La crise de l'Etat providence de Rosanvallon (fiche de lecture)
Publié le 30/08/2012
Extrait du document
Le projet de société décrit dans l’ouvrage suppose un réel bouleversement dans la manière de concevoir la politique, cependant, ses propositions au lointain relent d’autogestion, sont encore loin d’être mises en place dans la politique actuelle. Au contraire, nous avons plutôt affaire à ce compromis tant décrié par l’auteur, entre libéralisme et keynésianisme. Alors, erreur de diagnostic ou triste soubresaut de l’histoire ? S’il y a incompréhension, désocialisation, cela ne provient, à mon sens, qu’en partie de l’action de l’Etat. D’autres causes sont aussi et plus précisément à rechercher du coté de cette « société de marché « et du processus d’accumulation capitaliste. L’analyse de Pierre Rosanvallon reste ancrée dans une perception étatisée de la société. Le lien entre Etat et capital n’est que superficiellement abordé. Si le système capitaliste avec ses contradictions ne permettent pas à eux seuls de comprendre l’existence et le fonctionnement de l’Etat providence, ce dernier reste cependant le principal garant de l’ordre et du bon fonctionnement de cette « mécanique à broyer de l’humain[12] «. L’Etat joue un indispensable rôle de surveillance et de contrôle des masses dans une volonté de maintient de la paix sociale et de fait perpétue les modes de production capitalistes avec ses doses d’exploitation et d’aliénation. Mais peut-être ceci fait-il partie du registre de « l’archéoradicalisme[13] « ? S’il y a quelque chose que les classiques avaient compris et anticipé, c’est bien le pouvoir qu’un Etat fort a de s’immiscer dans les relations sociales. Depuis des siècles, l’autorité centralisatrice s’infiltre dans la vie des individus pour réguler les comportements et former les attitudes. Tout en réfutant le modèle d’organisation proposé par ces derniers, il serait cependant injuste de nier leur anticipation sur le sujet. Débureaucratiser le « grand interface « (p. 41) est une piste pour rationaliser sa gestion et limiter la prolifération réglementaire. C’est un thème plus qu’usé par les divers politiciens, de gauche comme de droite, qui se sont évertués depuis plus de 20 ans à mettre de l’ordre dans l’administration, à juguler les dépenses… Cela n’a pas a priori amélioré la visibilité sociale mais plutôt contribué à renforcer une certaine aigreur au regard de ces privilégiés du service public grevant de fait cette cohésion d’ensemble tant recherchée. Bien que l’auteur tente de limiter l’intervention de l’Etat, notamment en proposant de déléguer de son pouvoir d’intervention aux associations et autres groupements vecteurs de cohésion sociale, il n’envisage pas moins un sauvetage désespéré de cette aberration bureaucratique, de cette « prothèse de l’humanité [14]«, comme si elle était fondamentale dans l’organisation sociétale. Si des solidarités doivent se recréer c’est au sein d’un mouvement social d’ampleur, proprement révolutionnaire et non dans le but de traiter, au cas par cas, les diverses pathologies sociales engendrées par un rapport salarial injuste, la précarisation généralisée du travail, le chômage…etc.
«
Etat et marché, réservé aux nouveaux acteurs de la solidarité.
Ceci passe d'après l'auteur, par la création d'une nouvelle branche du droit qui tendrait à reconnaître entant qu'acteur tous regroupements sociaux, contribuant ainsi à leur donner une réelle légitimité dans leur rôle de socialisation.
Ce processus aurait un double effetpositif : réduction des dépenses publiques et meilleure cohésion sociale.
La réduction du temps de travail est une condition sine qua non de l'émergence de cettesociété dans la société.
En effet, seules des périodes de temps libres accrues peuvent permettrent la création de cette solidarité-relaie territorialisée qui seranécessairement plus adaptée aux spécificités locales.L'Etat s'est trop éloigné de la société, son action est moins identifiable, et donc peu comprise.
Il faut donc rendre l'action de l'Etat plus visible pour redonner du sens àla redistribution[9].
Le but : permettre aux individus de visualiser directement « l'utilisation collective » (p.
126) des « prélèvements individuels » (p.
126).
Celaprésente cependant un risque direct pour les politiques car l'utilisation de l'argent public n'est pas toujours rationnelle même parfois globalement injustifiée.
Celareprésente cependant un pas en avant vers une démocratie plus efficiente.Rosanvallon distingue trois modèles possibles pour réguler les sociétés post-social-démocrates en sortant de l'impasse actuelle.
L'alternative qui a sa préférence n'estpas tout à fait keynésienne ni purement libérale, elle combine les trois modèles (keynésien, autogestionnaire et intro-social).
Elle repose sur un triple compromis.
Lepremier serait socio-économique, et consisterait en un échange de flexibilité entre le patronat et les salariés dans l'entreprise.
