La Règle du jeu de Leiris
Publié le 15/01/2019
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« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », pourtant « la vie, seul un Dé la sépare du viDe »; en jeter un, avec « sa pluralité de façades versatiles » est peut-être de ces gestes qui sauvent. Les dés de Michel Leiris sont désormais les lettres et les mots avec lesquels il joue, sur la base de quelques règles d’écriture simples, à découvrir
la Règle du Jeu, qu’il veut « à la fois art poétique et savoir-vivre ». Dans ce travail d’approfondissement, le langage devient l’instrument qu’était l’érotisme pour l'Âge d’homme. Rédigés à partir des fiches où il note rêves, réflexions, souvenirs, les quatre essais de la Règle s’élaborent selon une dynamique nouvelle : il s’agit toujours de faire échec au temps; mais pour ce faire, la pensée comme la phrase, tout en sinuosités, se disséminent, allant même jusqu’à l’éclatement de Frêle bruit, comme si ne laissant rien au hasard, ce mouvement fureteur pouvait déjouer à l'infini l’issue dernière. Discours sur soi qui s’élargit progressivement au monde et parcours dans l’imaginaire du langage, quête inlassable qui produit son propre commentaire, la Règle du jeu se défait et se fait au fil de quelque trente-cinq années de composition, modifiant son auteur parallèlement, pour révéler enfin que seule importe cette voix qui a su établir un dialogue et le maintient.
I. Biffures
Écrit entre 1940 et 1947, ce texte orchestré en huit chapitres explore encore le monde de l’enfance, suffisamment lointain pour que ses émerveillements, ses fulgurations aient l’air de féeries édéniques. Les souvenirs qu’il met en présence pour leur qualité de faits de langage sont autant d’aiguilles de voies ferrées que les aiguillages nouent et dénouent. Pensée et écriture cheminent de « bifurs », où se multiplient les directions à prendre, en « biffures », où le sens se corrige et se surcharge, jusqu’à peut-être éclairer l’auteur sur sa nature et son but. Le jeu des affinités secrètes et des analogies souterraines entre les mots (procédé cher à Raymond Roussel) est le fil d'Ariane de ce périple dans le
«
L'inventaire
de ce qu'a engrangé sa mémoire trop
sélective révèle d'obsédantes lacunes, qu'il faudrait
combler pour croire «se posséder en totalité»; parmi
elles, la prise de conscience de la mort est primordiale.
Glissement de mots en mots, sa recherche le conduit aux
lieux du théâtre et de l'érotisme qui «jettent un pont A de
notre monde à l'autre» (certains choix de l'Age
d'homme s'éclairent).
De la faille qui sépare celui qui
« n'existant plus que par écrit », s'imagine « extérieur à
la coulée du temps » de celui qui rêvait d'un «destin »,
émerge la lancinante réalité du « moi » social.
Ëtre
homme et poète ne va pas sans déchirement.
La présence
des autres s'est faite plus consistante et s'impose dans le
mot fraternité; «je», «parcelle d'être collectif» dans le
Sud Sahara, fait surgir de son fourbi militaire l'image de
Khadidja, bel Ange de la Mort, par lequel il croit avoir
pénétré les arcanes du monde à moins que là encore il ne
soit le jouet de l'écriture.
JU.
Fibrilles
«La fière, la fière ...
» : sous cc titre, Leiris regroupe
les quatre parties de ces « hasardeuses Fibrilles », cela
résumant pour lui «tout ce qu'on peut trouver d'amer et
de magique quand on aborde des lieux retirés et diffici
les », ce qui fait toute la substance de ce troisième essai.
Lever et chute de rideau sur la Chine dont l'harmonie
visible l'a fasciné mais qui s'édulcore en un rêve engen
drant le désarroi.
L'histoire a sa place dans le jeu car elle
signifie désormais les obsessions de l'auteur : analysant
ses voyages, il prend une distance certaine avec l'enfant
qu'il était (ose un« il») et avec l'idée même de départ.
C'est qu'il a effectué un voyage autrement plus troublant
et plus dangereux : une tentative de suicide, véritable
descente aux Enfers où il n'était plus séparé de la tan
gence que par un infinitésimal hiatus, et après quoi tout
n • est plus que dissonance.
La rêverie et la poésie l'aident
à remonter de son plongeon (poèmes de «Vivantes cen
dres, innommées», repris dans Haut-Mal en 1969).
Sa
préoccupation première est l'art, «en tant que mode de
vie » : être « art et vie, voix et chair>>! Montrant les
pouvoirs et les limites de la littérature, il redéfinit son
esthétique, son ambition d'une écriture totale qui suscite
rait « des instants dont chacun serait une éternité ».
C'est
le moment d'avouer que la règle d'or recherchée était un
leurre, et que la poésie « par essence de l'ordre du tout
et du rien >> ne saurait être circonscrite par les moyens
du discours.
IV.
Frêle Bruit
A cette impossible Fibule qui devait clore la Règle du
jeu, Michel Leiris oppose le filet de voix d'un veilleur
qui « fêlant le silence sans le briser, empêche le vertige
du néant ».
Les thèmes ne diffèrent pas: la poésie, l'éro
tisme et la mort, ses engagements d'homme (Cuba, Mai
1968), ses oscillations, sa « di ffi cul té d'être >>.
Mais à
l'inverse de cette continuité, le procédé d'écriture rompt
avec la linéarité qui précédait: la discontinuité de l'écri
ture fragmentaire (plus proche en cela de celle de Mau
rice Blanchot que de Raymond Roussel) rend compte
de la discontinuité de l'être.
Ainsi alternent jeux sur le
langage, notes, rêves, poèmes dans « une vasque où se
rejoignent et se croisent la Pente du souvenir, la Perspec
tive de l'avenir et les Traverses du destin )).
L'imagination s'accroche aux moindres prises, à tout
ce « par quoi l'on existe, à 1' échelle des océans ou à celle
du verre d'eau>>.
L'ombre de Mallarmé et de son Livre
, celle de Pilate, suivent
Michel Leiris dans sa quête de la Phrase fulgurante tou
jours à écrire, qui laverait le poète de sa souillure et
rendrait la mort acceptable parce qu'achèvement néces
saire.
De plus le rôle du lecteur comme partenaire s'af
firme : déjà J'emploi des tirets, parenthèses ou points de
suspension avait, de Biffures à Fibrilles, introduit le temps
de la lecture; mais ici, dans le silence qu'établit
chaque blanc, le > se projette à la rencontre du «je >>
et dans la marge d'interprétation qui lui est laissée peut
> à loisir, selon le vœu de Nietzsche.
BrBUOGRAPHlE Maurice Blanchot, l'Amitié, Gallimard, 1961; Philippe
Lejeune, «Bref su r Biffures>>, in Poétique n° 20, mars 1975;
Gaëtan Picon, l'Usage de la lecture, tome Il, p.
147-153, Mer
cure de France, 1961; Roland Simo n, Orphée médusé, 2• partie,
Lettera-l'Âge d'homme, 1984..
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