Devoir de Philosophie

Double Inconstance (la) de Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux

Publié le 24/10/2018

Extrait du document

marivaux

Double Inconstance (la). Comédie en trois actes et en prose de Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (1688-1763), créée à Paris par les comé-diens-italiens le 6 avril 1723, et publiée à Paris chez Flahaut en 1724.

Après Arlequin poli par l'amour et la Surprise de l'amour, Marivaux rencontre de nouveau le succès avec la Double Inconstance, où certains verraient volontiers aujourd'hui sa première pièce « cruelle ». Mais la Surprise n'est-elle pas aussi une double inconstance -à l'égard de soi-même ? Et qu'est-ce que l'inconstance, sinon une surprise ? Les comédiens-français, eux, n'ont jamais manqué de constance, puisque la pièce n'entre dans leur répertoire qu'en... 1934.

Le Prince, pour l'épouser, a fait enlever Silvia, bergère amoureuse d'Ariequin. Malgré les avances de Trivelin, elle s’en indigne et refuse presque de manger depuis deux jours. Flaminia s'engage « à détruire l’amour de Silvia » en l’attaquant non par « l'ambition », mais par le « coeur » : elle fait venir Arlequin à la cour et demande au Prince de garder son incognito de « simple officier du palais », sous lequel il a déjà commencé à plaine. Elle lance Lisette à l'assaut d'Ariequin, qui devine vite en celle-ci une « grande coquette ». Flaminia décide de le séduire elle-même, et de commencer, « sur la liste des mauvais tours » qu'elle veut « jouer à leur amour », par laisser les amoureux libres de se voir (Acte I). Flattée par Flaminia et courtisée par l'« officier», Silvia révèle naïvement l'attirance qu'elle éprouve pour celui-ci ; entrepris par Flaminia, Arlequin éprouve le même embarras : « Il faut que j'aime Silvia. il faut que je vous garde. » Silvia, dont on a piqué la vanité, reconnaît ne savoir que faire d’Arlequin dans une cour et avoue son trouble à l’« officier » (Acte II). Reste donc à révéler à Arlequin, en lui faisant craindre une disgrâce de Flaminia, qu’il l'aime, et à lui faire rencontrer le Prince, qui a mission de le toucher par sa douceur. Mais Arlequin n'a pas encore sauté le pas ni cédé Silvia, quand Flaminia et lui se disent leur amour, suivis par le Prince et sa bergère, qui croit jusqu'à l'aveu aimer un «simple officier» et qui liquide sèchement ses amours enfantines : « Lorsque je l'ai aimé [Arlequin], c’était un amour qui m’était venu ; à cette heure je ne l'aime plus, c’est un amour qui s’en est allé ; il est venu sans mon avis, il s'en retourne de même ; je ne crois pas être blâmable » (Acte III).

Aucun spectateur du xviiie siècle n'aurait évidemment eu l'Idée de recevoir la Double Inconstance comme une « pièce terrible », l'« histoire élégante et gracieuse d'un crime » (J- Anouilh, la Répétition ou l'Amour puni), sauf à participer aux vitupérations ecclésiastiques (innombrables), puis rousseauistes, contre le théâtre école du vice. Mais comme nous sommes, depuis Rousseau, devenus incurablement romantiques et sensibles, c'est-à-dire sérieux, nous prenons toute inconstance pour une faute morale, et les manipulations géométriques de la dramaturgie mari-vaudienne, pour des perversités sadien-nes, sinon sadiques. Marcel Arland touche mieux à l'essentiel lorsqu'il écrit : « Un prince enlève et séduit la fille d’un de ses manants. Il faut toute l’adresse de Marivaux, qui entend faire une comédie, non pas un drame, pour que la pièce ne prenne pas une amertume intolérable » (Marivaux, 1950). Les classiques savaient en effet fort bien que le genre d'une pièce ne tient pas au fond du sujet, mais à son traite-

marivaux

« ment.

On peut difficilement douter qu'aux yeux de Marivaux (il avait des yeux pour voir et il l'a écrit), l'incons­ tance soit plus un fait qu'une faute, une donnée naturelle plus qu'un péché, une contrariété passagère plus qu'une douleur de l'âme.

Si la cupidité et l'ambition trahissent toujours, dans son théâtre, des âmes basses (on met ici hors de cause les valets, qui échap­ pent par convention comique au juge­ ment moral), il ne semble pas que la circulation du désir mette vraiment en cause la qualit é des cœurs.

Elle désigne la nature humaine (ni louée ni condamnée : montrée) et le plus actif ferment, avec l'argent, du jeu social au miroir du théâtre.

Rien n 'in terdit d'imaginer Silvia et Arlequin comme les victimes consen­ tantes et mystifiées du cynisme aristo­ cratique de ce monde de cour perpé­ tuellement masqué, qui jouit de l'innocence et savoure sa perversion : topos européen depuis deux siècles, qui traverse tous les genres et incarne à la cour (puis à la ville) la pétrification des échanges, l'opacité des rapports sociaux, mais aussi, de Ma ch iavel à Gracian et Saint-Simon, la maîtrise euphorique du secret et de la manipu­ lation des cœurs.

À cet égard, la Double Inconstance, par l'importance qu'elle accorde à la cour et au souverain, pré­ pare incontestablement le Prince tra­ vesti, et même l'*Île des esclaves.

Mais, sauf quelques rares pièces allégoriques, la critique sociale ou la dénonciation morale n'occupent jamais le devant de la scène dans une comédie de Mari­ vaux.

Des Journaux et Œuvres dive rses aux comédies, en passant par les romans, on co nstate que le jugement moral gagne en ambiguïté et se rend quasiment indécidable dans l'écritu re scénique.

Force est donc de conclure que Marivaux pratique une rigoureuse distinction des genres, et qu'en bon professionnel du théâtre, il fait primer l'euphorie comique du spectateur sur la sensibilité morale, si véhémente dans ses fournaux.

De là, par exemple, la naissance de l'amour chez F.laminia, qui joint agréablement le désir à l'ambition et accomplit pleinement la figure du double inscrite dans le titre ; de là, doux mirage utopique, l'exquise modération d'un Prince qui interdit toute violence à ses désirs et supplie un manant de lui céder sa bergère ...

pour l'épouser! ll est tentant, mais un tanti­ net trop simple, d'in verser la rêverie en dénonciation.

Car si Marivaux joue délibérément le jeu du plaisir comique, il n'entend nullement se rendre bête en faisant l'ange.

Le Prince enlève bel et bien sa petite bergère, Trivelin conseille l'emploi de la force, Arlequin expose, à sa manière qui en vaut bien une autre, les droits des sujets et de l'humanité, et nos deux villageois seraient bien en peine de voler, comme dans Arlequin poli par l'amour, la baguette magique de la Fée.

Comment désarmer une fée -ou plutôt ici, un prince-magicien -qui se pare de toutes les séductions de la société (argent, pouvoir, prestige), qui fait vibrer tous les harmoniques du cœur (amitié, pitié, tendresse, vanité, coquetterie, jalousie, ambition, ennui, curiosité) ? La fable de la Double Inconstance ne peut pas se contenter de dénoncer «une exaction», "un crime», parce que, si crime il y a, c'est celui de l'entrée en société, dans la ronde des dés i rs, toujours mobiles et toujours les mêmes.

Parce que même une bergère, et même un Arlequin, doive nt devenir des grandes personnes.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles