névrose obsessionnelle
Publié le 07/04/2015
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Le cas princeps, publié par Freud en 1909, est celui dit «de l'Homme aux rats« (dans Cinq Psychanalyses). Il est riche d'un enseignement qui n'est toujours pas épuisé. Son auteur fait remarquer que la névrose obsessionnelle devrait nous être plus facile à saisir que l'hystérie parce qu'elle ne comprend pas de «saut dans le somatique «. Les symptômes obsessionnels sont purement mentaux et pourtant nous restent plus obscurs. Il faut avouer que les épigones ont peu contribué à les éclaicir. J. Lacan, quant à lui — sa thèse de médecine mise à part —, n'écrivit pas de clinique à proprement parler, de crainte qu'elle ne contribue à l'objectivation des cas, c'est-à-dire n'ajoute aux avatars de la subjectivité. Il sera cependant fait référence à ses thèses dans cette analyse.
POURQUOI CETTE DIFFICULTÉ SPÉCIFIQUE DE L'ABORD?
Elle est sans doute liée au fait que la névrose obsessionnelle est très proche de notre activité psychique ordinaire et, par exemple, de la procédure logique même par laquelle on est habituellement tenté d'en rendre compte. Par ailleurs, cette disposition mentale sollicite l'une de nos relations les plus conflictuelles, celle qui nous lie au père, alors que le complexe d'CEdipe nous inciterait plutôt — Tirésias l'avait opportunément conseillé — à tempérer notre désir de savoir. Elle opère à ce propos une dissolution de la fonction propre de la cause au profit d'une relation qui lie fermement, dans la chaîne parlée, l'antécédent au successeur et cela d'une façon qui oblitère tout plan de clivage. Le chercheur se trouve ainsi exposé au risque de partager le doute de l'obsédé sur ce qui était au commencement et aurait pu être déterminant.
CLINIQUE
La clinique de la névrose obsessionnelle se distingue d'emblée de la cli
nique de l'hystérie par au moins deux éléments: l'affinité élective mais non exclusive pour le sexe masculin; la réticence du patient à reconnaître et laisser connaître sa maladie ; c'est souvent une intervention tierce qui l'incite à consulter.
La prédilection de cette névrose pour le sexe mâle est instructive en ce qu'elle pointe le rôle déterminant du complexe oedipien — voilà la cause qui avait été dissimulée — puisque c'est lui qui met en place le sexe psychique. Quant au refus d'« avouer « la maladie, il tient manifestement au fait que celle-ci est vécue comme «faute morale« et non comme une pathologie. (Mais il existe un autre motif essentiel de dissimulation.)
La symptomatologie majeure est donc représentée par des idées obsédantes avec des actions compulsionnelles et la défense engagée contre elles.
Les obsessions sont remarquables par leur caractère résolument sacrilège : les circonstances qui appellent l'expression du respect, de l'hommage, de la dévotion ou de la soumission sont régulièrement déclenchantes d'« idées« injurieuses, obscènes, scatologiques voire criminelles. Bien que souvent articulées sous la forme d'une adresse impérative (par exemple, cette « idée « visant la femme aimée : «Maintenant, tu vas lui ch... dans la bouche... «), elles sont reconnues par le sujet comme l'expression de sa volonté propre, effaré et terrorisé qu'elle soit aussi monstrueuse. Il faut donc remarquer que ces incidentes (allem. Einfallen) ne sont jamais prises pour être d'inspiration étrangère, même si leur audition peut, dans certains cas, être quasi hallucinatoire. Une lutte, dès lors, s'engage, faite de contre-idées expiatoires ou propitiatoires, qui peuvent occuper toute l'activité mentale diurne jusqu'à ce que le sujet s'aperçoive, à son effroi redoublé, que ces contre-mesures sont elles‑
mêmes infiltrées. L'image s'impose ainsi d'une forteresse assiégée, dont les remparts fébrilement et successivement élevés s'avèrent tournés et mis à mesure au service de l'assaillant, ou bien de la faille, dont le colmatage, à peine assuré, annonce que s'en ouvre une autre ailleurs. On reconnaîtra, dans ces figurations familières de notre imagerie mentale, l'expression du cauchemar mais aussi du comique. Les actions compulsionnelles, à fin vérificatrice ou expiatoire, sont frappées d'une ambiguïté semblable et peuvent s'avérer elles aussi involontairement obscènes ou sacrilèges.
