Journal intime de Henri Frédéric Amiel (analyse détaillée)
Publié le 23/10/2018
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Journal intime. Œuvre de Henri Frédéric Amiel (Suisse, 1821-1881), publiée - partiellement - sous le titre Fragments d'un journal intime par Edmond Schérer avec le concours de Fanny Mercier, institutrice genevoise à qui Amiel avait légué ses cahiers, à Genève chez Georg en 1883. Héritier des manuscrits, Bernard Bouvier fait paraître chez le même éditeur trois volumes expurgés en 1923, augmentés en 1927 (Paris, chez Delamain et Bou-telleau). A partir de 1948, Léon Bopp entreprend une édition quasi intégrale à Genève, chez Pierre Cailler, puis à Paris chez Gallimard entre 1948 et 1959. L'intégrale est enfin réalisée, sous la direction de Bernard Gagnebin et Philippe Monnier (Lausanne, Éditions de l'Âge d’homme : 12 volumes, 1976-1995).
Si ce professeur d'esthétique et de philosophie n’a publié de son vivant qu'une œuvre poétique et critique mineure, les 17 000 pages manuscrites de son Journal distillées avec parcimonie firent sensation, et s'imposèrent, à l'instar du journal de Maine de Biran, comme l'exemple achevé de l'« autopsie morale », selon l'expression même de leur auteur, qui bénéficia ainsi d'une célébrité posthume grâce aux études et analyses critiques de Renou-vler, Renan, Bourget, Brunschvicg, Matthew Arnold ou Walter Pater. Commencée en 1847, menée dans le silence de la solitude, la rédaction s'achève le 29 avril 1881, dix jours avant la mort de l'écrivain.
« La grande contradiction de mon être, c’est une pensée qui veut s'oublier dans les choses et un cœur qui veut vivre dans les gens » (12 septembre 1861) : ce besoin existentiel de «s'impersonnaliser ». l’écriture du Journal le conjure, préservant l'intégrité d'un homme qui se sent « mourir tous les jours ». Il s’agit avant tout de figer dans l'écriture la mobilité fuyante et la labilité du sujet Écrit au jour le jour, il relate très précisément les événements matériels et moraux. Mais il opère surtout une synthèse des pensées ou des sentiments et de leur contexte spatio-temporel. Rattachés aux circonstances (moment, saison, voisinage, rencontre, lecture, Histoire), ils s'affranchissent cependant de l’impressionnisme pour s'engager dans un dialogue avec les idées de toutes origines. De cette totalisation qui vise k restituer l'interdépendance du moi et du milieu, des systèmes philosophiques, des religions, procède un détachement stoïcien nourri d'idéalisme allemand ou de Scho-penhauer, qui se sublime en célébrations naturalistes ou en hymnes panthéistes.
«
« cœur pétri de contradictions » (26 mai 1866 ), qui devient plus « espèce » à mesure qu'il est « moins individu », qui suit minutieusement sa dégradation physique, la « déperdition active des forces» (5 janvier 1877) , tend à « l'état fluide, vague, indéterminé » (20 juillet 1869).
Il faut alors à ce grand « malade » en qui bien des médecins du siècle crurent reconnaître le mal de toute une génération, à cet adepte de la neutralité morale, pour sortir de sa « rêverie toumoyante » (Geo11:es Poulet), explorer toutes les virtua lités
de son être, puis « dissoudre la réa lit é finie dans l'infini des possiqles » ( 13 janvier 1 879).
La forme du journal, «itinéraire
d'une âme » (3 mars 1852), « médita
tion rêveuse » ou « causerie du moi
avec le moi» (18 juillet 1877),
convient idéalement à la transcription
des sinuosités de l'âme.
Entrecroise
ments, enchevêtrements, oscillations,
ondulations : la forme s'affranchit des
contraintes de la narration, s'adapte au
goût de l'informe, qui refuse la
vio
lence de l'ordre.
Catalogue de çléfaites,
il s'élève au-dessus des choix : «C'est
exclure, condamner, dire non qui
m'est difficile » (14 août 1869).
Pro
gressivement, Amiel développe un dis
cours sur le Journal, dont il théorise
l'écriture.
«Le journal observe,
tâtonne, analyse, contemple; c'est-à
dire que le style, miroir de la
conscience , se fait suite de séries verba
les»
(18 juillet 1877).
Pour mieux
connaître l'idée,
il faut la tourner et la
retourner
en tous sens.
À la liberté de l'introspection se
combine l'éclectisme du propos.
Aux
développements sur la philosophie ou
la religion (Amie! prône le
renonce
ment, «l'aba ndon à Dieu», 24 avril
1869), s'ajoutent des portraits
littérai
res (La Fontaine, 17.
juille t 1877 }, de s
commentaires d'œuvres
(*René, 24 sep
tembre 1857), des réflexions politiques
(" L'État moderne est calqué sur la phi
losophie de l'atomisme», 20 mars
1865), des vues anthropologiques sur
les peuples
et les nations ( « La nationa- lité
perce toujours dans l'homme
et surtout dans la femme », 1er juillet
1856), des descriptions de paysages
où
se projette l'intériorité du moi
(
« Encore un jour qui baisse.
Sauf le mont Blanc, toutes les montagnes sont
déjà
décolorées , Le frais du soir succède
aux ardeurs de l'après-midi.
Le senti~
ment de l'implacable fuite des choses,
de l'emportement irrésistible des jours
me saisit de nouveau et
m'oppresse» ,
24 avril 1862).
Le célibataire farouche
scrute les postulantes au mariage, ce
qui nous vaut le célèbre portrait de
Phi
Une (1866).
«Toute vie, dite individuelle par
complaisance et par extension, repré
senterait en miniature l'histoire du
monde» (26 octobre 1875): en défini
tive, le Journal apparaît comme une
dilatation de la vie, seul remède à la
« contraction solitaire » (3 février
1862).
La conscience de soi conduit à
sentir la vie universelle, l'âme deve
nant « un des points sensibles de
Dieu » (2 janvier 1880).
Ce tête-à-tête
avec l'infini autorise
le rassemblement
de l'être épars.
Si la nature peut s'élever
à l'esprit et l'espri t redevenir nature, le
développement harmonieux
du sujet
procure la paix.
" Bulle de savon sus
pendue à un roseau» (7 janvier 1866),
le diariste transmue la désespérance
en
repos, transcende le mécontentement
corrosif, particulièrement lors des
pro
menades où il se sent porté par la vie
universelle.
Cette ultime victoire
cou
ronne le «monument >> don t Amie!
voulait
qu 'il fasse «pe nser, sentir,
rêver,
à travers une suite de généra
tions»,
seule gloire qui lui fit envie
(30 juillet 1877)..
»
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