Et poùrt&nt sa vieillesse aurait dd 6tre bien sombre et bien
triste I La Fontaine, ayant toujours délaissé les siens et connaissant
à peine son fils, risquait de finir dans l'abandon
général. Heu.-eusement Mme de la Sablière et Mme d'Hervart
veillèreE,t avec une sollicitude maternelle sut ce grand
enfant U mourut, le t3 avril i695, entouré de soins, après
être revenu franchement aux sentiments religieux de sa
jeunesse. « Dieu n'aura point le courage de le damner »,
disait la garde-malade qui le veillait. Cette femme ne faisait
qu'exprimer la sympathie inspirée à tout le monde par La
Fontaine. Il a souvent manqué de dignité, il a offensé la
mt>rale dans sés écrits, il a été mauvais époux autant que
mauvais père ... , et cependant nous l'aimons, cet inconstant,
ce distrait, cet étourdi qui oublia la realité pour le rêve et
se dévoua tout entier à .la cause de l'art.
LES FABLES
H1stonque. - En 1666, La .Fontaine avait publié la
oeconde série deli Contes, et le scandale était grand à Ja
cour. Louis XIV, qui n'aimait point l'ami de Fouquel1
Je fit chapitrer μe.r Colbert. Sous l'ancien régime, quand
on encourait la disgrâce du maitre, on était perdu.
L'insouciant poète comprit le danger et c'est pourquoi,
peut-être, il entreprit de parer le coup en publiant une
oeuvre plus morale et plus sérieuse.
Le 31 mars i668, il lançait dans le public un volume,
luxueusement imprimé, orné de gravures du dessinateur
Chauveau, et modestement intitulé Fables choisies
mises en vers (1). C'étaient les six premiers livres du·
reweil actuel, et une adroite dédicac" à Monseigneur le
Dauphin les précédait, destinée, nous pouvons .l.e croire,
à apaiser le monarque irrité. Ces apologues, 4ue leur
auteur présentait comme de simples bagatelles, furent
fort 1,çoô.tt'.la aussitôt. Il fallut, au cours de la même année,
en donner une seconde édition. La Fontaine fut consi-
(1) Le priril ... NI du• iuia lff7 et l'aoiaeY6 '181,Primer da Il man INI,
déré, rlès cette date, wmme l'Ésope et le Phèdre des
Français.
Son intention n'était point de continuer à travailler
dans ce genre, et il l'avait déclaré en disant que « les
longs ouvrages lui faisaient peur» (1). Mais La Roche
foucauld, Molière, Maucroix insistèrent ; le bon La Fontaine
céda; et bientôt des fables manuscrites commencèrent
à circuler dans les salons. Le 12 mars 1671, sept
apologues inédits furent in;;érés dans les Fables nouveltes
et autres poésies. En 1678 et 1679, parurent les
« troisième )> et « quatrtème parties», qui contiennent
les livres VII à XI et qui furent placées sous le patronage
de Mm0 de Montespan. La favorite protégeant ouvertement
le poète, chacun lui accorda du génie, et, Louis XIV
ayant daigné recevoir la visite de La Fontaine(2), l'admiration
devint de l'enthousiasme. Quatre ans plus tard, le
t5 novembre 168a, l'Académie lui ouvrait ses portes, et
le roi, malgré sa vieille rancune, finissait par sanctionner
l'élection (20 avril 1684).
La période de production féconde était finie pour La
Fontaine. Il ne délaissa pomt cependant le genre auquel
il devait ses plua doux succès. Les Ouvrages de prose et
de poésie des 1ieurs 11/aucroix et La Fontaine renferment
quelques jolies fables (3), et le douzième livre, publié
au début de 1694 pour le duc de Bourgogne, est absolument
digne des précédents (). C'est la réunion des
différents recueils et des pièces éparses qui a formé le
mince volume des Fable,. On aurait fort étonné
Louis XIV, les gens de la cour et le Bonhomme luimême,
si on leur et\t dit q ces deux cent quarante
historiettes pas,;eraient, un jour, avec les comédies de
Molière, pour l'oeuvre la plus artistique d'une époque
où s'illustrèrent de si grands poètes.
