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Le Spleen de Paris de Baudelaire : Fiche de lecture

Publié le 16/11/2018

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baudelaire

Le Spleen de Paris

 

La thématique des Fleurs du mal est largement reconduite dans les cinquante petits poèmes en prose du Spleen de Paris de l’édition posthume de 1869. Cette reconduction ajoute d’ailleurs à l’ambiguïté d’un recueil resté inachevé où certains voient l’aboutissement de la poétique baudelairienne et d’autres, au contraire, un

 

échec dans un genre encore balbutiant. Baudelaire lui-même, qui a rédigé ses premières proses poétiques en 1855, puis les a données à la presse dans des livraisons chaque fois plus étoffées (six textes dans le Présent en 1857, neuf dans la Revue fantaisiste de novembre 1861, vingt dans la Presse de juillet-août 1862), est resté très critique à l’égard de cette partie de son œuvre : « Ah! ce Spleen, écrit-il, quelles colères, et quel labeur il m’a coûté[s]! Et je reste mécontent de certaines parties». Les hésitations sur le choix du titre définitif du recueil (Poèmes nocturnes, le Rôdeur parisien, Rêvasseries, Petits Poèmes en prose, le Spleen de Paris, etc.) traduisent bien la difficulté de l’auteur à maîtriser une entreprise qui, à la différence de celle des Fleurs du mal, très rigoureuse, paraît manquer d’unité et de finalité : « Tout, au contraire, écrit-il à Arsène Houssaye, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement ».

 

La disparate du livre fait sans doute en effet sa force et sa faiblesse. Cette marqueterie de nouvelles, de dialogues, d’allégories, de scènes de rue, de fictions fantastiques ou policières à la manière d’Edgar Poe et de rêveries lyriques plus conventionnelles peut séduire comme elle peut irriter. A l’origine du projet, Baudelaire s’était pourtant fixé un but et un modèle : tenter des « essais de poésie lyrique dans le genre de Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, mais en appliquant « à la vie moderne (...) le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque ». Il n’est pas niable que le Spleen de Paris a répondu au moins pour moitié à ce dessein. Jamais Baudelaire n’a mieux traduit que dans ces textes la présence du créateur au monde du quotidien, à ce « grand désert d’hommes » où il est contraint d’errer solitairement, débusquant l’ignoble, guettant le grotesque, soupçonnant le mystérieux et suggérant le sublime. Par leur souplesse formelle, les poèmes en prose réussissent à traduire évidemment mieux que les vers l’univers discordant et étrange du Paris d’Haussmann et donnent toute liberté d’épanchement au regard critique d’un poète qui réagit cette fois à « un monde et à une société historiquement situés » (Raymond Jean).

 

Mais cette réussite d’une poétique de la discontinuité ne peut dissimuler les limites de l’utilisation que Baudelaire fait de la prose. Est-ce obsession de son « mystérieux et brillant modèle », est-ce plutôt inadaptation de son génie intime, si profondément dualiste, à une forme plus disponible aux élans et délires de l’imaginaire qu’aux conflits ressassés d’un cœur et d’une intelligence? En tout cas, l’auteur du Spleen de Paris paraît constamment rester en deçà de ce qu’il pouvait obtenir d’un pareil instrument poétique.

 

Même si on laisse de côté le problème des doublets en prose des poèmes versifiés (« le Crépuscule du soir », « l’invitation au voyage », « la Chambre double », « Un hémisphère dans une chevelure », etc.), tous probablement ultérieurs aux vers des Fleurs du mal, mais tous rédigés aussi parmi les premiers textes du Spleen de Paris, on ne peut se défaire de l’impression que la phrase baudelairienne souffre de l’« antériorité », sinon chronologique du moins ontologique, du vers. Même si Baudelaire évite la raideur du vers blanc et de la « phrase nombreuse » chers à Maurice de Guérin, il parvient rarement au « dépouillement miraculeux » qu’il souhaitait dans sa dédicace de 1862 : « Quel est celui d’entre nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale, sans rythme et rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience? » Chez lui, la prose n’est sans doute encore qu’une modalité de l’écriture parmi d’autres, et l’habile versificateur des Fleurs du mal n’imagine pas qu’elle puisse ouvrir à la poésie un

baudelaire

« champ d'investigation et d'e x pre ssio n radicalement étranger au vers.

