Le Joueur d'échecs de Stefan Zweig
Publié le 22/02/2012
Extrait du document
«
raconte son itinéraire échiquéen au narrateur, intrigué par sa force.
C'est une seconde narration, enchâssée dans lapremière (et, comme elle, énoncée en style direct à la première personne : dédoublement des narrateurs).
Enfermépar les nazis pour ses activités financières de conseiller et d'administrateur des biens du clergé et de la familleimpériale, biens que les nazis voulaient accaparer, il avait été, de longs mois, détenu et soumis à la « tortureblanche » : isolement complet, inactivité totale, interrompue seulement par les interrogatoires sur la marche de sesaffaires.
Il sentait la
folie le gagner quand il s'empara, dans la poche du manteau d'un de ses bourreaux, d'un livre : un manuel d'échecs.Il se fabriqua alors un plateau avec un drap de lit, des pièces avec de la mie de pain, et meubla sa solitude avec delongues parties jouées d'après le livre, puis contre lui-même.
La passion fiévreuse de se vaincre le firent passer dudélabrement nerveux lié au vide à un dédoublement schizophrénique, et à une agitation telle que ses gardiens leconduisirent à l'hôpital, puis le libérèrent.
Nous revenons sur le paquebot.
Le premier narrateur reprend le fil de son récit et raconte la rencontre décisiveentre monsieur B.
et Czentovic.
Monsieur B.
gagne la première partie.
Mais lors de la seconde, il se révèlecurieusement agité, tient des propos insensés, annonce un échec au roi qui n'existe que dans sa tête, et,finalement, abandonne, laissant là son adversaire, les spectateurs, le bateau.
«J'étais seul à savoir pourquoi cet homme ne toucherait plus jamais un échiquier.»
L'ANALYSE
Le champion et ses adversaires
Mirko Czentovic, le champion du monde, est au jeu d'échecs l'équivalent de ce qu'Adolf Hitler est à la politique :d'une inculture universelle, selon le mot d'un partenaire rageur, d'un total manque d'imagination, rustaud ettaciturne.
La conscience qu'il a de sa supériorité sur des hommes intelligents, brillants causeurs et grands clercs enécriture, et d'obtenir par ses victoires beaucoup d'argent, le rend d'une froide présomption, d'une arroganceméprisante.
«Quand on me parle de culture, je sors mon revolver», disait le ministre nazi de la propagande, Goebbels.
Czentovic, lui, exhibe son jeu et son palmarès.
Et «sitôt qu'il flaire un homme instruit, il rentre dans sa coquille».
N'est-il pas alors étonnant que Stefan Zweig ait fait de ce lourdaud d'une paresse intellectuelle totale un maîtredans le jeu royal pour lequel il avoue, par ailleurs, son admiration, par la bouche du narrateur ? Le seul jeu quiéchappe entièrement à la tyrannie du hasard, où l'on puisse faire des trouvailles comme on en fait enmathématiques, en poésie, en musique.
C'est que Czentovic ne symbolise pas seulement la logique et la technique froide du national-socialisme, sonimplacable appétit de domination.
Il représente certes celle-ci mais de façon déguisée, comme les images du rêveselon Freud, qui condensent en elles des pensées contradictoires issues de l'Inconscient (ici l'horreur pour laviolence glacée et bornée du Joueur et l'enthousiasme pour le Jeu divin qui aiguise l'esprit et stimule l'âme).
Visagede rêve, donc, ou de cauchemar.
Comme le démon des pulsions en nous domine notre intelligence et notre volonté :la fureur et la cupidité de Czentovic sont les puissances obscures, la face d'ombre à l'oeuvre derrière ses prouesseséchiquéennes.
Le «chasseur d'âmes» n'a cessé, influencé par la psychanalyse, de débusquer ces forces inquiétantes, dans ses biographies et dans ses nouvelles : Kleist prisonnier de la masturbation, Balzac, frustré d'amour maternel, cherchanten toute femme une mère-aimante, Luther présenté dans le livre sur Érasme comme « un révolutionnaire par des tendances démoniaques jaillies du tréfonds du peuple allemand», lui-même pour lequel il avoue ressentir, dans Le Monde d'hier, une «défiance presque pathologique», le médecin allemand d'Amok qui éprouve pour une femme enceinte une passion semblable à l'amok des indigènes de Malaisie...
Aux antipodes de Czentovic se situe le narrateur, qui est Stefan Zweig lui-même, qui se définit brièvement par « une curiosité passionnée pour les choses de l'esprit».
Curiosité qui le pousse à entrer en relation avec le champion, moins pour jouer que pour percer son secret.
Loin d'être l'homme d'une passion unique, c'est un être aux intérêtsmultiples.
Il n'agit pas, mais ne fait qu'observer.
Pur regard, avide de comprendre, et nostalgique : d'où l'énonciationde ce qu'il vit au passé simple.
Regard et écoute qui ne sont pas sans rappeler ceux du psychanalyste.
Aussi n'est-il pas étonnant que Monsieur B.
lui fasse sa confession.
Monsieur B.
et le narrateur sont les deuxaspects ou les deux parts du même être, du même Zweig (si un nom avait été donné au narrateur, se serait-ilappelé M.
A ? Et Czentovic serait monsieur C ?).
La duplication de la première personne vient de ce que la narrationde monsieur B.
est enchâssée dans celle du narrateur : la dualité des récits à la première personne annonce ledédoublement de la personnalité auquel l'enfermement et la pratique solitaire du jeu d'échecs, le fait de jouer contrelui en détention ont conduit M.
B.
La folie menace tous les héros de Zweig : leur tragédie n'est pas seulementl'opposition de l'individu et du Monde, elle est, à l'intérieur de chaque individu, une cassure, une dissociation, unconflit intra-psychique.
Voilà pourquoi monsieur B.
est un perdant.
Point commun des personnages : héros négatifs,impuissants face au Destin intime (passion du champion, folie de monsieur B., vanité de Mac Leod), ils sont au mieuxen mesure de regarder (le narrateur).
La tragédie.
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