Tout en préservant son caractère ethnique, la musique afro-américaine a produit un art moderne et universel : le jazz offre aux musiciens du monde entier un mode original d'expression individuelle et collective qui privilégie l'improvisation plus ou moins spontanée à partir d'une mélodie, d'une suite d'accords, d'une simple gamme ou même d'un état d'âme momentanément partagé. Avec une constante indéfinissable mais immédiatement identifiable : le swing, ce mystérieux balancement rythmique qui en fait tout le charme. Si l'étymologie du mot « jazz « - française ou africaine - reste controversée, chacun s'accorde à lui trouver une connotation sexuelle évocatrice du lieu où il est né : Storyville, quartier des plaisirs de La Nouvelle-Orléans où les prostituées étaient surnommées en argot cajun « jézabels « ou « jazz-belles «. Il serait pourtant abusif de ne voir dans ce jazz originel du début du siècle qu'un aspect du divertissement nocturne. Omniprésente dans tous les quartiers de la « Cité du Croissant «, la musique y avait des fonctions diverses en de multiples occasions : parades festives ou civiques, rassemblements confessionnels (souvent lors de pique-niques), cortèges funèbres, spectacles de minstrels (« baladins «), bals de Congo Square et simples réunions familiales. Elle jouait aussi un grand rôle de promotion sociale et culturelle : le piano ou, pour les plus pauvres, tout autre instrument était un signe d'aisance et - pour la population de couleur - de débrouillardise, d'urbanisation, d'intégration à la société blanche. Contraints de faire carrière dans les honky tonks et, pour les meilleurs, dans les bordels plus huppés, les pianistes professionnels, surnommés professors, revendiquèrent les premiers un statut d'artiste à part entière, statut qui a constitué un enjeu capital dans toute l'histoire du jazz. Complétez votre recherche en consultant : Les corrélats Nouvelle-Orléans (La) Une musique de couleur nuancée On dit souvent que le jazz a été la première musique « métisse «. Si ce terme génétique est impropre à qualifier un fait culturel, il est pourtant vrai que le métissage a nettement singularisé La Nouvelle-Orléans : entre les communautés blanche et noire, même si la barrière restait solide, il existait une importante société « créole « (au sens louisianais de « mulâtre «) dont sont issus une bonne part des pionniers du jazz - souvent d'origine française comme Sidney Bechet, Alphonse Picou ou Jelly Roll Morton. Cette société multiraciale était cependant profondément raciste : la législation ségrégative (les « lois Jim Crow «) ne cessait de se durcir, et toute une palette de termes dégressivement injurieux classait les individus en fonction de leur pigmentation. La force première du jazz a été de savoir transgresser malgré tout ce système de castes. Dès ses premières manifestations, le jazz est apparu comme un stupéfiant brassage d'influences ethniques : dès la période esclavagiste, la prohibition des tambours, jugés subversifs, et la perte des autres instruments d'origine africaine (à l'exception du banjo) ont entraîné l'adoption des instruments européens, et donc l'assimilation progressive du système tonal et tempéré. Mais la prédominance du chant, le plus souvent a capella , a préservé certains traits des musiques africaines. Ainsi, on peut voir une survivance du système pentatonique dans ce qui est encore l'une des principales caractéristiques du jazz et de toute musique « afro-américaine « : les blue-notes. Cet abaissement subtil et instinctif du troisième, du septième et parfois du cinquième degré de la gamme majeure s'est développé bien avant le jazz proprement dit dans le blues rural et les negro-spirituals, et c'est à lui que le jeu d'un Louis Armstrong doit une bonne part de son expressivité. Ces blue-notes confèrent au jazz en tant que forme d'interprétation une inflexion distinctive qui survivra à toutes ses transformations, même les plus radicales. Cette « coloration « spécifique du jazz à travers les époques tient aussi à la prédilection pour certaines formes d'instrumentation et à une approche particulière du jeu de chaque instrument. Le plus marquant est le fait que les jazzmen privilégient l'attaque, le vibrato, les effets « vocaux « et, plus généralement, tout ce qui donne au son de chacun une forte personnalité. Le jazz est donc une musique très individualisée, une musique de liberté. Mais c'est aussi une