CONRAD : Lord Jim (Fiche de lecture)
Publié le 27/03/2013
Extrait du document
« Par un matin ensoleillé, dans le décor banal d'une rade de l'Orient, j'ai vu passer sa silhouette émouvante et significative - sous l'ombre d'un nuage -parfaitement silencieuse«, écrit Conrad à propos de son héros, dans son introduction au livre. La figure de Jim est née d'une rencontre réelle de l' écrivain, lors de ses nombreuses pérégrinations (car lui aussi a beaucoup navigué). Le« nuage« sous l'ombre duquel vivait ce marin aperçu par Conrad n'étant autre que sa lâcheté d'un jour.
«
« Il se rappelait
seulement qu'il ne
pouvait rien faire ;
il ne pouvait rien faire,
maintenant qu'il était
tout seul.
Il n'y avait
rien à faire
qu'à sombrer avec le navire.,.
EXTRAITS-------~
Le naufrage
Qu'était-il arrivé ? Le halètement asthma
tique des machines continuait.
La terre
avait-elle été arrêtée dans sa course? Ils
n'y
comprenaient rien ; et soudain la mer si
calme et
le ciel sans
nuages parurent terri
blement menacés dans
leur immobilité, comme
en équilibre
au bord de
la destruction,
d'un
abîme béant.
Le méca
nicien rebondit vertica
lement de toute sa
hauteur, puis s'effondra
de nouveau en un
vague tas.
De ce tas
sortit un
« Qu'est-ce
que c'est ?
» dit d'une
voix étouffée, avec des
accents de profonde
désolation.
Un faible
grondement, comme un
grondement de ton-
nerre, mais
d'un ton
nerre infiniment lointain,
pas même un
bruit, à peine plus qu'une vibration, roula
lentement, et le navire frémit en réponse,
comme si le tonnerre eût grondé dans les
profondeurs lointaines de l'eau.
Les yeux
des deux Malais de la barre eurent une
lueur en direction des Blancs, mais leurs
mains brunes restèrent agrippées aux poi
gnées.
La coque effilée, poursuivant sa
marche, sembla se soulever de quelques
pouces avec un mouvement ondulant qui la
parcourut progressivement de bout en bout,
comme si elle eût perdu sa rigidité ; puis,
l'ayant retrouvée, elle se remit à sa tâche,
qui était de fendre la surface lisse de la
mer.
Son frémissements' arrêta, et le faible bruit
de tonnerre cessa d'un seul coup, comme si
le vapeur eût traversé une zone étroite d'eau
vibrante et d'air bourdonnant.
La peur
« On a toujours peur.
· On a beau dire ...
»Il
reposa gauchement son verre ...
«La peur -
voyez-vous-
la peur, elle est toujours là ...
»
Il se toucha la poitrine à la hauteur d'un
-bouton doré, à l'endroit même où Jim avait
frappé la sienne lorsqu'il avait
proclamé
qu'il n'avait pas
le cœur faible.
Je suppose
que je manifestai que je n'étais pas tout à fait
d'accord, car il se mit à
insister:« Mais si!
mais si! On parle, on parle; c'est très joli
tout ça ; mais en fin
de compte on n'est pas
plus malin que
le voisin -et pas plus brave.
Brave! Cela reste toujours à prouver.J'ai
«roulé ma bosse »,dit-il, employant l'ex
pression d'argot sans perdre son sérieux im
perturbable, dans toutes les parties du
monde ;
j'ai connu des hommes braves -de
fameux braves,
Allez!» ...
Il but distraite
ment
...
«Brave - vous le concevez -dans la
Royale -
il faut l'être - le métier veut ça.
Vous êtes bien d'accord, n'est-ce pas ? dit
il, me prenant à témoin sur
un ton modéré.
Eh bien !
Tous tant qu'ils sont - je dis bien
tous, à condition d'être hon
nêtes -
"bien entendu" -
avoueraient
qu'il y a un
point- il y a un point- pour
les meilleurs d'entre nous -
il y a quelque part un point
où vous lâchez tout.
Et il
vous faut vivre avec cette
vérité -vous comprenez ?
Étant donné un certain
concours de circonstances,
la peur apparaîtra im
manquablement.
"Un trac
épouvantable." Et même
pour ceux qui ne croient pas
à cette vérité,
la peur existe
tout de même -la
peur
d'eux-mêmes.
»
Traduit de l'anglais
par Henriette Bordenave
« Jim se pencha
au-dessus d'elle, et
contempla son visage
avec un regard intense,
et puis
il partit
brusquement en
courant
jusqu'à l'embarcadère.
,.
NOTES DE L'ÉDITEUR Grand navigateur, Conrad est moins fasciné
pourtant par les tumultes marins que par
ceux de l'âme.
L'aventure, chez lui, se situe
certes dans des contrées, sur des mers
exotiques, mais elle est surtout intérieure, contient
un élément d'autobiographie",
dit-il
en prétendant dans ses préfaces
« La lecture des romans et des nouvelles de
Conrad, la pénétration dans son univers
imaginaire, constituent bien une initiation et
une épreuve ; chaque nouveau lecteur, certes,
éprouve l'œuvre et l'auteur, en évalue l'aloi,
mais est en même temps éprouvé, testé par
eux.
Il en va de l'œuvre conradienne comme
de la mer et du métier de marin, selon lui.
»
Sylvère Monod, introduction aux Œuvres de
Conrad, Gallimard, 1982.
1 Edimedia 2, 3, 4, 5 dessins de David Knight, Edito-Service S.A.
le paysage ne servant en quelque sorte à
l' écrivain que de métaphore : « Derrière ces
westerns de la mer, on devine
l"'homme
du souterrain " de Dostoïevski ...
Conrad,
comme Proust, se retourne du vivant vers
le vécu, du grand large vers le huis clos des
consciences malheureuses.
" Tout roman
qu'il a tiré de sa vie de marin les
personnages et les épisodes de ses romans.
En réalité, il fixe sur ses aventures de mer
les traumatismes de sa jeunesse.
Conrad
l'artiste se dégage de sa vie de marin pour
parler d'autre chose, quelque chose
d'antérieur
qu'il vit, comme lord Jim
sa culpabilité ...
Et voilà l'âme slave
qui dérive sur les mers anglo-saxonnes.
»
Jacques Cabau.
CONRAD OZ.
»
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