LA CHARTREUSE DE PARME (1839) - STENDHAL (analyse littéraire)
Publié le 23/06/2011
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Ce livre magique, où des personnages fortement individualisés, campés dans le plus brillant des récits et baignés d'une poésie sans analogue, expriment la complexité même de la vie, nous introduit mieux que tout autre dans le monde du lyrisme stendhalien. Stendhal ne fit que de furtifs séjours à Parme en 1811, 1814, 1824 — le temps de contempler inoubliablement les Corrège et d'aspirer, à leur contact, à créer des personnages « corrégiens «. S'il eut, dès 1832, quelque idée de ce roman, il le dicta en cinquante deux jours, vers la fin de son congé parisien. Quel livre peut mieux révéler l'arsenal psychologique recueilli par l'écrivain en quarante ans de chasse au bonheur ! Repris par sa patrie sentimentale, Stendhal y transporte une dernière fois le roman imaginaire de sa vie tout en donnant une vaste chronique de l'Italie de la Sainte-,Alliance. Mais c'est l'aspect intime du livre qui surtout nous touche par sa fraîcheur et sa spontanéité.
«
Rome.
Dans ce récit, la belle Vannozza Farnese, aidée de son amant Roderic Borgia, fait la fortune de son beauneveu Alexandre.
Ayant enlevé une jeune Romaine, Alexandre est emprisonné au Château Saint-Ange.
Il s'évade,est nommé cardinal en dépit d'une vie déréglée, avant de devenir le pape Paul III ; jusqu'au jour où un amour décisifpour une jeune fille noble nommée Cleria, dont il a des enfants, le fixe.
Stendhal retiendra ces circonstances.
Cleriase nommera Clélia, Alexandre sera Fabrice, Vannozza la Sanseverina, Roderic le comte Mosca ; la jeune femmeenlevée par Alexandre deviendra une petite comédienne et le Château Saint-Ange, transporté à Parme, y camperal'illusoire Tour Farnese.
On peut considérer la Chartreuse de Parme comme la première et la plus longue deschroniques italiennes.Stendhal n'a pas craint de transférer au début du XIXe siècle « des habitudes et des usages suivant lesquels oncherchait le bonheur en Italie vers l'an 1515 ».
Dans la seconde partie de la Chartreuse passe un souffle de libertéqui donne au roman son sens contemporain.
Stendhal croyait discerner dans cet esprit nouveau l'énergie qui donnetant d'accent aux républiques du Moyen âge ; par delà la vie mesquine, soupçonneuse, inquisitoriale et d'uneétiquette compliquée des principautés réactionnaires, il devinait le désir d'unité qui exaltait les carbonari.
Lesaventures de Fabrice, le meurtre de Giletti, l'emprisonnement, l'évasion, reproduisent les circonstances mêmes de lavie du cardinal Farnese.
Grand lecteur de B.
Cellini, Stendhal appréciait le récit de son évasion du Château Saint-Ange ; sa relation du second emprisonnement de Fabrice en retient maint détail.
Les manuscrits romains dont ilfaisait alors sa pâture lui avaient en outre révélé l'état-civil d'une duchesse Barba San Severino qui, ayant conspirécontre le prince de Parme Ranuce Ier, un Farnèse, fut décapitée à la hache en 1618.
Il transfère son nom à la belleVannozza.
Le Comte Mosca a pour prototypes — mais n'oublions pas tout ce que Stendhal lui a donné de lui-même— Metternich, Saurau, et plus encore, le ministre français Du Tillot, serviteur des Bourbons de Parme et ami de lagrande maîtresse du palais, la marquise Malaspina.Les souvenirs autobiographiques abondent.
Le Milan de 1796, suggéré avec une allégresse conquérante, c'est en1800 qu'Henri Beyle l'avait connu.
Il évoque si déli-catement les rives du lac de Côme ou du lac Majeur, ellesrépondent si bien aux sentiments des personnages, au tragique quotidien qui les dresse les uns contre les autres —parti de Napoléon contre parti de l'Autriche --- que nous y découvrons par avance l'atmosphère d'un Petit monded'autrefois, de Fogazzaro, transposée parfois sur un ton discrètement épicurien.
Fabrice, comme Julien, comme HenriBeyle, abhorre son père d'instinct — (il ignore qu'il n'est pas son vrai père) ; en revanche l'écrivain représente sousles traits aimés de l'abbé Blanès le bon docteur Gagnon qui lui aussi manipulait la lunette astronomique sur laterrasse où l'on voit encore la « treille de Stendhal ».
Nul doute qu'il ait songé à Angela Pietragrua en créant laSanseverina — qui se nomme d'abord Angela Pietranera : Angeline, Gina.
