La connaissance théorique est la connaissance non pas de ce qui doit être, mais de ce qui existe.
L'usage théorique de la raison est celui par lequel je connais a priori, nécessairement et universellement que quelque
chose est.
QU'EST- CE QUE LES LUMIÈRES? (DEUXIEME ALINÉA).
[2] " La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature
les a depuis longtemps affranchis d'une direction étrangère (naturaliter maiorennes) (1), demeurent pourtant leur vie
durant volontiers mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs.
Il est si confortable
d'être mineur.
Si j'ai un livre qui a de l'entendement à ma place, un pasteur qui a de la conscience à ma place, un
médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n'ai alors bien sûr nul besoin de m'en donner moi -
même la peine.
Il ne m'est pas nécessaire de penser, du moment que je peux payer; d'autres se chargeront bien
pour moi de ce travail fastidieux.
Que de loin la plus grande part des hommes (et parmi elle, la totalité du beau
sexe) tienne, outre le fait qu'il est pénible à franchir, pour également très dangereux le dernier pas vers la majorité,
c'est ce dont s'avisent ces tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d'exercer leur haute bienveillance sur ces
hommes.
Après avoir, d'abord, rendu stupide leur bétail domestique, et avoir soigneusement pris garde que ces
paisibles créatures ne puissent oser faire un seul pas hors du parc (2) où ils les ont enfermés, ils leur montrent
ensuite le danger qui les menace si elles essaient de marcher seules.
Or ce danger n'est pas si grand qu'il paraît, car,
moyennant quelques chutes, elles finiraient bien par apprendre à marcher ; mais le moindre exemple d'une telle
chute les rend cependant timides et les dissuade de faire une nouvelle tentative.
"
(1) naturellement majeurs.
(2) chariot où l'on installe les enfants qui ne savent pas encore marcher.
POURQUOI LA MINORITÉ ?
Au cours de ce second aliéna, la pensée de Kant se fait à la fois plus précise et surtout plus cynique et plus
polémique.
En effet, si dans le premier mouvement du texte, le philosophe allemand définissait de façon générale les
" Lumières " et incriminait la " lâcheté " des hommes abdiquant leur conscience à des directeurs de conscience, dans
ce passage, il met au jour l'affairement de ces derniers à abêtir leurs ouailles et dénonce les mécanismes pervers
d'un tel processus à travers l'image d'un jeune enfant apprenant la marche.
Pour tenter de comprendre les mécanismes de l'aliénation, de la sclérose intellectuelles du " grand nombre ", du
peuple, Kant commence cet extrait par en repérer la double structure, la bipolarité.
D'abord, nous l'avons brièvement souligné déjà, c'est la " paresse " c'est-à-dire la propension au repos sans travail
préalable et la " lâcheté " c'est-à-dire la pusillanimité sans honneur qui sont causes efficientes de l'obscurantisme
dans lequel se complaît et duquel se repaît la majorité voire la quasi-totalité des hommes.
Etat de fait d'autant plus
scandaleux et en un sens désespérant que les hommes sont depuis longtemps en capacité d'utiliser leur propre
entendement à leur " propre compte ".
Effectivement, ces hommes ne sont ni affligés des tares de l'idiotie pas plus
qu'ils ne souffrent de débilité congénitale.
Ils sont capables en droit de faire usage de leur raison propre.
Mais, en
fait, se laissent asservir par quelqu'uns qui n'ont sur eux nulle supériorité naturelle sinon un ascendant social et
factuel qu'ils consentent bien de quelque manière à leur accorder.
Telle est donc la première cause de l'état de minorité : paresse pusillanime.
Or, une seconde cause explicative vient affermir et compléter ce processus d'aliénation de tous par quelqu'uns.
On
l'aura compris, la minorité appelle et facilite l'emprise des maîtres sur leurs esclaves, des tuteurs sur leurs élèves,.
»
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