Le second, d'ordre socio-politique,favoriserait l'apparition de services collectifs non-étatiques en parallèle avec le maintien de l'Etat-providence.
Enfin le dernier compromis serait de typedémocratique ; en vue de redonner vie à l'idée de contrat social, la constitution d'un espace public démocratique rendrait les solidarités non plus subies maisdiscutées.
Analyse et critique
1.
Apports de l'ouvrageQu'est-ce que cette crise ? D'où vient-elle ? Y a-t-il une solution ? Si oui, de quel ordre ?Le financement des politiques sociales devient de plus en plus problématique, depuis le choc pétrolier les dépenses sociales se sont accrues de manière significativeet leur proportion en terme de PIB a bondit de près de 10%.
Cette situation est critique et difficilement surmontable, elle nécessite un niveau de socialisation plusélevé qui, dans la situation de l'époque, semble difficilement acceptable sociologiquement.
Cette intuition est proprement novatrice car à contre courant de l'avis desexperts et des politiques.
En effet elle nous laisse entrevoir le problème sous un jour différent.
Ce constat peut être pris comme la pierre angulaire de l'ouvrage, ilinvite le lecteur à une réflexion d'un type nouveau.
Comment peut-on améliorer la cohésion sociale de sorte qu'une socialisation accrue apparaisse bénéfique et noninjuste ? Ou, comment éviter une augmentation des prélèvements en réactivant les solidarités de proximité ?L'Etat n'est donc point en faillite au sens où l'entend notre premier ministre mais c'est bien d'une faillite intellectuelle qu'il s'agit, d'un manque d'imagination, deproximité dans ses actions de solidarité.
S'il faut comprendre l'agonie, c'est en ce sens! L'auteur s'attache à montrer le point de départ de cet effondrement pour endonner des perspectives de guérison.
Il ne cherche pas ici une configuration de la société post-crise, post-étatique mais une manière d'organiser la pérennisation del'institution et d'améliorer la cohésion sociale.L'approche historique de constitution de l'Etat providence est particulièrement pertinente en vue de comprendre la crise actuelle.
De fait, l'Etat-providence est uneextension de l'Etat classique ; Etat de droit, gardien de la démocratie et protecteur de la sécurité des citoyens, selon Hobbes et Locke.
C'est le prolongement des droitsciviques par des droits sociaux.
Changeant de degré et non de nature, l'Etat moderne est « producteur de sécurité et réducteur d'incertitudes » (p.
22).
Il repose sur unprogramme illimité qui consiste à « libérer la société du besoin et du risque » (p.
33) (cf.
le rapport Beveridge et le Welfare State britannique).
L'Etat est devenu « legrand assureur moderne ».
Un cadre institutionnel fort, un pouvoir politique centralisé sont des caractéristiques récurrentes de l'histoire de la société française dumoins depuis Louis XIV.
L'Etat protecteur classique, en se constituant autour du principe de garantie de la propriété et de la sécurité, s'octroie, de fait, une toute-puissance dans la possibilité et les moyens de contraindre les récalcitrants, ce que Weber appelait « le monopole de la violence légitime ».
Ce type de relation avec unEtat, à la fois inquiétant et omnipotent, répressif et bienfaisant, a poussé vers une sorte de conformisme individualiste, détruisant, de-ci de-là, les diverses formes desolidarité, de « protection rapprochée[10] ».
Les institutions politiques, juridiques encadrent, dirigent et ainsi façonnent les individus à travers l'histoire, cultivant,inexorablement, les caractéristiques de la société.
Cette sorte de culture nationale peut surprendre par ses expressions ambivalentes, antinomiques, qui se sontcristallisées en France autour d'une confiance (aujourd'hui en berne) prononcée en un Etat à la fois autoritaire et protecteur, et, une inclinaison pour la contestationspontanée.
Cette propension à la rébellion spontanée au travers du mouvement social, va, peu à peu, pousser vers la constitution d'une providence étatique.L'établissement de l'Etat Providence et de « la société de marché » se faisant en parallèle, l'assistance du premier se veut un moyen de contre-balancer la brutalité dela seconde.
Nous sommes assistons à une dépossession progressive des capacités qu'ont les individus d'intervenir pour résorber les turbulences dont toute sociétésouffre.
L'individu rentre dans une relation de dépendance et donc de soumission au regard de l'Etat contribuant ainsi à la montée d'un sentiment d'illégitimité et dedéfiance vis-à-vis de ce dernier.
Ainsi, les doutes quant à l'avenir de l'Etat-providence sont bien plus profonds qu'il n'y paraît.
Loin de se limiter à une simple balanceentre dépenses et recettes, il s'agit en réalité d'une remise en cause des rapports entre la société et l'Etat.Cette illégitimité se porte aussi sur sa vocation égalitaire et met en évidence une importante contradiction des social-démocraties matérialisée dans ses objectifs desocialisation et d'émancipation de l'individu.