(t) Voir !'Epilogue du sixième livre.
(t) r.. poète devait priNnter au 10i an •••plain •• oon --, _,, l'...,.
wtr..it onl,lia, dii-on, cbea lui le volame.
(3) Par exemple : La Folie et l' Amovr; Le lle1tard .anglau; Le li•r6-cw, la
GcnU., la Tortue ot lt Rat. Ce recueil parut on l6St'.
(4) On y tro11Ye Les IHtut: c,.,,,,.,., L,- Co1t\)Jag11011• llUl11-, Le Jwg,
arbitre.
Étude littéraire : La Fontaine et sa conception
de la fable. - La Fontaine a pris soin de définir luimême,
en prose et en vers, quelle fut son intention
quand il écrivit des apologues. Dans l'Épilre déd1caloire
à Monseigneur le Dauphin, il proclame l'utilité des
fables ... L'apparence en est puérile je le confesse, dit
le modes le poète, mais ces puérilités servent d'enveloppe
à des vérités importantes. >> La préface du premier recueil
est une affirmation de la même chose. « Ces badineries
ne sont telles qu'en apparence, répète-il; car,
dans le fond, elles portent un sens très solide .... Ces
fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint.
Ce qu'elles nous représentent confirme les personnes
d'âge avancé dans les connaissances que l'usage·
leur a données et apprend aux enfants ce qu'il faut qu'ils
s(lchent. » La Fontaine insistera toujours sur ce côté
pratique de son oeuvre et restera fidèle à la profession
de foi qu'il formulait en 1668 :
Je chante les héros dont Ésope est le père,
Troupe de qui l'histoire, encor que mensongère,
Cont,ient des vérités qui servent de leçons.
Toul parle en mon ouvrage, et même les poissons :
Ce qu'ils disent. s'adresse à tous tant que nous sommes .
Je me sers d'animaux pour instruire les hommes (t).
Retenons bien ce mot d'« instruire »; il revient continuellement
sous la plume de l'auleur. On sent qu'il exprime
sa préoccupation constante.
Mais si« conter pour conter lui semble peu d'affaire »,
La Fontaine ne dissimule point « qu'une morale nue
apporte de rennui,, (2). Dans la façon de présenter les
préceptes, il faut de la « nouveauté », de la « gaieté »,
« un certain charme, un air agréable, qu'on peut donner
à toutes sortes de sujets même les plus sérieux » (3).
Le fabuliste répudie « les vains ornements » et la« préciosité
» futile ( 4). Mais il rappelle que « le Parnasse » a
(t) . Monseigneur le Dauphin, en tète du livre I".
(!) J,'ables, livre VI, fable t : Le Pdtre et le Lion.
(3) Prtfaee du premier recueil.
(i) Fable,, livn V, fable t : Le Bûeheron 1t Mereur1
Jugé l'apologue comme étant• de son apanage» (i), que
c'est donc un genre poétique, et qu'on le doit parer des
grâces de la poésie.. Lui-même n'a jamais manqué à ce
devoir. Par mille moyens qu'il nous rJvèh,, il a introduit
dans ses fables toute la« variété», toute la «diversité»
dont il _était «capable» (2). Sermonner, en l'amusant, le
monde;' e vieil enfant qu'on berce avec le conte de Peau
d'Ane (3), voilà le dessein du Bonhomme; et il résume
trà:- bien sa pensée dans ce vers :
1 En ces sortes de feinte, il faut instruir-e et plaire ( 4;.
Nous allons voir comment, toujours et partout., il sut
reslêr fidèle à son programme.
