Fiche de lecture sur Incendies de Wajdi Mouawad
Publié le 22/01/2024
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«
FICHE DE LECTURE sur Incendies de Wajdi Mouawad - GARTOTE Ines
Dans un entretien paru dans le média Théâtre Contemporain en novembre 2021, le
dramaturge, metteur en scène et comédien Wajdi Mouawad évoque une phrase prononcée par
le personnage principal de sa pièce "Seuls", qui affirme, « mais qu'est-ce que j'ai cessé de
comprendre pour me mettre à parler ? ».
Selon lui, son personnage parle de la non-nécessité
de la parole comme d’un idéal, un âge d’or de l’enfance où l’osmose avec le monde rendrait
inutile tout acte de parole.
Dire suppose la création artificielle d’un lien, d’un échange avec ce
qui nous est extérieur.
La parole, dans cette perspective, serait le symptôme d’une fracture,
d’un désenchantement et du besoin -proprement psychanalytique, de nommer l’angoisse
qu’on porte.
Le théâtre de Wajdi Mouawad est ancré dans une interrogation contemporaine
sur la parole ambivalente, montrée dans ses limites autant que dans son pouvoir mystique.
Dans sa tétralogie Le sang des promesses, W.
Mouawad s’intéresse aux interrogations
prolifiques autour de la transmission familiale et de la quête des origines.
Le retour à la terre
mère, le deuil et l’anamnèse familiale sont tant de sujets qui traversent la tétralogie et
notamment son second volet Incendies, représenté pour la première fois en 2003.
La pièce se
construit, comme le dit Wajdi Mouawad, comme un puzzle, un assemblage de plusieurs
éléments d’ordre littéraire, biographique, historique et fortuit, qui mène à sa genèse.
La tétralogie se déploie en puisant dans la tragédie classique dont les personnages et
les intrigues tiennent lieu d’inspiration pour les pièces qui la composent.
Ainsi, Incendies est
une réécriture libre d’Œdipe dans laquelle on retrouve le fils incestueux, ainsi qu’un motif du
destin omniprésent.
La tragédie apparaît, avec Mouawad, dans une anamnèse familiale menée
par « les jumeaux », Jeanne et Simon, dont la mère décédée leur confie deux missions
respectives.
Jeanne devra trouver son père qu’elle pensait jusqu’alors décédé et lui remettre
une lettre, tandis que Simon devra partir à la recherche de son frère, lui aussi inconnu, pour lui
remettre une autre enveloppe.
Mouawad déploie cet héritage de la tragédie classique dans un
cadre géopolitique bien particulier, celui d’un Liban déchiré et marqué par la guerre civile.
La
mission des deux jumeaux les mène sur les traces de leurs origines au Liban, un choix qui fait
écho avec la vie de Wajdi Mouawad.
Ainsi, sans tomber dans l’analyse de ses œuvres à la
seule lumière -réductrice et partielle- de sa vie, les deux entretiennent des liens
particulièrement frappants.
Il naît en 1968 dans un Liban à feu et à sang, que ses parents
fuient huit ans plus tard pour la France.
La famille s’installe finalement au Québec, ou Wajdi
Mouawad suit sa scolarité et découvre le théâtre.
Les thématiques du déracinement et de
l’interrogation sur les origines ne lui sont donc pas étrangères, il s’agit d’un matériau
biographique qui nourrit son œuvre.
La genèse d’Incendies réside plus particulièrement dans
sa rencontre avec Souha Bechara, résistante libanaise emprisonnée et torturée pour avoir tenté
d’assassiner un chef de milice, qui inspirera le personnage de Nawal.
Il affirme que
l’engagement de cette femme et celui qu’il aurait eu lui-même s’il n’était pas parti du Liban,
et voit dès lors en elle une jumelle, une destinée parallèle.
Malgré l’évidente importance du contexte géopolitique du Liban des années 80 pour
comprendre Incendies, W.
Mouawad refuse qu’on en fasse une pièce ancrée dans un cadre
précis, qui relèverait du genre historique.
Il affirme : « Incendies n’est pas une pièce sur la
guerre, à proprement parler.
C’est une pièce sur les promesses qu’on ne tient pas, sur les
tentatives désespérées de consolation, (…) détaché́ de toute situation politique, mais ancré
dans la politique de la douleur humaine, cette poésie intime qui nous unit.
(…) ».
Dès lors, le
véritable intérêt d’Incendies semble résider dans la manière dont la pièce interroge la parole
comme lien à l’autre, souvent brisé et mis à mal par les personnages et leur contexte
d’évolution.
La dialectique de la parole et du silence inonde la pièce, elle est le canal principal
par lequel Mouawad interroge la transmission familiale et la quête de l’origine.