S'il rêve de sa «musique>> et admire sa souplesse, il ne paraît pas soupçonner les vrais « mira­ cles>> que Rimbaud, Lautréamont et, plus tard, les sur­ réalistes fe ro nt> en elle.

D'une manière géné­ rale, cette >.

N'est-ce pas l'auteur du Salon de 1859 qui déclarait lui-même sans rougir : >.

La «raideur >> baudelairienne est donc, d'abord et surtout, de la rig ueu r, et, au nom de celle-ci, il choisit son camp : de Malherbe, chez qui il admire « un ve rs s ymét riq ue et carré de mélo­ die », à Gautier, qu'il vénère comme un« poète impecca­ ble >>, il sera toujours aux côtés de ceux qui ne prennent ni le mot ni le mètre à la légère, qui refusent le hasard dans J'art et ve:ulent que>.

La tradition chez Baudelaire affleure dans la résurrec­ tion de formes anciennes, > quelquefois, dans Je grand travail de la rime en laquelle il persiste à voir un des « piliers >> du vers, dans Je souci constant de la musicalité et de l'euphonie qu'il instaure à force de répétitions harmoniques ou de refrains égrenés jusqu'à la litanie.

Mais surtout, elle se manifeste dans le choix de s s trophe s, formes et mètres poétiques, presque tous empruntés à l'arsenal de la poésie cl ass iqu e : vers pairs essentiellement, dont il se contente de bousculer ou d'an­ nuler la césure auditive; qu atra ins à rimes plates, qui se révèlent Je meilleur espace pour son «ascèse>>; quator­ zains et sonnets traditionnels enfin, où il se sent aussi à l'aise que les romantiques s 'y sentaient contraints et g êné s.

Ce dernier et inconditionnel attachement pour Je sonnet classique donne la pleine mesure de la rigueur baudelairienne : > de formalisation.

Avant de saluer les mérites de la « so rcelle rie évocatoire)> et Je brio de l'imagination de l'auteur des Fleurs du mal, n'oublions pas que cette dernière n'est que J'autre visag e de son intelligence critique et méthodique : .

L'originalité de Baudelaire n'est pas ailleurs que dans Je statut nouveau qu'il accorde à l'imagination combina tri ce : non plus « mettre en ima­ ges », «enluminer)> le réel, mais en rassembler les frag­ ments épar s et reconstruire un ordre, redonner du sens.

>.

Toute son audace et son unique chance de salut résident en effet dans l'acte de foi en la puissance d', tant par la méditation de l'âme que par les tensions conjointes du verbe et de l'imaginaire.

La fameuse théorie des« correspondances » n'est rien d'autre que la mise en œuvre poétique de ce présupposé : «C'est cet admirable, cet immobile instinct du Beau, écrivait-il en 1859 à propos de Gautier, qui nous fait c o nsid érer la Terre et s es sp ectac les comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel.

La soif insatiable de tout ce qui est au-delà et que révèle la vie est la preuve la plus vivante de notre immortalité.

C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par la musique et à travers la musiq ue, que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière Je tombeau ...

>> Qu'il s'agisse des simples correspondances « horizontales )> (synesthésies ou autres harmonies) qui retissent entre les choses et les êtres, par le biais d'une savante magie sensorielle, la trame déchi­ rée du quotidien, ou des plus essentielles corre sp o nd an­ ces «verticales�> qui réalisent le mouvement sublime «d'une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement sur cette terre même d'un paradis révélé>), l'intention est identique : substituer Je bonheur du verbe aux faillites de l'existence en substi­ tuant l'unicité réconfortante de l'image à la multiplicité désolante du réel.

Un réel moins irrémédiablement mau-. »

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