La Fontaine et ses predècesseurs (5). - 11 est rare
queLa Fontaine ait inventé le sujet d'une fable, et, selon
l'expression d' Amiel, « il prit paresseusement des thèmes
tout faits ». Ces thèmes, il les rencontra de droite ou de
gauche au cours de ses lectures capricieuses. Lui-même
· s'était surnommé Potyphile, c'est-à-dire« l'amateur de -
toutes ehoses », et jamais surnom ne fut mieux mérité.
Un livre ne pouvait lui tomber sous la main sans qu'il
négligeât, pour le parcourir, les affaires les plus pres
santes. Il avoue franchement, dans l'Épftre à Huet, cet
éclectisme en même temps que celte passion :
Je chéris !'Arioste et j'estime le Tasse;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J'en parle si souvent qu'on en est étourdi ;
J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.
Et non seulement il lisait, mais il revenait avec délices
l aux oeüvres qui l'avaiant charmé; il en parlait avec
(i) Préface du premier recueil.
(%)Avertissement du second recueil (au début du livre VII),
(B) Fables, livre Vlll, fable 4: Le Pouvoir de. fables •
(4) ibid., livre VI, fable 1; Le Pdtre et le Lion. Voir également line V, fable t.
• Enllo, si dans ces vers je ne plais et n'in,truis, il ne tient pas à moi. » - Pour les
théories de La Fontaine sur la fable, consulter (outre les fables indiquées) ; Contre
ceux qui ont le gollt difficile (Il, 1) ; A Madame de Montespatt (début d11
livre Vil); Le mpositaire infidèle (I.X:, 1); !'Epilogue (fin du livre XI).
.,) V Git 1111' llU a111t11n 11011'11 brochure La F11lll1,
enthousiasme'(!); il en gardait dans la mémoire mille
passag·es admirés. Ce fut l'origîne de bien des fables et
cela nou;a explique pourquoi il est difficile . l'indiquer
toutes les '"sources auxquelles il puisa. Racine s'inspira
presque exclusivement des tragiques grecs et Boileau dQs
satiriques latins. Polyphile eut des modèles par centaines.
11 emprunta aux fabulistes et aux écrivains de toute
espèce, aux anciens et aux modernes, aux Européens et
aux Orientaux. Si bien qu'on pourrait composer une
riche bibliothèque en réunissant les ouvrages dans lesquels,
selon un mot célèbre, 'infatigable lecteur trouva
et reprit « son bien».
Il emprunta surtout aux fabulistes de profession; et
ils sont nombreux, dans l'histoire littéraire, les prédécesseurs
du Bonhomme. Il y en avait beaucoup en Orient,
cette patrie des vieilles légendes et des contes touffus
comme les forêts vierges de l'Inde. Nous connaissons les
Avadanas, le Pantcha-Tantra ou les Cinq chapitres de
Vischnou-Sarma, l'Hipotadésa ou cc l'instruction utile»,
Calila et Dimna ou le Li-r,re des lumières de Pilpay et.
les récits du sage Lockman (2). La Fontaine ne savait
point les langues orientales, mais il avai à son service
des traductions latines ou françaises (3) ; et, à partir du
second recueil, il imita beaucoup ces fables si longues,
si embrouillées, et dans lesquelles mille aventures
accessoires viennent perpétuellement compliquer le récit
principal ( 4). Chez les Grecs et les Latins, il eut des
maîtres dont il se proclame l'huinble traducteur: Ésope
qu'il loue de sa simplicité (5), Babrius qu'il appelle
(i) Ayant 1u ie lhre <le fJaruch dans la Bible, il fut si émereillé que, pendant
plns1eurs joun, il n'a.borda penonne .... Po••r eetle queatioa: • AYeZ•TOUS lu
Baruch? C'eat nn fort beau line 1 » 1
(!) On croit que Je Pantcha-Tantra fut écrit au 111• 1i6cle &Tart notre ère et
Galila au vm• siècle. Quant à Locitman, c'ttait qn,ilqne perwnnage imagillairo auquel
on attribua certains apologues.