musique d'émulation collective, dont le répertoire n'est que prétexte à confronter les expériences, les innovations et surtout les émotions immédiates. Tel est l'enjeu de l'improvisation en groupe et de la communion qu'elle exige de la part du public. Le jazz est l'art d'orchestrer les sentiments intimes. Contrairement à ce qui prévaut dans la musique classique européenne, l'interprète n'y est pas au service du compositeur, mais de la meilleure extrapolation possible du thème choisi. Le jazzman n'exécute pas, il trahit pour mieux traduire ses propres émotions et échanger ses idées musicales. L'unité du jazz, dans la diversité de ses styles et la succession vertigineuse de ses « périodes «, est dans le choix de cette extrême liberté, à travers un système de conventions qui permet aux jazzmen de tous âges et de toutes origines de jouer ensemble et de constituer une immense communauté informelle. L'histoire du jazz est celle d'une migration suivie d'une expansion : ce n'est pas un hasard s'il s'est développé au moment où la population de couleur du sud des États-Unis émigrait en masse vers les villes du Nord, du Middle West et de Californie. Dans les années vingt, le jazz s'est propagé de La Nouvelle-Orléans vers Memphis, Chicago, Kansas City et New York, puis sur la côte Ouest. Un peu partout, il avait été précédé par le ragtime, diffusé en partitions et rouleaux de piano mécanique. Et déjà, de nombreux musiciens blancs étaient conquis par la fraîcheur de cette musique de danse qui leur permettait en même temps de briller et de s'exprimer. La plupart appartenaient aux minorités ethniques encore mal intégrées parce que fraîchement débarquées, chassées d'Europe par la misère, les guerres ou les pogroms. Ainsi, à Chicago surtout, s'est développé un style « blanc « d'autant plus différencié que la ségrégation entre musiciens est restée la règle jusqu'à la fin des années trente et même, dans une certaine mesure, au-delà... Quand est venue la phase d'expansion du jazz, à partir de 1925 environ, les orchestres blancs ont été, pour des raisons raciales évidentes, nettement privilégiés par l'essor du disque et de la radio. La vogue du « jazz symphonique « d'un Paul Whiteman a eu néanmoins pour effet d'accoutumer le public à la notion de swing au point que, pour tous les Américains, les années vingt sont le jazz age , tandis que les années trente sont la swing era. Depuis, les musicologues et les critiques ont disserté à l'infini sur ce qui caractérise ce swing, reconnaissant à cet égard la supériorité des orchestres de couleur : on note en général une accentuation des temps faibles, une pulsation souple générée par l'usage de la syncope sur un tempo régulier mais élastique... Au-delà de toute analyse rationnelle, on ne peut que noter cette évidence : le jazz et ses dérivés (rhythm'n' blues, rock'n roll, soul, funk, salsa, etc.) auront dominé toute la musique de danse du XXe siècle. Complétez votre recherche en consultant : Les corrélats Armstrong Louis Bechet Joseph Sidney big-bang blue-note blues Chicago Chicago - Vie musicale dixieland États-Unis - Arts - Musique - Jazz funk improvisation Memphis Morton (Ferdinand LaMenthe, dit Jelly Roll) Nashville-Davidson negro-spiritual Nouvelle-Orléans (La) ragtime rhythm and blues rock - Une fiction en noir et blanc salsa soul-music swing syncope - 2.MUSIQUE thème [1] vibrato Whiteman Paul Une « musique d'art « d'essence populaire Même sous ses formes les plus complexes, le jazz reste indissociable de la musique « plébéienne « afro-américaine qui en constitue l'arrière-plan, lui-même en constante évolution ; les blues, spirituals et gospels songs sont une part essentielle de son répertoire, qui emprunte à bien d'autres musiques populaires : folk-songs, mélodies hispano-caraïbes, « songs « des comédies musicales dont les meilleurs sont devenus les « standards « favoris de musiciens aussi divers qu'Armstrong, Fats Waller, Billie Holiday, Miles Davis ou Chet Baker. Mais les jazzmen s'intéressent surtout à l'essence musicale de ces chansons, et en particulier à leurs accords de base qui font de leurs improvisations des paraphrases souvent très éloignées de la mélodie initiale. Le jazz moderne (à partir du be-bop des années quarante) a ainsi tiré le meilleur parti du système harmonique européen pour en faire le matériau d'une invention spontanée. Sur un même thème, les solos d'Armstrong, d'Earl Hines, de Coleman