Il a vraiment « pensé ». Il s’est posé tous les grands problèmes de la pensée : l’homme est-il asservi aux lois fatales qui régissent la matière, ou bien est-il libre, peut-il créer sa destinée ? Le christianisme est-il la révélation de cette liberté ? Pourquoi la mort, et surtout la souffrance injuste, pourquoi le triomphe du méchant et le sacrifice de l’innocent ? L’âme est-elle immortelle et sommes-nous destinés à une autre vie d’équité et d'illumination ? Que valent la vie sociale et la civilisation modernes ? Est-ce la loi sociale ou le loup sauvage qui ont raison ? Que vaut le sacrifice du penseur et du savant ? Sont-ils dupes ou martyrs ? La femme est-elle Dalila ou Éva ? A tous ces problèmes, Vigny a donné, comme nous l’avons dit, des solutions incertaines. Sa sainte solitude n’a même été pour lui que relative. Il a mené, à Paris, de 1839 à 1848, puis à partir de 1853, une existence assez mondaine. Mais peu importent — pour un poète — les contradictions. La poésie ne vit pas de logique. Elle vit d'émotion et de conviction. Or Vigny a été surtout ému par les idées ; il a eu la conviction qu’elles étaient la sève de la poésie.
La pensée pure de Vigny. — C'est, en ce sens, que son œuvre est un témoignage de l’esprit pur. Lamartine et Victor Hugo, tout en les résolvant différemment, se sont posés à peu près les mêmes problèmes que Vigny. Mais pour Lamartine, ces problèmes sont surtout des émotions que l’on éclaire par des émotions. Il dédaigne, le plus souvent, les objections de la raison et des \"sages de la terre\". Il écoute la voix de son cœur ; elle lui dicte la vérité, c’est-à-dire une conviction sentimentale, Victor Hugo veut savoir ce que nous sommes, d’où nous venons, où nous allons, ce qui fait les sociétés justes ou injustes, comme Vigny et comme tout le monde. Ou plutôt il veut voir la solution de tous ces problèmes. C’est son imagination qui lui présente «la bouche d’ombre » et c’est le mage qui saisit la comète par les cheveux. Mais Vigny ne sesatisfait ni de ces émotions, ni de ces visions. Il écrit presque toujours, non comme Lamartine près d'une fenêtre ouverte sur le parc de Saint-Point, comme
Les idées de Vigny sont-elles un système lié ? — Vigny pouvait d’ailleurs emprunter ses thèmes et ses idées et les recréer, en les organisant dans un système puissamment ordonné. Il n'en est rien. La logique, du moins la logique méthodique des philosophes, attentive à ne pas se contredire, est un des moindres soucis de Vigny. La Sauvage est un vif éloge des bienfaits de la loi, œuvre de la civilisation ; et le loup mourant donne le conseil de fuir cette civilisation et de vivre comme lui dans la solitude anarchique des bois ; la maison du berger est un asile qui conduira le poète dans les champs, loin des « cités » civilisées. La conclusion de la Mai on dénonce la froide nature et la hait ; mais tout le début est un hymne aux grâces, aux langueurs, aux reposoirs de la forêt, de la montagne, du crépuscule. Samson accable la femme « faible et menteuse », « traître et lâche », « enfant malade ». Mais toute la Maison du berger et vingt autres passages des œuvres ou de la correspondance de Vigny sont l’élégie de la femme «timide, palpitante »,