(S) L'orienlalisle Gaulmiu donna en 1644 la traduction du Liwn tù1 lumières
et Poussines, en 1666, le Modèle d.e la Sageue du «Il.tien, Indiens.
(4) Voir par exemplè, lino X, les fable• t, s, B, 9, Il, 13, i5.
15) JI est certain qu"il y eut un fabqliste du nom d"Ésope, au v1• siècle avant
:&sus-Christ. Aristophane, Platon el beaucoup d'auteurs parlent de lui. Mais il est
probable que les fables attribuées à cet l!crinin aont apocryphea ; et les uecdo&.
racoa.téea à sou 1ujet ne m6riteDt aucu■e créane1.
.....
Gabrias (i), Phèdre et A1Jiénus, fort élégants mais trop
froids et trop secs (2). Malgré Eon admiration pour eux
et malgré sa modestie, il a fort bien caractérisé leur
défaut commun, quand il a dit :
Tous ont fui l'ornement et le trop d'éteadwe,
On ne voit point chez eux de parole perdue.
Phèdre était si suecinct qu'aucun• l'en ont blàmé,
Ésope en moins de rnotll a'e■t eneore exprimé.
Mais sur tous certain Grec renchérit et se p1q1141
D'une él4!«ance la.conique;
Il renferme toujovrs son conte en quatl"e ven;
Bien ou mal, je Je laisse à j11ger aux experts (3).
Au moyen âge et à l'époque de la Renaissance, les fabulistes
ne manquèrent point, et La Fontaine semble les
avoir parfaitement connus. Sans parler du Roman de
Renart, l'épopée satirique et malicieu,se o'I) il prit bien
des traits pour peindre le rusé croqueur de poules, il
avait lu les Bestiaires, les Fabliaux, et l' Y8opet de Marie
de France (4). Il avait mis également à contribution lesrecueils
de l'Italien FaHrne, de Oillea COl'roset, de Guillaume
Guéroult, de Guillaume Haudent (5). Et comme
il pratiquait ave.c assiduité les oeuvres de ses ancêtres
littéraires, il n'en est pas auquel il ne doive le sujet
d'un de ses plus beaux apologues.
Mais il ne s'inspira point seulement des fabulistes de
profession. Bien des auteurs, qui étaient loin d'être tels,
lui ont fourni des sujets ou des détails intéressants.
D'après un chapitre d'Aulu-Gelle, un dialogue deTabarin,
(l) Babri• .,,vait, sans doute, a11 u• ou au 1n• oiêcle aprè8 Jéoua-Chrisl. C"Mait nn
Grec qui hahlt& la Syrie el voyagea en Orient. On ne connut que peu d'apologues de
luj ju11q11'aa jonr <NI de Mlnu, en i8ü, rèro11sn la& fables duu la biblio
lhèqne ••u• convent du mont Alhoo.
() Phèdre, affranchi d' Augu1le, composa sou recaeil à Rome son1 les règnes de
Tibère, de Caligullt. et de Claude. Avién.is ou ATiaaU .(. . , 111" • ..-tiède apna
J. -C.) a IMDé U fable• en mètre 6lgiaqoe.
(3) Fa.l>lea, line VI, fable i, u Pdtr-e et le Lion. Ce jlagement &.1t moins joste
en ce qai concerne Babrln1 que poor les autres.
( i) Marie de l'raaoe, femme originaire de Normandie, vécut• Auglete,..., au XIII" 11cle.
EU. a nlunl sous l• nom d' Ysopet une centaae lie fableo tradukeo du aaciens.
(5) F...., (tllOO.t56t) imita Phèdre et il.ope; Corroaet (iMO-lM8) publia en l5it
/t$ Fa/JI•• du trè• ancien Esope, Phrygien, prtlfllmment écrite• en (IN!C et de•
puis mitta en r11thme françois; Guéroult et Haudent, toua deux dn ni" aiàcle.
doa....... t l'u Z.1 ZfllblnM1 (1119), 1• ..v Tr-MS cent ri<r: apmgv11 tl ll•epe (tü7).
une maxime de La Rochefoucauld, une anecdote de
Racan et quelques pages de l'évêque Guevarra, il écrivit
des chefs-d'çeuvre (1). D'autres fables furent composées
avec Horac, Marot ou Rabelais sous les yeux (2). Et l'on
peut dire que l'imitation est, selon les cas, plus ou moins
large et heureuse, mais qu'il y a toujours imitation.