Ce permanent débat opère dans un climat de doute bien plus systématique que celui conseillé par le philosophe et ne débouche sur aucune certitude d'être. Dans ce doute prend souvent place une interrogation lancinante et génératrice de multiples vérifications toujours insatisfaisantes sur la possibilité d'un meurtre que le sujet aurait commis ou viendrait de commettre à son insu. Un automobiliste se sentira ainsi contraint de revenir sur son chemin pour contrôler s'il n'a pas renversé un passant à tel carrefour, sans s'en être avisé ; il va de soi que la vérification ne pourra le convaincre puisqu'une ambulance a pu passer et les témoins s'être dispersés.
Un tel symptôme vaut d'être retenu parce qu'il conjoint acte et doute; l'obsessionnel n'est pas seulement dans la frayeur de commettre quelque acte grave (meurtre, suicide, infanticide, viol, etc.) que ses idées pourraient lui imposer, mais aussi dans celle de l'avoir accompli par inadvertance. En forçant le trait, on dégagera progressivement la figure d'un type humain qui n'est pas rare : vieux garçon resté proche de sa mère, fonctionnaire ou comptable épris d'habitudes et de petites manies, scrupuleux et soucieux d'une justice égalitaire, privilégiant les satisfactions intellectuelles et voilant par sa civilité
ou la religiosité une agressivité mortifère.
L'HOMME AUX RATS
Une telle caricature ne ressemble en rien au jeune juriste — Ernst Lanzer de son vrai nom, semble-t-il — qui en 1905 vint consulter Freud : intelligent, courageux, sympathique, fort malade, l'Homme aux rats avait tout pour le séduire.
Son symptôme d'occasion venait de se produire à propos d'une période militaire : l'impossibilité de rembourser selon les modalités qui lui avaient été prescrites la modeste somme due à une postière. Lorsqu'un capitaine «connu pour sa cruauté« lui enjoignit de payer au lieutenant A qui faisait office de vaguemestre les 3 couronnes 80 qu'il avait avancées pour un envoi contre remboursement, Ernst devait savoir qu'il se trompait. C'était le lieutenant B qui s'était acquitté de la fonction et la postière qui avait fait le crédit. Cette injonction agit cependant comme un incident (allem Einfall) et il fut pris par la contrainte de la réaliser pour éviter que des malheurs épouvantables ne viennent frapper des êtres qui lui étaient chers. Ce fut alors un tourment effroyable pour essayer de faire circuler sa dette entre ces trois personnes avant qu'elle n'indemnise la postière. Il est vrai que l'objet délivré n'était pas indifférent: une paire de lorgnons (allem. Zwicker) commandée à un opticien viennois en remplacement de celle qu'il avait perdue lors d'une halte et qu'il n'avait pas voulu rechercher pour ne pas retarder le départ. Au cours de ce repos, le capitaine « cruel «, partisan des châtiments corporels, avait raconté ce supplice oriental (décrit par O. Mirbeau dans le Jardin des supplices) selon lequel un homme dénudé est attaché assis sur un seau contenant des rats : ceux-ci, affamés, s'enfoncent lentement dans son rectum... Freud note «la jouissance par lui-même ignorée« avec
affranchissement de la pensée. Comment nous réconcilier avec un tel paradoxe à moins d'essayer de le faire fonctionner afin qu'il éclaire le mécanisme en jeu?
