Des Mémoires d'outre-tombe à la Vie de Rancé, Chateaubriand : Fiche de lecture
Publié le 21/11/2018
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Des Mémoires d'outre-tombe à la Vie de Rancé
Le dessein autobiographique
On ne peut comprendre vraiment les Mémoires si on oublie que l’œuvre, dont quarante ans séparent les premiers mots des derniers, raconte autant sa propre histoire que celle de l’homme qui l’écrit. Si, dans son achèvement, le livre offre ainsi le double procès d’un individu avec sa vie et d’un écrivain avec son écriture, il n’en a pas été toujours de même au fil de sa rédaction. Nous savons, par une lettre adressée à Joubert en 1803, quelle fut la « première idée » des Mémoires. Hanté par le souvenir de l’« impudeur» rousseauiste. Chateaubriand révèle alors un projet clair mais étrangement limité : « Je ne dirai de moi que ce qui est convenable (...) Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau ». Ce présupposé moralisateur, qui revient à ignorer les années d’enfance ou d’adolescence et à imposer silence aux voix troublantes des profondeurs de l’être, ne sera pas respecté. En 1809, quand il préface le court texte des Mémoires de ma vie, l’écrivain décrit déjà une autre œuvre. Le critère du « beau » le cède désormais à celui de l’authenticité : « Je suis résolu à dire toute la vérité (...). Au reste, si je me fais illusion sur moi, ce sera de bonne foi... » Pareillement, la dimension temporelle, tronquée dans le premier projet, est pleinement restaurée : « Aujourd’hui que, parvenu au sommet de la vie, je descends vers la tombe, je veux avant de mourir remonter vers mes belles années ». Mais quelque chose d’essentiel échappe encore en 1809 au récit autobiographique : «J’entreprends d’ailleurs l’histoire de mes idées et de mes sentiments plutôt que l’histoire de ma vie ». Comme dans René persiste une distinction ambiguë entre le je qui sent et le je qui vit, celui qui est et celui qui écrit. En rédigeant les Mémoires de ma vie, Chateaubriand se pense encore essentiellement comme un objet à reconstruire et ne songe qu’« à laisser un monument par lequel on puisse [le] juger ». Sculpteur de sa propre image, il ne devine pas le rôle décisif du coup de ciseau qui dégage ses traits; l’originalité de son moi d’écrivain n’est pas encore montrée comme fondamentalement constitutive du moi total qu’il accepte pourtant de raconter « de bonne foi ».
«
que,
parvenu au sommet de la vie, je descends vers la
tombe, je veux avant de mourir remonter vers mes belles
années ».
Mais quelque chose d'essentiel échappe encore
en 1809 au récit autobiographique : « J'entreprends
d'ailleurs J'histoire de mes idées et de mes sentiments
plutôt que l'histoire de ma vie».
Comme dans René
persiste une distinction ambiguë entre le je qui sent et Je
j e qui vit, celui qui est et celui qui écrit.
En rédigeant
les Mémoires de ma vie, Chateaubriand se pense encore
essentiellement comme un objet à reconstruire et ne
songe qu'« à laisser uo monument par lequel on puisse
[le] juger».
Sculpteur de sa propre image, il ne devine
pas le rôle décisif du coup de ciseau qui dégage ses
traits; l'originalité de son moi d'écrivain n'est pas encore
montrée comme fondamentalement constitutive du moi
total qu'il accepte pourtant de raconter « de bonne foi».
Il faut attendre Je premier état quasi définitif du texte
des Mémoires et la Préf ac e testamentaire de 1833 pour
que s'achève cette conquête littéraire du je par lui-même.
Une étrange formule en résume le sens et la justifie :
« Des auteurs de ma date je suis quasi le seul dont la vie
ressemble à ses ouvrages.
>> Quels ouvrages? L'Essai,
René, les récits de voyages et, de toute évidence, les
Mémoires eux-mêmes.
Le je-objet n'est plus unique réfé
rent de l'écriture; Je je-écrivain est tout autant désigné
comme référent et structure de la vie.
Pour la première
fois, Chateaubriand revendique une totale « vérité>>
autobiographique par la reconnaissance de sa dualité
ontologique : le je de l'autobiographie est bien le je
décrit, objet du temps vécu et perdu, mais il est aussi le je
écrivant, sujet du présent du texte, je qui, en s'écrivant,
instaure de lui-même une image signifiante aussi vraie
que l'image signifiée par les mots.
Les Mémoires ne
prennent tout leur sens que par cette reconnaissance de
l'essentialité du temps et des circonstances de l'écriture,
essentialité au moins égale à celle du temps et des
moments de la vie.
En proclamant dans sa Préface
1' « unité indéfinissable >> de l'aventure du moi et de celle
du texte, Chateaubriand découvre en fait la vérité du
système de la représentation autobiographique, où la
référence objective du récit au moi reste insignifiante,
sinon mensongère, sans la référence, infiniment plus
essentielle, du moi à son écriture.
[Voir aussi AUTOBIO
GRAPHIE, MéMOIRES).