Son originalité dans l'imitation. (La Laitière et le
Pot au lait). -Cette imitation, comment La Fontaine l'at-
il comprise? Il s'est expliqué à cet égard dans la charmante
Épitre à Huet. Ennemi du « sot bétail » des
opistes serviles et des « vrais moutons » littéraires, il a
défini de la sorte sa méthode :
Mon imitation n'est pas un eHclavage.
Je ne prends que l'idée et les tours et les lois
Que nos maitres suivaient eux-mêmes autrefois.
Si d'ailleurs quelque endroit, plein chez eux d'exc'31:ence,
Peut entrer dans rnes vers sans nulle violence,
Je l'y transporte et veux qu'il n'ait riea d'affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d'antiquité.
Nous avons ici la doctrine même du xvn° siècle: prt}ftdre
pour guides les anciens, ces modèles de correction
absolue et de simplicité élégante; emprunter des cadres
et des idées générales auxquelles on prêtera une forme
nouvelle;- fondre adroitement le goût antique et le goût
contemporain.' Boileau n'a jamais dit autre chose, et
jamais non plus il ne l'a dit mieux que La Fontaine.
Le Bonhomme, d'ailleurs, s'est conformé toujours aux
principes qu'il édictait. Il est original quand il imite, et,
la plupart du temps, comme le personnage de la mythologie,
il transmue en or ce qu'il touche. Les procédés
qu'il emploie sont différents. Avec Ésope et Phèdre, il dé-
(1) On trouyc dans les Nuits attiques d'Aulu-Gelle l'idée de l' Alouette et se,
petits; dans les Rencontre,, fantai&ie• et coqs-d-l'dne facitieuoe du baron
Grattelard, celle du Gland et de la Citrouille; dans la Vie de Malherbe, par
Racan, Le Meunier, son Fila et l'Ane. Le Pa111an du Danube est une adaptation
de GueTarra, et Les Lapin• furent inspiré, par un passage de La Rochefoucauld.
(%) Le Rat <le ville et le Rat de, champs (Horace, Satires, livre li, ••lire 6);
Le Lio11 et le Rat (Marot, 8p!tre ri Lyon Jamcl); Le JJûchero11 et tllercurc (Ra•
.ll1l1i1, Pantagrucl, prolo11u• du lino IV),
J
Teloppe largement et il étoffe l'apologue un peu maigre.
Pour nous en convaincre, lisons une des_ premières
fables du recueil, la Besace, et opposons-la aux Défauts
des hommes de Phèdre. « Jupiter nous a donné deux besaces,
Jit l'auteur latin. Il nous a mis sur le dos.celle qui
contient nos défauts et il a suspendu sur notr 'poitrine
celle qui est lourde des vices d'autrui. De cette façon nous
ne saurions voir ce qui est mal en nous ; mais les autres
font-ils une faute, nous la notons à l'instant même (1). ,,
En cinq vers très prosaïques tout est dit. C'est nu,
c'est sec ; c'est rien moins qu'attrayant. Prenons La
Fontaine, et tout s'anime ! Le début de la Besace est
majestueux. Il semble que nous allons assister à une
assemblée solennelle des dieux, comme il y en a tant chez
Homère et Virgile. Mais Jupiter, qu'on appellera bientôt
« Jupin », quitte brusquement le ton pompeux et termine
son discours par une épigramme (2). Nous tombons de
l'épopée dans la comédie et l'ironie du Bonhomme se
donne librement carrière. Avec quelle malice il à choisi
ses acteurs : le singe qui est laid, l'ours qui manque
d'élégance, l'énorme éléphant, la minuscule fourmi!
