Histoire d'une Grecque moDERNE de l'abbé Prévost (analyse détaillée)
Publié le 22/10/2018
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Histoire d'une Grecque moDERNE. Roman d'Antoine-François Prévost d'Exiles, dit l'abbé Prévost (1697-1763), publié à Paris chez Firmin Didot en 1740, sous une fausse adresse : « À Amsterdam, chez François Desbordes, près de la Bourse ».
Que le lecteur le sache : l'Avertissement ne lui donnera « ni clé des noms, ni éclaircissement sur les faits, ni le moindre avis qui puisse lui faire comprendre ou deviner ce qu'il n'entendra point par ses propres lumières. [...] On ne dissimulera pas néanmoins qu'il peut avoir un double prix pour ceux qui auront eu quelque connaissance des principaux personnages. Mais qu'on se garde bien aussi de confondre l'héroïne avec une aimable Circassienne qui a été connue et respectée d'une infinité d'honnêtes gens... » ! À roman retors, avertissement tortueux, bien dans la manière de l'abbé, dont les finances aux abois se promettent ici un succès de scandale, qui ne vint pas. Explicitons donc ce que nul n'ignorait dans le petit monde parisien : le personnage du narrateur s'inspire du comte de Ferriol, ambassadeur excentrique de Louis XIV à Constantinople à partir de 1699, mort en 1722, qui ramena en France, en 1711, une jeune Arménienne, Lucie-Charlotte de Fontana, à ne pas confondre avec Mlle Charlotte-Elisa-beth Aissé, l'« aimable Circassienne », plus connue du public informé. Celle-ci, Ferriol l'avait achetée tout enfant sur un marché d'esclaves, fait élever par sa belle-sœur, et, rentré en France à soixante-quatre ans, il fit valoir ses droits de propriété. Mlle Aïssé, semble-t-il, les reconnut, tout en se
«
liant intimement avec d'Aydie, un che
valier de Malte
dont elle aurait eu une
fille
en 1721.
Reste le roman, un des
plus captivants de
Prévost, le seul qui
ait échappé,
en dehors de *Manon Les
caut, à
l'impitoyable ostracisme de
l'ignorance et
du préjugé.
Le narrateur rachète, sur sa demande, une jeune Grecque de.
bonne naissance, Théophé,
rencontrée dans un sérail de Constantinople,
devant qui il a fait la critique des mœurs turques : mais doit -il croire son histoire ? Après une tenta
tive de fuite, elle accepte de se retirer dans sa maison de campagne et refuse les extraordinaires
propositions du sélictar, un ami turc de l'ambas sadeur, converti à l'amour européen.
Mais elle refuse aussi, au nom de ses propres principes, les avances du narrateur, qui se voit confronté aux
intrigues amoureuses d'un «frère» de Théophé, et du sélictar (livre 1).
Dans une lettre non reproduite, Théophé
refuse nettement de répondre à l'amour du nar
rateur, qui la ferait retomber dans les désordres
de l'amour turc.
Pour la tirer de cette morale
inverse, rigoriste, il lui fait lire « nos bons romans, nos poésies, nos ouvrages de théâtre », tandis qu'elle le traite comme un père.
Dilemme : doit il vaincre sa résistance ou se vaincre lui-même ? Comme il finit, après le sélictar, par lui proposer le mariage, elle menace de le quitter s'il renonce
à lui servir de père et de modèle.
Ce n'est qu'à
Livourne, sur le chemin du retour, qu'elle
éprouve une véritable inclination pour un comte français : mais celui-ci fuit, la croyant, sur un qui
proquo, la maîtresse du narrateur.
« La plus vive
tendresse se refroidit enfin par la dureté et
l'ingratitude » : l'amour du narrateur tourne à l'estime, à l'amitié, tandis que la souffrance altère la beauté de Théophé.
Mais à Paris, sans qu'il puisse ni absoudre ni accuser la conduite· ambi guë de Théophé, son feu jaloux renaît violem ment, tant il regrette de ne l'avoir jamais possé dée.
Il finit pourtant par guérir « insensiblement de toutes les atteintes de l'amour», et n'apprend
qu'avec plusieurs mois de retard la mort de
Théophé, retirée dans un couvent (Il).
On a évoqué la *Chute de Camus et
la Prisonnière (voir *À la recherche du
temps perdu)
de Proust à propos de ce
magistral, de ce terrible récit d'amour et
de jalousie qui nous enferme dans
la prison d'une conscience errante aux
prises avec
ses seuls fantasmes.
Car si
l'Histoire, les voyages
et les mœurs
(turques et italiennes surtout) enrichis
sent encore la matière,
si des intrigues
parallèles redoublent
et prolongent le
fil principal, sans cependant viser à
l'incroyable complexité des grands
romans antérieurs, tel
Cleveland (1731-
1738), les péripéties ne renvoient plus
·à une machinerie providentielle :
aucune transcendance ne vient ici
aspirer le récit vers
un ciel métaphysi
que.
Tout s'ordonne au jeu mécanique
des passions, dans
le strict ici-bas des
désirs individuels, détachés,
pour la
première fois chez
Prévost, de toute
référence religieuse.
L'inquiétude
n'a
pas disparu ; elle ronge au contraire
l'existence du narrateur depuis que son
chemin a croisé celui de Théophé.
Et
lorsqu'elle disparaît, c'est pour laisser
place au vide de l'indifférence, prélude
de la vieillesse
et de la mort : nulle
sagesse, fût-elle de façade, ne s'en
grange au terme de cette descente
en
soi-même, qui ne rencontre que fantô
mes et simulacres, ombres fuyantes
d'un objet insaisissable.
À la question :
qui est Théophé
? s'est-elle joué du nar
rateur
? Nul ne peut répondre, parce
qu'autrui nous échappe
et que les
témoignages extérieurs sont toujours
pris dans le jeu pressant des intérêts.
Le
narrateur lui-même a perdu l'assurance
éloquente de
Des Grieux : « Qui me
croira sincère dans
le récit de mes plai
sirs
et de mes peines ? Qui ne se défiera
point de mes descriptions et de mes
éloges
? >> Suffit-il de s'avouer « amant
rebuté, trahi même
», privé des plai
sirs et des illusions de l'amour, pour
que cet
« aveu » efface aussitôt le pre
mier (livre
1) ? Pris au piège de son
éloge des mœurs européennes,
et tenté
par les rudesses turques, ballotté entre
les rôles de père, de tuteur, d'ami, de.
»
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