Max Weber: L'Éthique Protestante Et L'Esprit Du Capitalisme
Publié le 20/12/2012
Extrait du document
Cela, Max Weber ne l’avait pas vu venir.
Pourquoi ? Qu’est-ce qui explique cet aveuglement ?
La faiblesse de la thèse de Weber réside précisément en ceci que le sociologue allemand, tout à son
entreprise de justification de la domination bourgeoise, est passé à côté des traits radicalement
antiprotestants de cette domination. Il n’a pas, et sans doute pas voulu voir, en quoi le capitalisme, qui a
été favorisé par le protestantisme, était aussi, dès l’origine, une perversion du protestantisme, une chute,
quelque chose dont la croissance avait été favorisée par le protestantisme, mais dont la dynamique ne
pouvait, à terme, que s’avérer néfaste au protestantisme. Weber ne se contente pas de surévaluer le rôle
du protestantisme dans l’esprit du capitalisme (après tout, le capitalisme moderne a été inventé en Italie
du Nord, à la fin du Moyen Âge, donc dans un pays catholique). Il est surtout passé à côté de deux
éléments-clefs de la doctrine économique protestante : la nécessité du don, et la seule justification de
l’intérêt par le développement du capital productif.
Weber évoque à peine le fait que dans la logique protestante, le riche doit donner. Accumuler du capital
n’est bon que si l’on utilise ce capital pour le bien de la communauté. C’est aussi la raison pour laquelle,
dans l’éthique protestante (la vraie, en tout
cas celle qui est réellement déduite de l’enseignement de Luther et de Calvin), le prêt à intérêt n’est
justifié que si le prêteur, associé au risque, contribue au développement de la force productive au service
de la communauté.
«
Explication douteuse, répond Weber.
Les protestants
français, par exemple, ont été à la fois de très forts agents du développement économique du pays (dans
la mesure où les persécutions le leur permettaient) et des croyants marqués par un « détachement du
monde » particulièrement net (tradition d’austérité, désintérêt pour les richesses ostentatoires).
Il y a
mieux : si l’on compare les Eglises protestantes entre elles, sous l’angle du rapport à la richesse, on se
rend compte que celles qui prônent le plus grand détachement du monde (calvinistes, quakers) sont
aussi celles qui ont construit les communautés les plus tournées vers la recherche du profit.
Donc tout se
passe comme si la supériorité des protestants en matière d’économie capitaliste ne venait pas de leur
matérialisme, mais au contraire de la forme prise par leur spiritualité.
Quelle est cette forme ?
Weber répond : c’est la compréhension de l’argent que l’on n’a pas dépensé, mais qu’on a investi
intelligemment, après l’avoir gagné honnêtement, comme un signe de la vertu.
En d’autres termes, si les
protestants font de « meilleurs » bourgeois que les catholiques, ce n’est pas parce qu’ils ont cessé d’être
chrétiens, c’est parce qu’ils ont dépassé l’opposition catholique entre l’argent et Dieu, en décidant que
l’argent non dépensé, mais au contraire utilisé rationnellement pour développer les forces matérielles,
était justifié au regard du rôle du chrétien dans le monde.
Vu sous cet angle, le protestantisme est donc le christianisme
compatible avec le capitalisme.
Il s’agit d’une entreprise visant à soumettre l’argent au service de Dieu, ce
qui permet de servir Dieu en servant l’argent.
Il est alors possible, en somme, non de servir deux maîtres,
mais un maître supérieur auquel on a subordonné un maître inférieur.
Conséquence logique : le monde
matériel de l’activité économique rentabilisée, rationalisée par le système d’échange monétaire, cesse
d’être opposé au monde spirituel du désintéressement ; il en devient l’auxiliaire : être avisé en affaires fait
partie des devoirs d’un bon chrétien, l’ouvrier consciencieux rend grâce à Dieu en travaillant bien, le
patron rigoureux fait de même en investissant à bon escient.
Plus important encore : si tous sont convaincus que gagner plus d’argent est un objectif en soi, alors le
patron, pour motiver ses ouvriers, est amené non à les payer moins pour qu’ils aient plus besoin de
travailler, mais à les payer plus pour qu’ils aient plus envie de travailler.
Ainsi, c’est à l’échelle des
mécanismes collectifs que l’esprit du capitalisme, nourri par l’éthique protestante, construit une forme
de communion dans les catégories de l’économie – une communion paradoxale, puisque radicalement
intramondaine, mais une communion tout de même.
Par exemple, la communauté protestante
américaine, volontiers utilitariste, ne distingue pas clairement le spirituel et le temporel mais, estime
Weber, c’est surtout parce que le temporel, pour elle, est un auxiliaire
du spirituel.
Une fois que cet esprit s’est répandu dans une population, explique Weber, il modifie la perception que
cette population a de la question économique.
Désormais, l’accumulation du signe monétaire devient un
objectif en soi.
La société se trouve emportée dans un mouvement de remise en cause des modes de vie
antérieurs.
Quand bien même le protestantisme serait traditionaliste sur le plan religieux, il induit donc
(selon Weber) un anti-traditionalisme radical sur le plan économique.
Le temps socioéconomique
protestant est radicalement subversif, même si le temps religieux protestant a été voulu, au départ,
parfaitement immobile.
Comment expliquer que la spiritualité protestante ait pris cette forme particulière, si bien adaptée aux
structures du capitalisme ? Qu’est-ce qui, à la racine de la pensée protestante, explique sa vocation à
fonder une éthique du capitalisme ?
Le protestantisme refuse l’opposition entre les méditatifs et les travailleurs, répond Weber, à travers une
longue dissertation sur la notion de Beruf (métier en Allemand, mais aussi vocation chez Luther).
C'est-à-
dire, si l’on approfondit légèrement (très légèrement) sa thèse, pour mieux la résumer et aller directement
à son essence, que le protestantisme est le christianisme adapté à une société régie par les rapports.
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