Tout ce monde-là censure drôlement son prochain, et se
déclare «content» de sa propre personne. Les répliqües
sont amusantes; la scène est vive; et, avec la comparaison
de la besace, sort naturellement de cette fable la
leçon qu'on voulait nous donner. Nous voici loin de
Phèdre et de sa froide allégorie!. .. Or, chaque fois que
La Fontaine prend pour modèle un fabuliste ancien, il
procède de cette manière et il développe avec art les
apologues sèchement rigoureux comme des théorèmes
de gtométrie.
Toute différente est sa méthode quand ils' agit d'auteurs
à l'imagination luxuriante comme Rabelais et les conteurs
orientaux. Si l'on rapprochait l'Homme et la Couleuvre
des passages correspondants du Pantcha-
(l) PbèdJ'e, livre IV, fable tO. - Comp&rer Ieo fables 1, !6 ; III, 6 ; IV, 9 et t3
nec Le Renard et la Cigogne, L, Coche et la Mouche, L, Renard et lt Bouo,
l,a Mouche et la Fourmi. '
(3) l,e iluaci, u Venea tilllJ•: p11ioJ le prmior el pour çt1111,
l'AVf Ult, Auteurs trançats. 18
Tantra (i), on verrait avec quelle sobriété il imite ces
fables indiennes qui sont interminables et« s'emboîtent
les une dans les autres ", suivant l'expression d'un critique.
Il prend !'idée du drame qu'il développe en quatre
scènes savamment combinées et graduées. L'action simple,
bien proportionnée, d'une unité parfaite, .,;'achemine
régulièrement vers le dénouement que les répliques de
l'homme font prévoir. C'est simple, rapide et pressant.
Le Paysan du Danube est également fort caractéristique.
Guevarra, et surtout Cassandre, qui dans les Parallèles
historiques enjoliva son récit (2), avaientrendugrotesque
l'étrange ambassadeur. Ils lui avaient prêté des tirades
infinies, diffuses, déclamatoires. Ils avaient fait oeuvre
d'érudits et de rhéteurs. La Fontaine compritlatàche qui
s'imposait. Il sut élaguer les détails parasites, trouver et
dégager des broussailles étouffantes l'image ou l'idée
digne d'être mise en lumière, faire du bloc informe jaillir
une oeuvre d'art merveilleusement achevée. Au lieu d'un
discours fluide el sans accent, son barbare prononce
une harangue grave, forte, émouvante, qui émerveille les
sénateurs. Et l'on est fondé à prétendre que le fabuliste
créa vraiment le Paysan du Danube.
D'ailleurs, pour mieux saisir sur le vif l'originalité du
Bonhomme, prenons une fable dont l'orig,ine est fort
ancienne et dont il est possible de suivre l'évolution à
travers les siècles : la Laitière et le Pot au lait. Voilà
un apologue qui nous vient de l'Orient et qu'ont refait,
sous maintes formes, les sages de la Perse et de l'inde.
En ces contrées chaudes et lointaines, les imaginations
surexcitées se 18:issent-elles aller- plus loin que dans
notre froide Europe à concevoir des projets démesurément
ambitieux ? On pourrait le croire quand on
voit les nombreuses fables où ce travers est raillé par
les moralistes.
lt) Saint-Marc Girardin, dans le premier volume de La Fontaine et les (abulistes,
a donné tout au long la fable orientale (pages H3-l!fi).
(2) François Cassandre, mort en :!.696, donna de la Rhétorique d"Ar stote unt
ti•u.ducliou fort e:,,itimt'e. Il était l'ami de Boileau et de Mllucroi qui UA :aoutinreat de
1-ur bourse et faisai.eut ttrand eu de lui.
Dans le Pantcha-Tantra, c'est l'histoire du Pot cas.é.