Hawkins, de Lionel Hampton, d'Art Tatum, de Charlie Christian, de Lester Young, de Charlie Parker, de Bud Powell, de Sonny Rollins, de Bill Evans ou d'Herbie Hancock deviennent ainsi des « oeuvres « renouvelées au fil des jours. En même temps, bien des jazzmen se sont affirmés comme des compositeurs à part entière. Certains disposaient, ou disposent, d'un solide bagage classique : c'était le cas de Duke Ellington et de Thelonious Monk ; c'est aussi le cas de John Lewis, de Charles Mingus, de Wayne Shorter ou de Carla Bley. D'autres, comme Jelly Roll Morton, Django Reinhardt, Dizzy Gillespie, Horace Silver ou Ornette Coleman, usent moins de l'écriture que d'une pratique inventive de leur instrument et d'une conception très créative du travail d'orchestre. Les « arrangeurs « pour grand orchestre - ainsi Benny Carter, Fletcher Henderson, Gerry Mulligan, Gil Evans, Quincy Jones - peuvent aussi faire oeuvre originale sur un répertoire convenu. C'est grâce à cet immense potentiel créatif autant qu'à son aspect « dansant « que le jazz a profondément imprégné toute la culture moderne. D'emblée, les compositeurs européens (Debussy, Satie, Ravel, Stravinski, Milhaud, Bartók) et plus rarement américains (Gershwin) l'ont accueilli comme la grande nouveauté musicale du siècle. Mais ils n'ont fait qu'en percevoir confusément certaines qualités expressives - la syncope, le phrasé et le timbre des cuivres, la percussion - en comprenant vite qu'il était irréductible aux contraintes de l'écriture. Le jazz a par ailleurs trouvé un écho dans la peinture (Picabia, Léger, Kandinsky, Mondrian, Dubuffet...) et dans la littérature (Cocteau, Vian, Cortázar, Kerouac). Il est devenu un art de vivre pour plusieurs générations d'hédonistes ou de marginaux, souvent associé au cinéma, au dessin animé, et parfois aussi à la quête des « paradis artificiels « qui ont joué un rôle indéniable dans son évolution. Mais le jazz est aussi affaire de mode : celle des « alligators « et de leurs disciples « zazous « en Europe, puis des « hipsters « et des premiers « beatniks « dans les années cinquante et soixante. Reconnu par l'intelligentsia européenne puis new-yorkaise et californienne, le jazz a toujours entretenu une relation ambiguë avec le grand public. C'est généralement avec beaucoup de retard que ses innovations ont conquis une audience plus large que celle des amateurs qui, partout dans le monde, se groupaient autour de clubs, revues, festivals, émissions de radio puis de télévision qui le célébraient. Mais la plupart des musiciens n'ont jamais accepté de choisir entre la créativité et le succès. Le jazz est parfois devenu par la force des choses l'expression d'une révolte (sous l'occupation nazie ou dans l'Amérique des émeutes raciales). Le dépassement du problème racial a fait des jazzmen les pionniers d'un nouvel humanisme, et, outre ceux déjà cités, beaucoup de « Blancs « ont largement contribué à son évolution ou marqué la pratique de leur instrument : Bix Beiderbecke (cornet), Joe Venuti et Stéphane Grappelli (violon), Benny Goodman (clarinette), Woody Herman et Stan Kenton (direction d'orchestre), Lennie Tristano (piano), Lee Konitz, Art Pepper et Stan Getz (saxophones), Paul Bley, Martial Solal, Joe Zawinul, Chick Corea et Keith Jarrett (piano)... L'Amérique latine, les Caraïbes, l'Europe de l'Ouest et de l'Est, le Japon et bien sûr l'Afrique ont développé des formes de jazz peu ou prou démarquées du modèle américain. L'histoire du jazz ne se lit pas comme une succession, mais comme une juxtaposition et une stratification de styles dont aucun, depuis les origines, n'a vraiment disparu. Il se trouve partout des jeunes musiciens capables de jouer du dixieland des années dix, du chicagoan des années vingt, du swing des années trente, du be-bop des années quarante, du cool ou du hard-bop des années cinquante, du free-jazz des années soixante ou du jazz-rock des années soixante-dix. Cependant, depuis les années quatre-vingt, le jazz semble traverser une crise d'identité qui est, il est vrai, la rançon du succès : il n'y a jamais eu autant de disques, de concerts, de festivals et d'émissions de jazz. Le cinéma et la vidéo s'en sont largement fait l'écho. La nouvelle génération des jazzmen est aussi enthousiaste que douée. Leur musique s'enseigne désormais dans les écoles, les conservatoires, d'innombrables stages et ateliers. Mais tout se passe comme si cette reconnaissance