Chéri et la Fin de Chéri de Colette : Fiche de lecture
Publié le 22/11/2018
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Chéri et la Fin de Chéri
Ces deux romans, qu’elle jugeait « assez amers », ne sont pas significatifs quant à l’image de Colette conservée par le grand public, mais ils ont leur place ici dans la mesure où ils marquent son entrée dans la plénitude de son art de romancière par une sorte de rupture dont elle s’étonnait elle-même, disant de Chéri : « C’est un roman que je n’avais jamais écrit, — les autres, je les avais écrits une ou deux fois, [...] les “vagabondes”, et autres “entraves” recommençaient toujours un peu de vagues claudines. »
Chéri a scandalisé; non seulement à cause de son thème et du milieu qu’il dépeint, mais aussi parce qu’on répandit le bruit que « Chéri » masquait Bertrand de Jou-venel. Nous savons aujourd’hui que ce livre, écrit à partir de nouvelles parues dans le Matin en 1911-1912 et publié avant que Colette ne rencontre son beau-fils, ne doit rien à l’autobiographie.
Synopsis. — 1912. Fred, dit Chéri, vingt-cinq ans, fils d'une demi-mondaine (Mme Peloux), vit depuis six ans avec une amie de sa mère, une cocotte de cinquante ans, Léa de Lonval. Ils ne savent pas qu'ils s'aiment. Mme Peloux marie son fils avec la fille d'une autre professionnelle, Edmée. Une fois Chéri parti en voyage de noces, Léa s'aperçoit qu'elle souffre et va « passer son chagrin » en Provence pendant six mois. Quelque temps après son retour à Paris, Chéri cherche à revoir Léa; ne la trouvant pas chez elle, il se fait héberger pour une nuit chez un ami, Desmond — et il y reste trois mois, cédant à sa « lâcheté ». L'annonce du retour de Léa lui donne l'énergie de retourner sous le toit conjugal. Léa croit pouvoir organiser sa solitude, mais Chéri lui revient un soir. L'amour, enfin reconnu, parlé, reforme le couple. Au matin, Léa imagine d'abord leur avenir à deux, mais des propos de Chéri la font basculer dans l'évidence de sa propre vieillesse et découvrir la nécessité de leur séparation. Elle le chasse.
«
tragédie
classique.
L'action, menée à huis clos dans des
salons ou des chambres des beaux quartiers, met en pré
sence des personnages qui forment une société fermée,
aussi exilée des normes communes et des soucis maté
riels que les héros tragiques.
Sauf Edmée, tous sont des
îlots solitaires de conscience, entourés de parasites qui
leur servent de confidents et d'émissaires, et toute com
munication est cruelle, cruauté qui fait moins songer à la
«rosserie» mondaine qu'à ce que Péguy nommait la
« méchanceté racinienne >> : chacun contrôle son visage,
toutes les répliques portent, quelques mots de trop chan
gent tout.
Épurés à l'extrême, les décors n'en sont pas
moins sensuels; le motif récurrent du collier de perles au
cou des femmes souligne les étapes de l'intrigue.
La
pureté de Chéri tient aussi à ce qu'en situant ses person
nages dans un milieu où la volupté est professionnelle
ment connue, Colette a choisi un terrain déblayé
d'avance des ambiguïtés et des euphémismes qui
encombrent la plupart des « romans d'amour»; ce déca
page lui permet de déplacer le lieu du plus grand péril :
reconnaître qu'ils s'aiment ne rend pas plus vertigineux
pour Chéri et Léa « cet abîme d'où l'amour remonte pâle,
taciturne et plein du regret de la mort >> , mais l'évidence
d'aimer les dépossède d'eux-mêmes comme des « dor
meurs parlant en songe >>, agités par « l'angoisse ''• « la
douleur >> et « la joie >> .
De fait, Chéri subvertit les conventions psychologi
ques.
Tandis que les romans font souvent l'histoire d'une
désillusion où «l'amour» se désacralise en «désir>>,
Chéri et Léa subissent le dessillement inverse : les habi
tudes de leur désir, c'était l'amour.
Et c'est paradoxale
ment la reconnaissance de l'amour, parce qu'elle
ordonne le respect de 1' objet aimé, qui mène à la rupture.
On a pu dire que Chéri inversait aussi le couple romanes
que ordinairement formé d'une femme jeune et d'un
homme plus âgé; mais à cette inversion des âges s'ajoute
une confusion, plus frappante encore, des appartenances
sexuelles traditionnelles : ici, c'est la femme qui est
«saine», « tranquille », organisatrice, et 1' homme est
« illisible», capricieux, « risquant des coups traîtres »,
et bel objet du regard amoureux.
Car Colette retravaille le type du jeune homme très
beau, insensible et sans forces morales, qu'elle admirait
dans la rencontre de Rubempré et Vautrin dans Illusions
perdues, et que l'on retrouvera dans Aurélien.
Son héros
lui permet de montrer que la beauté et, paradoxalement,
la puissance sexuelle font de certains hommes les jouets
du désir féminin; ce qui produit une situation romanes
que complexe : Léa est une cocotte, mais Chéri est son
« gigolo>>, et non son « maquereau >>.
Ce héros lui per
met aussi de montrer ce que la beauté induit de narcis
sisme, et le narcissisme de sadomasochisme suicidaire.
« Fatal >> à lui-même, Chéri ne peut survivre qu'en
« nourrisson méchant>> d'une maîtresse maternelle.
Mais
on observe par ailleurs que son mal vient de plus loin
que sa seule b..:auté, car son premier avatar, Clouk (voir
Mes cahiers), fort >, était aussi « veule>>, et sa
sensibilité souffrante aspirait aussi à une «fondante cha
leur de nourrice>>.
Chéri et Clouk semblent donc être
aussi des figures du deuil («on est quelque chose comme
orphelin >>,dit Chéri), obsédées par la manie de posséder,
de compter et recompter, en souffrant de ne rien posséder
d'autre.
On peut aussi noter que l'atmosphère de ce
roman est propre à évoquer l'état d'esprit d'une généra
tion d'adolescents qui eurent, comme Chéri et son double
Ceste, -tels furent bien certains enfants de cette
Belle Epoque.
qui allaient partir vers le front comme
vers une manière de fête et y engloutir, entre bien d'au
tres choses, J'art de vivre des Liane de Pougy.
«On
sauve Chéri une fois, mais pas deux >> , disait Léa
dans Chéri.
Six ans plus tard, dans La Fin de Chéri,
Colette mène à son terme, le suicide, la logique interne
de son personnage.
Ce qu'un critique de 1926 disait des
dernières pages de ce second livre vaut pour sa totalité :
les femmes au travail et 1' affairisme de la
reconstruction, dégoûté de toute agressivité par l'expé
rience du feu, privé par l'âge de ce refuge indispensable
qu'avait constitué jadis la féminité de Léa, il éprouve
sans cesse l'étrangeté de sa propre pétrification morale :
> ni par ce qu'elle est devenue, ni par
la vie qu'elle a vécue.
Chéri ne meurt peut-être ni d'ai
mer Léa, ni de chérir les mœurs d'une époque anéantie,
mais d'avoir aimé, ou plutôt d'avoir perdu un amour qui
avait été la pièce maîtresse de son organisation névroti-.
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