L'Hipotadésa ou l'instruction utile nous fournit celle
du BrahmanP qui brisa les pots. Mentionnons également
1«.- version du Calila et Dimna, le .Santon de
Pilpay, et l'aventure d'Alnaschar, à la 17(3e des Mille et
une Nuits. Presque partout un pauvre diable oubliait la
réalité pour cJouter la voix séduisante de son rêve.
Toujours il détruisait maladroitement l'objet sur lequel,
au cours de son extase, il avait édifié sa chimérique fortune.
L'apologue de Pilpay nous sera un exemple de ce
que brodèrent sur ce thème tous les conteurs oriontaux:
Un négociant riche et charitable comblait de bienfaits un pauvr11
Santon, son voisin. Chaque jour, il lm envoyait une certaine quantité
de miel et d'l:mile. Le miel servait à. la nourriture du Santon,
et il mettait à. part l'huile dans une grande et large cruche. Quand
elle fut pleine, il songea à l'emploi qu'il en pourrait faire. « Cette
cruche, dit-il en lui-même, contient plus de dix mesures d'huile,
et, en la vendant, je puis acheter dix brebis. Chaque brebis me
donnera, dans le cours d'une ann6e, deux agneaux ; ainsi en
moins de dix années, je me verrai possesseur d'un nombreux troupeau.
Devenu riche, je ferai bâ.tir un superbe palais : une compane
aimable, que je choisirai, en fera le principal ornemflnt. Elle comblera
mes voeux en mettant au monde un enfant. L'éducation de
mon fils sera mon ouvrage ; je lui apprendrai les sciences; il répondrli
à. mes soins paternels. Si, cependant, emporté par la fougue
de l'âge, il s'écartait du chemin que je lui tre,cerai, s'il osait me
désobéir, je lui ferais sentir mon courroux ». Il dit; et, en même
temps, s'iruiiginant corriger ce fils rebelle, il déchargea un grand
coup d'un hé.ton qu'il tenait à.la main sur la cruche placée au-dessus
de sa tête : la cruche vole en éclats ; l'huile coule sur la barbe et
sur les cheveux du Santon, qui, revenu à lui, voit avec douleur
ses moutons, ses palais et toutes ses richesses disparaitre.
C'est.ici le type des apologues indiens ou persans. Les
rêves d'avenir y sont démesurés; et la catastrophe châtie,
non sans une ombre de justice, la brutalité d'un homme
qui se croit parvenu au suprême degré de la fortune et
ne garde plus de modération.
Les contds orientaux s'introduisirent en Europe, et nos
ancêtres se passionnèrent pour eux. On leur accorda
une place d'honneur dans tous les ouvrages de morale
et ils LrouvèrenL wême bon accueil chez les prédicateurs.
Au xme siècle, lesermonnaireJ acques de Vitry et Nlo.,las
de Pergame, en un livre d'édification religieuse (i ),
traitèrent la fable en la transformant et frayèrent a,=;surément
Je chemin à La Fontaine. Tous deux substituent
au brahmane, au potier, au mendiant, une jeune servante
de -ferme qui va porter du lait à la ville. Elle
s'arrête au bord d'un fossé et calcule ce qu'elle pourra
bien acheter avec le produit de sa vente. A tour de rôle,
elle s'imagine être propriétaire de poulets, de cochons,
de brebis, de boeufs. Elle arrive à l'opulence et fait un
beau mariage. Alors, transportée de joie, croyant que son
mari la conduit en croupe à l'église, elle excite le cheval
en lui criant: « Allons I Allons 1 )> et elle veut lui donner
un coup d'éperon dans le flanc. « Hélas I ajoute l'auteur,
son pied glissa el elle tomba au fond du fossé en répandant
son lait. C'est ainsi qu'elle ne posséda jamais ce
qu'elle espérait acquérir. » La Fontaine, sans doute, ne
connut point Jacques de Vitry et Nicolas de Pergame ;
mais il lut certains de leurs imitateurs qui avaient conservé
la laitière comme personnage principal. Et c'est
évidemment à Bonaventure des Périers qu'il prit l'idée
de son charmant apologue (2).
