Le Grand Meaulnes, itinéraire magique?
Parce qu’il est à la fois un roman d’amour et un roman d’enfance, histoire du désir et de l’innocence, quête de l’enfant exalté par la passion, mais aussi parole native d’un écrivain, plus dépendant d’un univers fantasmatique, que d'un système esthétique qui reste à définir, le Grand Meaulnes vaut en premier lieu par le poids des troubles enjeux qui structurent sa trame imaginaire.
Curieuse recherche, en vérité, que celle de Meaulnes, de Seurel et de Frantz. Elle s’effectue sous le signe d’un épais mystère, d’une étrangeté radicale. Sur elle pèse un tel secret que la conscience individuelle ne peut à elle seule le porter, mais qu’elle doit en faire partager le murmure enfiévré par d'incessants et nécessaires aveux, qu’il faut toujours arracher à son frère d’aventure, avant que le silence ne le consume.
Là réside le fondement de cet éclatement de la personne dont le roman fait sa première loi. En se fragmentant dans les multiples présences de narrateurs et de héros, mais également de leurs doubles (François/ Meaulnes, Meaulnes/Frantz, Yvonne/Valentine...), le sujet romanesque exprime confusément et sa peur et son refus d’assumer les errements de son discours en une parole unique et transparente. Conte initiatique où se révèlent les passions non dites, où veulent s’épancher les révoltes contenues, où cherchent à se commettre les infractions rêvées contre les normes du vécu, le Grand Meaulnes n'autorise la transgression des interdits, dans l’école, la famille ou l’affect, qu’au prix des alibis commodes offerts par la métamorphose en l'autre, le déguisement (motif récurrent du texte), l’échange d’identité, voire d’état civil.
Quand il découvre Augustin Meaulnes, François Seurel est d’abord fasciné par les relations étonnantes qui unissent ce garçon à sa mère, par l’admiration dont elle est pénétrée envers ce fils « aimant à lui faire plaisir ». Quel contraste avec les frustrations éprouvées par le narrateur, obligé, quand Millie s’enferme pour coudre dans « sa chambre obscure », d’attendre, « en lisant dans la froide salle à manger », qu’elle ouvre la porte pour lui montrer « comment ça lui allait »! Douloureusement séparé du corps maternel, autorisé à le voir seulement à travers la médiation de l’habit qui l’enveloppe, François n’a pas plus tôt désiré être cet autre fils bienheureux qu’il se sent attiré vers lui. Ce désir, encore plus trouble que le premier qui l’a fait naître, va éclater dans l’épisode au cours duquel Meaulnes, revenu de son escapade, le soir venu, se déshabille dans la mansarde sous les yeux de son compagnon. A l’heure où il n'a encore rien confié de son aventure, seule la présence de ce corps, lentement dévoilé, atteste de la réalité d’une vie étrange, dont il revient pour en faire durer la substance. L’homosexualité latente aux lisières de laquelle évolue le récit verra pourtant son aveu toujours différé : on attendait la chair; c’est le gilet de soie qui apparaît, faisant écran à toute exacerbation passionnelle.
C’est un fait : entre la pulsion et ses objets, l’écriture accumule à plaisir les obstacles; costumes dont le port, presque rituel, permet seul l’initiation aux mystères du Domaine perdu; topographie tourmentée et indéchiffrable, semant la carte du Tendre d’embûches, de chemins tortueux, de haies infranchissables; dérèglements climatiques, égarant les cœurs dans leurs rudes frimas : « Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilité où nous étions de mener à bien de longues recherches nous empêchèrent, Meaulnes et moi, de reparler du Pays perdu avant la fin de l’hiver » (n, 1).
Parallèlement, la femme semble toujours impuissante à combler l'insatisfaction du héros. Frantz arrive seul à ses fiançailles, pour mettre fin à une fête prévue pour lui, détournée par Meaulnes en la célébration de sa rencontre avec Yvonne de Galais. Il reviendra les séparer au soir de leurs noces. Bien vite, il apparaît que la femme ne saurait se conquérir hors d'une relation fautive, vicieuse. L’adultère se profile dans les chassés-croisés à la faveur desquels Meaulnes, cherchant Yvonne, trouve Valentine; Seurel, son ami à nouveau disparu, devient
auprès de son épouse le « compagnon d’une attente dont nous ne parlions pas ». Il faudra la mort d’Yvonne pour que s’accomplisse le geste d’une possession dérisoire, toujours souhaitée, jamais osée avant l’instant où François porte dans ses bras le cadavre de celle qu’il avoue enfin aimer : « Agrippé au corps inerte et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle que j’emporte, je respire fortement, et ses cheveux blonds aspirés m’entrent dans la bouche — des cheveux morts qui ont un goût de terre » (ni, 12).
L’inceste, lui, n’a jamais cessé ses appels. Tout concourt, dans l’univers romanesque d’Alain-Fournier, à supprimer le rival parental. Meaulnes n’a plus de père; on constate que l’évanescence de M. Seurel trouve une contrepartie lumineuse dans l’investissement affectif présidant à la désignation de sa mère par François, « Millie ». Dès lors, l'obsédante revendication de « pureté » qui scande le texte trahit de vaines tentatives pour conjurer des hantises autrement indicibles.
Tous ces fantasmes se cristallisent dans la dernière forme que s’impose le désir du narrateur : en gardant la fille de Meaulnes, François Seurel voudrait donner réalité au rêve d’être son père et d’inverser positivement dans cette relation l’amour qu’il n’a pu vivre, quand s’éveillait sa personne sensible, avec Millie. Dans un roman dont le style se caractérise par la recherche constante et presque austère d’une simple et stricte élégance, le trouble qui préside à l’effondrement de ce songe, au retour d’Augustin, communique son désordre jusque dans l’ordonnance de l’écrit : « ... comme Augustin, la tête penchée de côté pour cacher et arrêter ses larmes, continuait à ne pas la regarder (la petite fille) lui flanqua une grande tape de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillée »... (Épilogue). L’écart de registre manifeste ce que la langue romanesque ne parvient plus à contenir, à refouler totalement au cœur de son système sublimé.
Recherche d'un itinéraire magique qui ne conduirait pas au Monde perdu des mythes mais permettrait plutôt d'en sortir à jamais, le Grand Meaulnes demeure une réponse imparfaite à cette attente. L’exorcisme ne l’a pas encore emporté sur les enchantements. Tout est consommé lorsque enfin le narrateur accède à l’écriture pour tenter de corriger le terrible désordre du journal de Meaulnes : « Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu’ils avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais où. Mais, chose étrange, à partir de cet instant, peut-être par un sentiment de pudeur discrète, le journal était rédigé de façon si hachée, si informe, griffonné si hâtivement aussi, que j’ai dû reprendre moi-même et reconstituer toute cette partie de son histoire » (in, 15). Mais il ne parvient pas, malgré cette usurpation qui le rend seul maître de l’univers de son discours et de ses songes, à la certitude d'une unité retrouvée en sa personne et en son imaginaire. Meaulnes, à nouveau, revient. Promesse de futures tentatives pour risquer encore la vérité de son destin au jeu sans fin de la littérature?