Il faut être à la fois égaux et différents, supprimer les inégalités tout en conservant une possibilité de différenciation.C'est de ce paradoxe que découle la difficulté de légitimer les interventions au travers de politiques sociales à vocation égalitaire.
Dans le programme de « libérationdu besoin » (p.
34 et Plan Beveridge de 1942), la question de l'égalité dans la société est une question centrale.
« L'égalité est-elle une valeur qui a encore de l'avenir ?» (p.
36).
D'un point de vue civil ou politique, l'égalité se présente comme la fixation d'une norme identitaire, comme l'abolition radicale des différences civiles oupolitiques.
D'un point de vue économique et social, l'égalité s'exprime comme volonté de réduction des inégalités.
Entre production de l'égalité et réduction desinégalités, un fossé se creuse.
Le doute sur l'égalité fonde donc l'ébranlement intellectuel de l'Etat-providence.Les causes établies et les perspectives énoncées, il ne reste plus qu'à expliciter les moyens de leur mise en œuvre.
Décentraliser doit être le premier mot d'ordre.
Dansun pays où Paris est indiscutablement l'épicentre des décisions de la politique nationale, il devient urgent de déléguer des responsabilités aux instances et acteurslocaux.
Cette idée n'est pas neuve, il s'agit de réactiver une certaine « sociabilité primaire[11] » définit par les liens familiaux, de voisinage, de travail.
L'idée devientparticulièrement séduisante avec la volonté de doter cette ancienne forme de solidarité d'un cadre juridique propre, afin de lui conférer une visibilité et une légitimitéplus grande.
Bien que l'auteur s'interdise de prôner un retour en arrière je l'ai perçu, ni plus ni moins, comme l'institutionnalisation d'une solidarité territorialiséeanciennement plus développée.
Débureaucratiser le « grand interface » (p.
41) est une seconde piste pour rationaliser sa gestion et limiter la proliférationréglementaire.Prenant acte de la crise d'un modèle contesté par les libéraux, Pierre Rosanvallon a tenté dans cet ouvrage de proposer des solutions se démarquant des critiqueshabituelles.
Par l'analyse approfondie du modèle keynésien, puis par la dénonciation du modèle libéral posé comme alternative (illégitime selon lui), il arrive àdécortiquer de façon nette les enjeux actuels.
Il en vient donc naturellement à énoncer ses propres propositions.
Il a le mérite d'élargir sa vision du problème ; la crisen'est pas qu'économique, elle est aussi sociale et politique.
Cette crise n'est donc pas conjoncturelle, et il affirme en conséquence la nécessitée de chercher unealternative aux projets socio-démocrates et libéraux.Avec une vingtaine d'années de recul, on s'aperçoit de la pertinence de certaines de ses observations quant aux dilemmes se posant au Parti Socialiste.
En effet,comment ne pas remettre en cause le développement de l'Etat-providence sans augmenter les impôts ou sans grever le budget de l'Etat ? Comment rester de gauchetout en suivant une politique libérale ? On voit que la crise actuelle du PS a bien des liens avec la remise en cause du modèle keynésien.
Certaines des propositionsqu'il fait ont été en partie appliquées.
Par exemple, la réduction du temps de travail a été l'un des symboles de la politique menée par le gouvernement de LionelJospin, et comme le suggérait Rosanvallon, des compromis entre patronat et syndicats ont été faits en matière de flexibilité et de rigidité.
Mais on peut tout de mêmedouter des effets annoncés dans ce livre ; on reste éloigné d'un nouveau mode de vie.
La décentralisation, annoncée comme le chantier-phare du gouvernementRaffarin, a quelques points communs avec les idées exprimées dans ce livre, comme la volonté de rapprocher le citoyen des décisions politiques.
Mais il reste ungouffre à franchir quant à l'autogestion voulue par Rosanvallon.
Les propositions de l'auteur pour recréer du lien social sont certes novatrices, mais paraissent bienloin d'être réalisées au regard de la situation actuelle.
4.
« Libérer la société du besoin et du risque » ou pérenniser les rapports de domination ?Le projet de société décrit dans l'ouvrage suppose un réel bouleversement dans la manière de concevoir la politique, cependant, ses propositions au lointain relentd'autogestion, sont encore loin d'être mises en place dans la politique actuelle.
Au contraire, nous avons plutôt affaire à ce compromis tant décrié par l'auteur, entrelibéralisme et keynésianisme.
Alors, erreur de diagnostic ou triste soubresaut de l'histoire ?S'il y a incompréhension, désocialisation, cela ne provient, à mon sens, qu'en partie de l'action de l'Etat.
D'autres causes sont aussi et plus précisément à rechercher du.
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