Voici ce que lui fournissait le gai conteur du xvie siècle,
moins préoccupé de morale que de faire la leçon aux
alchimistes. Après quelques calembours et une critiqu8
des songe-creux, << dont tout le cas s'en va en fumée »,
l'auteur des Nouvelles récréations et joyeux devis
écrivait :
On ne les sçaurait mieux comparer qu'à une bonne femme qui
portait une potée de lait au marché, faiRant son compte ainsi :
qu'elle la vendrait deux liards ; de ces deux liards elle en achepterait
une douzaine d'oeufs, lesquels elle mettrait couver, et en aurait
une douzaine de poussins ; ces poussins deviendraient grands, et
lei ferait chaponner ; ces chapons vaudraient cinq solz la pièce :
ce serait un escu et plus, dont elle achepterait deux cochons, masle
et femelle, qui deviendraient grands et en donneraient une douzaine
(t) Le litre latin,·., iivre de Nicolas est Dialogua cr,aturarum moralieatus.
($) Poile el conteur, Bonaventure des Priers, n à Arnay-le-Duc, ven IS00, Cu\
11crtalre de Marguerito d'Alonçon, el •• suicida dan1 l'piver 49 iG•-14"· &et
Novv,#111 llicriatiq,., p&l'lll',111 tOH·
d'autres, qu'elle vendrait vingt solz la pièce après les avoir nourriu
quelque temps : ce seraient douze francs, dont elle achepterait une
jument, qui porterait un beau poulain, lequel croistrait et deviendrait
tant gentil : il saulterait et ferait hin. Et en disant hin, la
bonne femme, de l'aise qu'elle avait en son coiepte, se print à faire
la ruade que ferait son poulain, et, ce faisant, s,, potée de laict va
tomber ,et se respandit tout3. Et voilà ses oei;fs • .ses poussins, ses
cochon&;. sa jument, son poulain, tous par terre .Ainsi les alquemistes,
après qu'ilz ont bien fournayé, charbonné, lutté, soufflé,
distillé, calciné, congelé, fixé, liquéfié, vitrefié, putrefié, il ne fault
que casser un alambic pour les mettre au compte de la bonne
femme.
On voit que l'aventure avait bien changé sur la route,
et qu'èn touchant la terre gauloise elle était devenue
plus naturelle aussi bien que plus amusante.
« J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi», nous
avoue le bon La Fontaine. Nul n'ignore qu'il pratiqua
beaucoup les Nouvelles Récréations, et, c'est au cours
de ces lectures que l'histoire de la « bonne femme » le
séduisit. Étudiez maintenant la Laitière et le Pot au
lait, et vous verrez en quoi consiste l'imitation de La
Fontaine. Sous ses doigts l'apologue se transforme, et
nous avons une petite comédie adorable de grâce, d'esprit,
de belle humeur.
Assurément, nous regrettons qu'il n'ait point lu la
fable de Nicolas de Pergame; car le joli passage, où la
jeune fermière croit éperonner le cheval qui la conduira
vers l'église, lui aurait inspiré de beaux vers. Mais, s'il
n'a pu recueillir cette fleur, son Pot au lait n'en est
pas moins un chef-d'oeuvre. Rien n'est si pittoresque
que le portrait de l'a venante laitière, « légère et court
vêtue », avec « son cotillon simplé » et « ses souliers
plats »? Rien n'est si 'vif que le récit de sa mésaventure.
A force de vouloir être précis, Bonaventure des Périers
finissait par ,mériter le reproche de lourdeur : La Fontaine
évite èe défaut. Tout en conservant et et1 condensant
·l'essentiel, il allège la narration; il la rend plus
• dramatique par l'emploi du discours direct; il note·même.
grâce à la succession habile du futur, de l'imparfait et
du présent, la rapidité avec laquelle Perre ttc s'imàgine.
1