Il ne s’agit pas
pour le dramaturge d’utiliser le théâtre comme un espace de répudiation de la parole, mais de
l’interroger dans sa capacité à faire advenir le lien à l’autre.
W.
Mouawad fait du silence maternel un point de départ tragique de la pièce, qui en
est aussi le moteur dramatique.
Incendies donne à voir la parole ambivalente dans sa
dialectique avec le silence, oscillant entre synonyme de pouvoir et d’échec.
Finalement, par
elle et au-delà d’elle se brise le cycle de la violence, de telle sorte que l’amour et l’union
peuvent advenir.
I- Le silence tragique comme moteur dramatique
A- Le silence maternel, point de départ d’une anamnèse familiale
La pièce s’ouvre sur le décès de Nawal, la mère des jumeaux, qui lègue à ces derniers
la responsabilité de remettre à leur frère et à leur père deux enveloppes distinctes.
Dès le
départ, la question du silence comme seule réaction à la douleur est évoquée par le notaire qui
affirme : « Je ne veux pas vous parler de votre mère à cause du malheur qui vient de frapper,
mais il va bien falloir agir.
» (sc.
1).
Ce personnage volubile est alors confronté à un dilemme,
il doit honorer les dernières volontés de cette femmes -et inéluctablement la nommer, mais il
sait la douleur qu’implique ces paroles.
Nawal est la protagoniste d’une pièce qui s’ouvre sur sa mort, ce qui apparaît en premier lieu
comme un paradoxe.
Cependant, le mélange des temporalités et les hypotyposes la
ressuscitent sur scène, de telle sorte qu’elle semble hanter la pièce.
La première chose que le
spectateur apprend d’elle est son silence.
Ainsi, la parole malhabile du notaire aux jumeaux
permet un glissement du lieu commun, de ce qu’on attend du personnage de cette mère, à sa
réalité -c’est-à-dire sa résignation au silence.
Il annonce à Jeanne et à Simon : « Elle m'a
souvent parlé de vous.
En fait pas souvent, mais elle m'a déjà parlé de vous.
Un peu.
Parfois.
[…] Je veux dire bien avant qu'elle se soit mise à plus rien dire du tout, déjà elle ne disait rien
et elle ne me disait rien sur vous.
» (sc.
1).
Cette réplique évolue en sorte de gradation inverse,
du « elle m’a souvent parlé de vous » au « elle ne me disait rien sur vous ».
La parole du
notaire dévoile peu à peu la vérité de cette femme, et pose un suspense : le spectateur apprend
qu’elle s’est un jour véritablement tue et qu’il s’agit d’un moment de bascule, le passage de la
parole au silence de la mère est un enjeu clé de la structure dramatique de la pièce.
On n’en
connaît cependant pas la raison, seul un indice temporel, donné par Simon, nous permet de
faire un lien entre la naissance des jumeaux, un procès et ce mutisme soudain.
C’est le silence
obstiné de Nawal qui envoie Jeanne dans son pays natal, sur les traces de son père-frère.
Dès
lors, le silence à une fonction dramatique de premier plan, il est une énigme à résoudre, un
vide à remplir, il incarne le commencement de la quête des origines.
Ainsi, la lettre laissée par
Nawal aux jumeaux dans le premier tableau de la pièce prend des accents prophétiques.
Elle
anticipe l’issue de la pièce et annonce que « le silence sera brisé » (tabl.
2), procédé qui fait
écho avec la tragédie classique.
On comprend que l’issue de la quête des jumeaux est de briser
le silence et du même coup de redonner un nom, une identité, à leur mère morte.
B - Taire l’indicible, taire l’origine : un silence maternel qui est à la fois produit et
source de douleur
Au micro de Laure Adler, W.
Mouawad explique : « J’ai peu à peu compris qu’il y
avait là des silences qui n’étaient pas dus à des silences tout simplement parce qu’on ne
parlait plus, mais des silences qui étaient dus au fait qu’il y avait trop de honte, trop
d’humiliations dues aux douleurs, aux souffrances vécues par mes parents et par la génération
de mes parents et qu’il y avait une impossibilité de raconter à ma génération ce qui s’était
passé.
» (Adler, 2016)
Incendies est une pièce sur l’impossibilité de transmettre une parole douloureuse, qui serait
plus de l’ordre du cadeau empoisonné que du trésor familial.
Il y a finalement cette idée que
le récit familial est une fable -ce que suppose Malak quand elle dit à Simon « C'est ce qu'elle
[Nawal] vous racontait ? C'est bien, il faut toujours raconter des histoires aux enfants pour les
aider à dormir.
» (sc.
28)- ou un privilège.
Le silence relève parfois de l’incapacité à dire, soit
parce qu’on ne peut pas revivre ces traumatismes en les racontant -les récits donnent lieu à
des hypotyposes omniprésentes dans la pièce, soit parce....
»
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