universelle mettait en question une marginalité qui, pour certains, était l'essence même du jazz. L'intrusion des instruments électroniques a décuplé les potentialités de l'improvisateur, mais les meilleurs des jeunes solistes (ainsi les frères Marsalis) la refusent. Pire, alors que c'est le jazz qui a amorcé la « fusion « des musiques populaires, il paraît aujourd'hui déconcerté par ce phénomène mondial rebaptisé world music. Les optimistes en concluront que cette phase marquée par un retour à la tradition du blues et à celle de toutes les formes antérieures à l'émergence du rock est en tout point comparable à la période des années quarante : celle où quelques génies insatisfaits de la mode swing et du retour en vogue un peu décadent du dixieland inventèrent par réaction le be-bop, une des musiques les plus fascinantes de ce siècle. Complétez votre recherche en consultant : Les corrélats afro-cubaine (musique) Armstrong Louis arrangement - 1.MUSIQUE Baker (Chesney, dit Chet) Basie (William, dit Count) be-bop beatniks Bley (Carla Borg, dite Carla) Bley Paul blues Carter Benny Cocteau Jean Coleman Ornette Coltrane William John cool Corea (Armando Anthony, dit Chick) cornet - Jazz Davis Miles Dewey Dibango Manu dixieland Dodds Ellington (Edward Kennedy, dit Duke) Evans (William John, dit Bill) Evans Gil festival - Jazz Fitzgerald Ella folksong free-jazz funk Garner Erroll Gershwin (Jacob Gershowitz, dit George) Getz (Stanley Gayetzby, dit Stan) Gillespie (John Birks, dit Dizzy) Goodman (Benjamin David, dit Benny) Grappelli Stéphane guitare Hampton Lionel Hancock Herbie Hawkins Coleman Henderson James Fletcher Holiday (Eleanora, dite Billie) Jarrett Keith j azz-rock King (Riley Ben King, dit B.B.) Léger Fernand Lockwood Didier Manne Shelly Marsalis McFerrin (Robert, dit Bobby) Mingus (Charles, dit Charlie) Modern Jazz Quartet (MJQ) Monk Thelonious Sphere Montgomery (John Leslie, dit Wes) Morton (Ferdinand LaMenthe, dit Jelly Roll) Mulligan (Gerald Joseph, dit Gerry) negro-spiritual New York - La vie culturelle new-yorkaise O'Day Anita orchestre - L'orchestre de jazz Parker (Charles Christopher, dit Charlie) Pepper Art percussion - 3.MUSIQUE Petrucciani Michel Pettiford Oscar piano piano - Piano et jazz Picabia Francis Powell (Earl Rudolph, dit Bud) Ravel Maurice Reinhardt (Jean-Baptiste, dit Django) Rollins (Theodore Walter, dit Sonny) saxophone Silver Horace Solal Martial swing syncope - 2.MUSIQUE Tatum (Arthur, dit Art) trompette Vian Boris - Musicien, poète et romancier Waller (Thomas, dit Fats) world-music Young Lester Willis Les livres Armstrong Louis, page 351, volume 1 instruments de musique - le batteur de jazz, page 2544, volume 5 instruments de musique - le saxophoniste et trompettiste Ornette Coleman, page 2546, volume 5 instruments de musique - orchestre de percussions formé autour de Max Roach, page 2549, volume 5 jam-session, page 2645, volume 5 jazz - les membres de l'Art Ensemble of Chicago (ici Joseph Jarman), page 2678, volume 5 jazz - Louis Armstrong, dans le film de Raoul Walsh Artistes et modèles, page 2678, volume 5 jazz - Count Basie en 1940 avec le Kansas City Seven, page 2679, volume 5 jazz - Stéphane Grappelli (violon) et Django Reinhardt (guitare), page 2679, volume 5 jazz - Miles Davis, page 2680, volume 5 jazz - le saxophoniste alto Charlie Parker, page 2680, volume 5 jazz - Sonny Rollins, en 1965, page 2682, volume 5 jazz - Don Cherry et Ornette Coleman, page 2682, volume 5 jazz - l'Art Ensemble of Chicago, page 2682, volume 5 jazz - B.B. King, en 1984, page 2683, volume 5 jazz - Manu Dibango, en 1988, page 2683, volume 5 Monk Thelonious, page 3267, volume 6 Parker Charlie, page 3730, volume 7 Paris - le Bidule, club de jazz parisien, en 1956, page 3728, volume 7 Complétez votre recherche en consultant : Les médias jazz - les pages qui « swinguent « jazz - la grande et la petite histoire du jazz Les indications bibliographiques G. Arnaud et J. Chesnel, les Grands Créateurs de jazz, Bordas, Paris, 1989. F. Bergerot et A. Merlin, l'Épopée du Jazz (deux volumes), Découvertes, Gallimard, Paris, 1991. J.-L. Collier, l'Aventure du jazz, Albin Michel, Paris, 1981. J. Fordham, Jazz : l'histoire, les instruments, les musiciens, les enregistrements, Hors Collection, Paris, 1995. J. Lowe, Jazz : portraits des maîtres, Vade Retro, Paris, 1995. L. Malson et Ch. Bellest, le Jazz, PUF, « Que sais-je ? «, Paris, 1992 (1987).