Lettres à Sophie Volland de Diderot

« organisation de la lettre, on passe également du plus futile au plus grave ; des conditions météorologiques audouloureux problème de l'absence, du vide que tente de combler la relation épistolaire ou de l'ennui, de ce mal devivre que commencent à décrire les hommes de ce siècle. Tour à tour drôle ou plus grave, la lettre se réserve le privilège de peindre les autres et d'analyser le scripteur ; ce àquoi s'essaie, ici, Diderot. La description occupe un rôle majeur dans le genre de la correspondance puisque la fonction de la lettre est decombler l'absence et de faire supposer à l'autre qu'il assiste à ce que vit le scripteur.

C'est pourquoi Diderots'attache à évoquer pour son amie Sophie Volland le temps qu'il fait, les personnages avec qui il est enfermé etmême à animer une des petites scènes quotidiennes qui émaillent ce séjour. La description du temps se fait selon trois modes principaux : l'information empreinte néanmoins de subjectivité, ladescription expressive et le constat.

Toute la description de la pluie se fait de l'intérieur, puisque le mauvais tempsretient les personnages prisonniers de la maison.

Certaines expressions renvoient d'ailleurs à cette image carcérale :« Des pluies continuelles nous tiennent renfermés...

Moi, je me promène de long en large machinalement.

» L'idée de sortir est inconcevable : « Les chemins sont impraticables.

» Les distances les plus courtes deviennent des obstacles insurmontables : « il y a près de deux lieues d'ici à Charenton.

» Dans cette situation, la fenêtre et le paysage que l'on voit à travers augmentent l'ennui du philosophe, « je vais à la fenêtre voir le temps qu'il fait ; je vois que le ciel fond en eau, et je me désespère », comme le soulignent le rythme de la phrase (trois propositions indépendantes juxtaposées ou coordonnées), la ponctuation et la répétition du verbe « voir » qui souligne lepessimisme du constat. La pluie a une incidence directe sur les personnages qui forment le second pan de la description.

Diderot, dont onsait qu'il fut critique d'art et de peinture, campe en quelques traits les familiers de la maison.

Chacun résiste commeil peut à l'ennui.

Par les travaux féminins comme la baronne qui brode, gênée apparemment par le manque de lumièreoccasionné par ces pluies d'automne, et le commentaire composé qui « s'use la vue ».

D'autres se réfugient dans le sommeil, comme Mme d'Aine ou le père Hoop.

Malicieusement, Diderot distingue le sommeil postprandial de la première, renforcé par l'adjectif assez péjoratif e étalée » (« Mme d'Aine digère, étalée sur des oreillers »), de celui, plus philosophique, du père Hoop.

Le talent de Diderot apparaît ici : quelques adjectifs, judicieusement expressifs, peignent les personnages, « la tête fichée sur ses deux épaules et les mains collées sur ses deux genoux », soulignant la force et l'immobilisme du personnage prêt à résister au déluge : « rêve, je crois, à la fin du monde ».

Même économie de moyens et même réussite signent le portrait du baron ou plutôt son esquisse « enveloppé dans une robe de chambre et renfoncé dans son bonnet de nuit ».

(On sait qu'il fait froid au siècle des Lumières et que les moyens de chauffage sont très insuffisants.) Après avoir peint ces personnages, du reste sans doute familiers à sa correspondante, Diderot anime une scène.Celle-ci occupe le troisième paragraphe.

Bien qu'écrite au présent, elle reproduit un incident qui se répètequotidiennement et souligne ainsi combien Diderot s'ennuie et le montre : « Cependant, je suis très maussade ; c'est Mme d'Aine qui me le dit à l'oreille.

» A l'inverse du baron qui résiste aux intempéries par la lecture et souhaiterait peut-être converser avec son ami philosophe, Diderot renie toute prétention intellectuelle : « Les sujets de conversation qui m'intéresseraient le plus si j'avais l'âme satisfaite, ne me touchent presque plus.

» L'absence de Sophie Volland, la rareté des lettres sont la cause de ce malaise profond que Diderot avoue à son interlocutriceen forme d'hommage.

Aux incitations du baron d'Holbach, il demeure de marbre « Allons donc, philosophe, réveillez- vous.

le dors.

» Diderot n'est qu'un bloc de négations « ne me touchent presque pas [...] Je dors [...] je n'en crois rien.

» Le temps, son incidence sur le caractère et la conduite de chacun expliquent que Diderot évoque ses compagnons.Mais la lettre est aussi confidence et analyse de soi-même. La lettre peut devenir le lieu d'une confidence, d'une relation privilégiée, puisque l'on suppose l'autre là, tout enévacuant sa présence physique et ses réactions immédiates.

Aussi peut-on s'analyser, se livrer, se dévoiler à demiet espérer que l'autre lira entre les lignes.

Diderot, dans cet extrait, montre ses sentiments, nous verrons lesquels et comment, et en cached'autres ou du moins les laisse transparaître au détour des mots et des phrases. Les sentiments que Diderot montre sont principalement l'ennui.

Ennui auquel remédie partiellement la lettre par letemps qu'elle occupe et le surgissement de l'autre qu'elle suppose.

Ennui à cause de la pluie qui le tient renfermé, àcause de la promiscuité qu'elle engendre.

Ce sentiment devient du désespoir par instants, quand le philosopheconstate que le temps ne s'améliore pas (« je vois que le ciel fond en eau, et je me désespère ») ou que la relation épistolaire avec l'amie de coeur est profondément troublée, ce qui motive, par exemple, la suite d'interrogatives dusecond paragraphe.

Diderot apparaît prostré, incapable d'une quelconque activité physique ou intellectuelle ; il enfait montre presque fièrement : « je me promène en long et en large, machinalement [...J les sujets de conversation qui m'intéresseraient le plus, si j'avais l'âme satisfaite, ne me touchent presque pas [...] je dors.

» Il ne semble sortir de cet état de torpeur que pour s'impatienter inutilement contre les retards du courrier.

Sa seuleactivité intellectuelle consiste à examiner les différentes hypothèses pouvant expliquer qu'il ne reçoit pas de lettres. »