La Ruche de Camilo José Cela (Fiche de lecture)
Publié le 14/03/2011
Extrait du document
N'y a-t-il à opposer, au bourdonnement de la ruche, que la musique de l'écriture poétique ? Comme Manhattan Transfer de Dos Passos, ce livre semble ne pas pouvoir être vraiment résumé. C'est aussi un roman sans intrigue, sans héros central, sans progression d'une histoire à partir d'une situation initiale. Un récit segmenté. Des personnages qui apparaissent et disparaissent de façon irrégulière, discontinue, sans ordre de succession déterminé.
«
tous ce qu'il faut penser (l'opinion, la « doxa »).
Un petit gitan qui chante dans les rues, et un poète désargenté, malgré leur différence, semblent entraînés dans lemouvement d'ensemble, le mouvement sur place, le mouvement sans changement, auquel tous sont condamnés.
L'ANALYSE
La métaphore de la ruche
Voir en Dona Rosa la « reine » de la ruche, comme nous venons de le faire à la suite de certains critiques, c'est filerla métaphore au-delà, probablement, des intentions de l'auteur.
On pourrait être tenté, en poursuivant dans cesens, de trouver des équivalents aux trois types d'habitants que comporte une colonie d'abeilles : la reine qui pondet ne travaille pas (Dona Rosa pond des opinions qui sont des directives ou des signaux), les ouvrières qui sontstériles et actives, les mâles (les faux bourdons).
Mais on n'y arriverait qu'en forçant le texte.
Il n'est pas certain, de surcroît, que Cela ne fasse pas preuve de cette ironie sarcastique qui lui est coutumière.
Orle sarcasme procède volontiers par antiphrases : «Bon appétit, Messieurs ! » La ruche est le plus souvent associéeaux idées de travail, d'ordre, et de solidarité.
Or, à Madrid, en 1942, le chômage touche de nombreux habitants,c'est la dictature du «chacun pour soi», et l'ordre qui règne n'est que du désordre établi (ainsi, l'ordre moral reposesur line organisation quasi générale de la prostitution).
Si Madrid fait penser à une ruche, c'est par un ensembled'apparences qui masquent la réalité : un bruissement ou un bourdonnement, et non une vraie communication; del'agitation, à la place de l'activité véritable, du travail; de petites combines auxquelles on associe, parfois sans qu'ilsle sachent, les autres, au lieu d'une solidarité effective.
En choisissant ce titre, Cela indique bien que, comme pour Manhattan Transfer, le véritable objet, c'est la ville.
Roman sur la ville et roman traditionnel
L'absence d'intrigue peut surprendre et empêcher l'intérêt du lecteur (l'identification à un ou des individus estimpossible).
Aussi, tout en admirant la technique et l'écriture de Dos Passos ou de Cela, certains lecteurs fermerontle livre et penseront : ce n'est qu'une «expérience littéraire».
Certes, mais on peut montrer que Cela et Dos Passos sont très fidèles aux lois du genre.
René Girard a établi, dansMensonge romantique et vérité romanesque (1961), que le roman porte sur le conflit de désirs et révèle le rôle desmédiateurs dans l'orientation des désirs (par exemple, les romans de chevalerie qui incitent Don Quichotte à secomporter en chevalier).
Madrid ou New York sont les médiateurs des hommes contemporains, massifiés, entassésdans de grandes cités, homogénéisés par l'ensemble collectif.
Et il s'agit plutôt d'une tendance au nivellement que d'une effective réduction des disparités à l'identité.
Entre lespersonnages, les lieux, les histoires des uns et des autres, demeurent des différences parfois importantes.
Lieux sacrés, individus à part, histoires multiples
La ruche n'est pas faite que d'alvéoles toutes semblables.
« Le monde, pour Dona Rosa, c 'est son café, et, autourde son café, il y a tout le reste.
» Le café, certes, reflète la ville (voilà pourquoi, d'ailleurs, le premier chapitre sepasse entièrement chez Dona Rosa) : «Les clients des cafés sont des gens qui s 'imaginent que les choses arriventcomme ça, que ça ne vaut pas la peine de chercher des remèdes.
Au café de Dona Rosa, tout le monde fume et,généralement, on médite seul à seul, sur ces pauvres choses, sur ces aimables choses qui suffisent à combler ou àvider une vie entière.
»
Résignation, solitude, silence.
On dirait un lieu de recueillement, comme une église profane : « Il y a celui quiapporte à son silence un air rêveur, sans souvenirs précis, il y a aussi celui qui se rappelle, le visage absorbé, avecles traits de la brute ou de l 'amoureuse lasse de supplier.
» De temps à autre, une conversation s'étiole de table entable.
Ou bien « comme un éclair, un souffle plus tiède qui vient on ne sait d'où le traverse».
Ce n'est pas l'au-delàqui se manifeste, c'est le passé qui remonte.
Le café est le temple du souvenir : « Il flotte dans l 'air comme unregret qui va s 'enfoncer dans les cœurs.
» A moins qu'on ne se laisse gagner, ici mieux qu'ailleurs, par le vide del'existence, partagé, visible dans « les visages des gens qui sourient avec une paisible béatitude, au moment où,sans trop s'en rendre compte, ils parviennent à ne penser à rien ».
Ils étaient dans une église ; les voilà dans unepagode bouddhiste.
A quoi bon penser, d'ailleurs? Dona Rosa, prophétesse effrayante, ogresse vitupérante, s'en charge : « Grasse,plantureuse, son petit corps ballonné frémit de plaisir tandis qu'elle discourt; on dirait un gouverneur civil.»Impitoyable au demeurant : «Jamais elle n 'a fait grâce d'un sou à personne et jamais elle n 'a fait crédit.
» Pourtantelle n'est pas avare de conseils et dispense volontiers son culte de l'Ordre et son respect du Pouvoir : « Moi j'ai idéeque, s'il y a une loi, c 'est pour que tout le monde la respecte ; moi la première.
Autrement, c'est la révolution.»Actuellement (nous sommes en 1942), elle se fait du souci pour les armées allemandes: «Prise d'une série de vaguespressentiments qu 'elle n 'ose essayer d 'approfondir, elle fait des rapprochements entre le destin de la Wehrmachtet le destin de son café.
» Elle pense à voix haute, donc les clients sont, — dans le silence..
»
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