Clélia Conti rappelle Métilde, et aussi, à encroire une séduisante hypothèse de Paul Arbelet, au moins pour sa première apparition dans le roman, Eugénie deMontijo adolescente — discret hommage à sa juvénile beauté.
Le fiscal Rassi garde plus d'un trait du haineuxLysimaque Tavernier.
Quant à la Reversi, on peut voir en elle cette Traversi, née Francesca Milesi, cousine germaineet conseillère de Métilde, en qui Stendhal vit une ennemie déclarée.
On connaît d'ailleurs la fidélité de l'écrivain à saméthode de travail quand il crée, à partir du réel, ses personnages.Surtout, Stendhal s'est représenté lui-même sous l'image flatteuse de Fabrice ; il s'est même dédoublé sousl'apparence humaine et désenchantée du comte Mosca.
Si le Rouge et le Noir est dans sa conception première leroman français de l'ambition et de l'énergie, la Chartreuse de Parme est par excellence le roman de la quêteamoureuse sur la terre italienne.
Julien était d'abord un intellectuel ; de lui seul dépendait sa fortune.
Fabrice,homme du midi, est surtout doté d'une imagination sensuelle ; si la lutte lui est aussi une condition de félicité, il a lachance de pouvoir se désintéresser de sa carrière ; le succès temporel couronne ce roman du plaisir et de l'ambitionsatisfaite.
Quel charme envoûtant en ce Fabrice qui traîne tous les coeurs féminins après soi, depuis les petitesaubergistes flamandes qui le dorlotent après Waterloo, jusqu'à la belle Annetta Marini, à la capiteuse Gina, à sesdociles maîtresses de Naples et de Bologne, à peine entrevues, à la Fausta et à sa camériste, à la jeune Mariette,aux belles pénitentes de Parme, — à Clélia Conti, enfin, l'uniquement aimée !Fabrice entre dans l'existence par un acte d'enthousiasme et de courage.
Il a dix-sept ans, tel Henri Beyle au fortde Bard, quand il rejoint Napoléon.
Stendhal n'était pas à Waterloo ; mais ses impressions de baptême du feu aupassage des Alpes, ses inexpériences, ses ingénuités, cette brutalité d'un premier contact avec une armée, avec ledanger, avec la mort, il les a transportées dans son héros ; et l'expérience ultérieure aidant — celle de la campagned'Autriche, celle de la retraite de Russie, celle de Bautzen — il a écrit sur la guerre, pour complaire à ses jeunesamies Paca et Eugénie de Montijo — (Para Ud Paca y Eukenia), — ces pages qui firent le désespoir admiratif deBalzac et enthousiasmèrent Tolstoï.
Ce chapitre « hors d'oeuvre » peut servir de toise aux descriptions guerrières,aussi fausses que des peintures d'histoire, dont nous ont accablés maints écrivains de cabinet.
Stendhal montre deWaterloo ce que pouvait en discerner un conscrit novice : un coin plein de vérité, de précision, de décousu,d'horreur sans phrase, dans un ensemble dont il n'a pas l'idée, mais qui domine à son insu, les menues circonstancesréalistes qui peu à peu l'éclairent.
La basse continue du canon, les décharges des pelotons, le « brutal » quis'avance et fait voler les branches et la terre, le bruit qui l'incommode, la peur — et la peur d'avoir peur, la joied'être au feu puis, aussitôt, la crainte que ce ne soit pas là une véritable bataille : autant d'impressions saisies surle vif et qu'il faut avoir ressenties en qualité de Marie-Louise pour les noter avec tant d'exactitude et si peud'éloquence.
Comme Stendhal, Fabrice « était un de ces cœurs de fabrique trop fine qui ont besoin de l'amitié de cequi les entoure ».
La sympathie d'une inoubliable vivandière, la joie d'avoir aperçu le maréchal Ney et d'avoir tué unennemi dans la retraite le réconfortent.La défaite ayant mis fin à son aventure, Fabrice rentre en Lombardie.
Sa tante, belle et ardente, s'éprend de sajeune gloire.
Si Fabrice eût parlé d'amour, elle l'eût aimé.
Il ne ressent pour elle qu'affectueuse reconnaissance et «.elle se fût fait horreur à elle-même si elle eût cherché un autre sentiment dans cette amitié presque filiale ».
Ellepousse Fabrice vers la carrière ecclésiastique, car la vie militaire après 1815 serait pour lui « la vie d'un écureuildans une cage qui tourne ».
S'avise-t-elle que c'est aussi pour elle, un moyen sinon de le garder, du moinsd'empêcher qu'il n'appartienne à une autre ? Mariée en secondes noces, après la mort à la guerre du comtePietranera, à un duc chenu qui lui assure une position sociale sans lui imposer sa présence, elle est sans exaltation.
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