Le genre des Mémoires
Parallèlement, entre 1809 et 1833.
plusieurs masses
« horizontales >> sont venues étayer la « verticalité>> du
pur récit autobiographique : 1 'histoire de Bonaparte et de
l'Empire, de la Restauration et de Juillet, sans compter
d'innombrables études annexes ou portraits de l'époque.
En assumant, outre le rôle de biographe de lui-même,
celui de témoin de son temps, Chateaubriand ne cherche
pas seulement à étoffer ou illustrer un récit par un autre.
A une époque où le genre des Mémoires est à la mode,
sa vocation de mémorialiste lui est imposée par une
conviction autrement décisive : «J 'ai fait de l'histoire,
et je pouvais l'écrire, déclare-t-il dans sa Préface.
Et ma
vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce
monde de réalités ( ...
).
Je reste pour enterrer mon siè
cle ...
» Tout l'enjeu des Mémoires est peut-être contenu
dans cette dernière formule : l'enterrement d'un cadavre
par un autre cadavre, qui écrit « déjà assis au fond de son
cercueil >>.
Dans les Mémoires de ma vie, Chateaubriand
parlait du monde qu'il «allait >> quitter; dans les Mémoi
res d'outre-tombe, l'horizon du discours bascule: par un
pari très théâtral, 1' auteur arrache son récit au jeu tempo
rel de toute écriture; il n'y a plus un moi qui parle de lui
passé (autobiographie) ou de lui et du monde (Mémoi
res), mais une «voix >> qui parle hors du temps et déjà
presque anonyme : «I l m'en coOterait d'étouffer cette
voix lointaine qui sort de la tombe >>.
Or cette voix, libérée
des contraintes du temps, mais investie d'un mes
sage pour l'« outre-temps >>, peut et doit atteindre à l'uni
versalité : «S i j'étais destiné à vivre, je représenterais
dans ma personne, représentée dans mes Mémoires, les
principes, les idées, les événements, les catastrophes,
l'épopée de mon temps ...
>>
On voit que Chateaubriand n'est.
pas devenu mémoria
liste pour avoir seulement pensé qu'il avait joué dans le
siècle quelque rôle important, mais bien plutôt parce que
c'est Je siècle qui a joué en lui les grandes heures de son
histoire, parce que l'intrigue de sa vie « signifie>> aussi
le destin du siècle.
Ce rapport extraordinaire où Je moi,
figure de l'histoire, est aussi analogie de l'histoire, cOin
mande et légitime toute la « prétention » des Mémoires.
Au fil de leurs chapitres, la parole de l'individu y gagne
en effet le poids de l'histoire, et l'histoire l'évidence
convaincante de la parole individuelle.
Encore a-t-il fallu
que l'économie, la poétique de l'œuvre répondent à cette
ambition, que soit orchestré Je chant de ce monumental
« clavecin oculaire du moi et du monde >> (E.
Guitton).
« Sicut nubes, quasi naves, velut umbra ,.
La superbe épigraphe des Mémoires traduit parfaite
ment la nature constamment fuyante, « dérivante », d'un
texte qui s'est voulu le« registre obituaire >> d'une desti
née et d'un siècle.
Cette «histoire d'un homme portant
à bout de bras les épaves du passé >> (Gaétan Picon) rend
comme palpable, au fil de sa collection d'actes de décès,
de constats d'échec, et de «n e ...
plus» re_ssassés, le for
midable pouvoir destructeur du temps.
« Etrange univers
lacunaire qui dérive peu à peu vers la nuit ( ...
), morcelé
par les grands effondrements du souvenir» (Julien
Gracq), les Mémoires, avec leur galerie de portraits qui
ternissent et se craquellent, leurs monuments qui se fis
surent ou s'enlisent, leurs paysages qui s'estompent ou
frémissent sous le regard embué du narrateur qui vieillit,
sont bien soumis à la tyrannie de celui que Baudelaire
nommera l'Ennemi.
En remaniant, après 1833, la disposition d'ensemble
de son texte pour obtenir une « achronie essentielle de
la table des chapitres >> (G.
Rannaud), Chateaubriand a
cependant montré clairement sa volonté de conjurer à
jamais l'historicité et de s'affranchir, dans J'écriture, du
fardeau du temps.
Rythmé par les pulsions mêmes de la
vie, son style qui multiplie, tant au niveau de la phrase
que du paragraphe ou du livre, ruptures et «é carts>>
(digressions, anacoluthes, etc.) comme autant de signes
des «failles » qui parcourent l'existence individuelle ou
l'histoire collective, impose en effet aussi, par la qualité
de son harmonie (eurythmie, homophonies, etc.), le sen
timent d'une unité et d'une totalité absolues.
En > à la fois la vie et l'œuvre, les Mémoires replacent
toutes choses et tous moments dans une perspective telle
qu'elle gomme les contradictions, les errances et les
erreurs.
Le présent inquiet se rassure et «s e contemple
au miroir sombre du passé » (Jacques Madaule), les mots
jadis proférés en vain résonnent pleinement en côtoyant
les mots nouveaux chuchotés pour l'éternité.
Car le texte
des Mémoires ne retisse pas seulement, dans son jeu
d'échos, de reflets et de rappels, la trame brisée du
temps, il resserre aussi, dans le kaléidoscope de ses com
mentaires, le fil fragile de la langue et de la pensée :.
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