Lettres d'une Péruvienne de Mme de Grafigny ou Graffigny (analyse détaillée)
Publié le 23/10/2018
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Lettres d'une Péruvienne.
Roman épistolaire de Mme de Grafigny ou Graffigny, née Françoise d'Happoncourt (1695-1758), publié anonymement à Paris en 1747 ; réédition définitive augmentée d'une « Introduction historique » dont Antoine Bret serait à l'origine, chez Duchesne en 1752.
Conçu dans le sillage des Lettres persanes, le petit roman de Mme de Gra-figny avait de quoi plaire à un public friand d'exotisme, tout aussi avide de rêve que de Lumières. La France d'alors apprend à relativiser sa propre image, pour substituer à la notion de supériorité celle de différence. C'est dans ce mouvement de transparence accrue au monde, en même temps que d'émou-vante recherche du simple et du naturel, que les Lettres d'une Péruvienne marquent leur entrée triomphale : quarante-deux éditions, traduites en cinq langues, verront le jour au cours du siècle. Pourtant, le dénouement
laisse les contemporains sur leur faim, et certains envisagent des suites, pour la plupart fades et sans intérêt. D'autres, parmi lesquels Turgot, voient dans cet ouvrage un dangereux libelle s'en prenant aux fondements mêmes de la société française, telles la propriété privée et l'inégalité des conditions. Les rares lecteurs de la fin du xixe siècle partageront ce point de vue ; on voudra bien faire l'aumône d'un souvenir au « roman socialiste d'autrefois » dont la singularité consiste, selon la formule de Louis Étienne, dans des « paradoxes touchant la propriété ». Il semble au contraire qu'il faille déceler plus d'amertume que de verve satirique dans ce qui fut l'œuvre d'une femme tôt aigrie par la vie, et que l’échec de sa Nouvelle espagnole (1746) avait rendue plus incertaine encore sur son avenir littéraire.
Zilia, jeune Péruvienne consacrée au Soleil, est depuis deux ans fiancée à Aza, qu’elle a aimé dès sa première apparition dans le sanctuaire. Le jour des noces, le temple est envahi par des pillards espagnols qui capturent la jeune vierge. En route vers l'Espagne, leur vaisseau est intercepté par des Français, et Zilia, enlevée par leur chef Déter-ville qui en tombe amoureux. À Paris, le galant officier présente sa protégée à sa sœur Céline et à sa mère « dénaturée ». Partout Zilia découvre des prodiges qu’elle ne se lasse pas d'admirer tout en se sentant humiliée. La langue des quipos incas ne lui suffisant plus à nouer une correspondance imaginaire avec Aza, elle met à profit l'absence de Déterville pour apprendre le français. Au retour de celui-ci, se produit une scène de malentendu sur la signification du mot « aimer », à laquelle Zilia met fin en avouant sa passion pour Aza
Surmontant son chagrin, Déterville fait son possible pour retrouver le rival dont il obtient le départ de la cour d'Espagne où, de son côté, il avait été conduit. Zilia contient mal sa joie, secrètement troublée par l'absence de toute lettre d'Aza et les allusions vagues de Déterville. Ce dernier n'avait que trop bien vu : Aza s'est converti, et s'apprête à épouser une jeune Espagnole. Insensible au désespoir de sa Péruvienne, et perdu à jamais. Aza demeure impérissable dans le souvenir de Zilia, qui convie Déterville au pur plaisir de l'amitié.
«
et perdu à jamais, Aza dem eure impérissab le dans le souveni r de Zilia, qui con vie Déterville au
pur p la is ir de l'amitié.
C'est sur le rythme lancinant d'une
supplique que nous parvient la voix de
Zilia, perdue dans de fugitives allusions
au passé.
Ombre parmi les ombres du
sanctuaire, la fille du Soleil a vécu
l'apparition
d' Aza comme un délicieux
cataclysme de
son être, suggéré dans
des phrases qui sont presque des vers :
«Pour la première fois j'éprouvai du
trouble, de l'inquiétude, et cependant
du' plaisir.
[ ...
] Tr emblante, interdite, la
timidité m'avait ravi jusqu'à l'usage de
la voix ; enhard ie enfin
par la douceur
de tes paroles, j'osai éle ver mes regards
jusqu'à
toi» (lettre II).
Héritière tragi
que de la Phèdre racinienne, captive
des hommes, des dieux et des flots, la
princesse inca semble curieusement
échappée
d'un conte de fées ; elle est,
dès
son arrivée à Paris, enfermée au
plus haut de la maison
et idéalisée par
son chevalier servant plusieurs fois
surpris à genoux (XXXI), à rêver
(XXV), ou à lui baiser les mains (IV, IX, XXX).
Pourtant Aza, ce mot magique
qui ouvre et clôt chacune des trente-six
premières lettres, devient vite le refrain
convenu
d'un amou r qui se dit pour
mieux s'entretenir (voir les *Lettres por
tugaises).
Les mots peuvent bien alors
poursuivre leur ronde
monotone
autour de l'homme-Soleil, Us ne sau
raient vraiment l'investir : mue par une
curiosité
insti ncti ve, la recluse cherche
à percer les murs de sa solitude, qu'il
s'agisse d'obstacles concrets ou de bar
rières linguistiques.
La clarté dispensée
par Aza ne lui suffit plus, elle « cherche
des lumières
avec une agitation qui [la]
dévore » (lX) ; sans cesse elle tente de
«s 'éclaircir» sur ce qui l'entoure; et,
même après la trahi son d' Aza, Zilia
demande encore d'« être instruite »
(XXXVIII).
Le besoin de comprendre et
de se faire comprendre .
se mue en
« tourment non moins insupportable
que des douleurs
qui auraient une réa
lité plus apparente
» (IV).
Enfin, lors
qu'elle maîtrise
un français correct, elle
dénonce les mirages d'une
sodété fon
dée sur le paraître, des « richesses chi
mériques
» jusqu'au " faux brillant de
l'esprit» en passant par l'éducation
féminine fondée sur le seul désir de
p lair
e.
Le message féministe, amplifié
dans l'édition de 1752, avait déjà sus
cité la réponse de Turgot :
"Je sais bien
que vous avez
:vou lu faire le procès aux
hommes
en élevant la constance des
femmes au-dessus de la leur.
» Cepe n
dant, la prise de conscience des inégali
tés suppose l'apprentissage de la relati
vité, joint à la pratique incessante de
la comparaison.
L'expérience du miroir
est sur ce point décisive :
Zilia ne limite
plus
son univers à la « sewe étendue de
son être
», elle se pense en relation
avec autrui et le monde.
Régi par une
voix unique que trouble à peine celle,
lointaine, de Déterville, le récit finit
par revêtir
une apparence multiple et
.
une à la fois, tant la satire des mœurs
parfait la peinture de la vie intérieure.
Le fondu-enchaîné n'est certes pas tou
jours assuré, mais la cohérence
du per
sonnage réside bien dans ce double
regard qui voudrait que le monde fût
transparent, sans l'être vraiment :
"Je conserve mon illusion pour te conser- ·
ver ma vie, j'écarte la raison barbare
qui voudrait m'éclairer
...
» (XIX).
Pris dans des orientations contradic
toires, ce roman réalise
un fragile
compromis entre le clos .
et l'ouvert,
l'être
et le paraître.
Malgré les « plai
sirs
» de la lecture, du don, de l'attent e,
de la solitude même, Zilia reste peu
encline à éprouver la vie sous ses for
mes sensibles (sauf dans la lettre
XII).
Elle n'est d'ailleurs pas s~ule à se mou
voir dans
un monde d'abstractions :
Déterville, sa version
masculine, · est
par-delà les civilisations proclamé
di
gne d'un « Fils du Soleil » ; les « délices.
»
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