Ce que les deux options apparemment contraires (mais pas pour saint Thomas, comme on sait) ont en commun, en effet, est un traitement identique du réel. En postulant notre filiation avec celui qui se tiendrait dans le réel (cette catégorie dont l'approche suscite angoisse et effroi), la religion tend à l'apprivoiser. Il n'est pas excessif de dire que la religion — lien sacré —est une opération de symbolisation du réel. Une fois annulée l'idée selon laquelle le réel est toujours ailleurs, le seul moyen de faire valoir la dimension du respect à l'égard de l'hôte divin est la distance euclidienne. Nous voyons dans cette essentielle mutation la cause de la stase propre au style obsessionnel: le refus de se détacher et de grandir, de franchir les étapes, de terminer des études, voire la cure analytique. Une telle accession comporterait, en effet, le risque de s'égaler à l'idéal et ainsi, le détruisant, de compromettre le maintien de la vie.
Mais une autre conséquence est encore plus destructrice : l'annulation de la catégorie du réel par le biais de la symbolisation supprime du même mouvement celle du référent sur lequel s'appuie la chaîne parlée. Dès lors, ce n'est pas seulement le doute qui s'installe. La fonction de la cause — privée de son support — se trouve reportée sur tout couple de la chaîne en liant l'antécédent au successeur devenu ainsi le conséquent. Le pouvoir de la génération est ainsi dépendant, maintenant, de la rigueur de la chaîne et on conçoit le souci obsessionnel de la vérifier sans cesse et d'expulser l'erreur devenue criminelle.
Le malheur — typiquement obsessionnel — de cet effort considérable est que, si le réel est forclos, il revient
comme faille entre deux éléments quelconques qu'il s'était agi de parfaitement souder (c'est la césure entre deux pavés avec laquelle jouera l'enfant). Mais chaque faille est perçue comme la cause d'objections, sources de commentaires qui appelleront d'autres commentaires, vérification rétroactive du chemin suivi, mise en cause des prémisses, etc., bref, d'une ratiocination qui ne peut trouver d'apaisement. Faute de référent qui le soulagerait, chaque élément de la chaîne prend une positivité telle (« c'est bien ça «) qu'elle n'est supportable que si elle s'annule («ce n'est rien«). Ainsi se trouvera déblayé le terrain propice à une formalisation, dont nous donnerons l'exemple d'une application dans cette névrose.
On peut dire, en effet, que le dispositif évoqué est supporté par une relation R qui classe tous les éléments de la chaîne selon un mode réflexif (xRx), ce qui veut dire que chaque élément peut être supposé son propre générateur, antisymétrique (xRy et non yRx), à cause du couple antécédent-successeur, et transitif (xRy, yRu, donc xRu), ce qui permet d'ordonner tous les éléments de la chaîne. Cette relation R étant identique à celle des nombres naturels, on comprendra mieux l'affinité spontanée de la pensée obsessionnelle avec l'arithmétique et la logique (et aussi, inversement, pourquoi une formation scientifique n'est pas toujours la meilleure pour devenir psychanalyste).
Nous sommes en tout cas à la jonction où se devine pourquoi religion et rationalité, proposant un même traitement du réel, risqueront les mêmes conséquences morbides.
LE PRIX DE LA DETTE
La forclusion du réel, cette catégorie qui s'oppose à «toute« totalitarisation (et aussi bien à la pensée qui fonde le totalitarisme), équivaut à une forclu‑
sion de la castration. Voilà l'impayé dont la dette hante la mémoire de l'obsessionnel, toujours soucieux d'équilibrer les entrées et les sorties; dans le cas de l'Homme aux rats, c'est d'abord l'impayé de son père, qu'il réglera sans doute du prix de sa vie. Mais le rejet de l'impératif phallique se payera du retour, au lieu d'où pour le sujet se profèrent les messages qu'il aura à reprendre à son compte (le lieu Autre dans la théorie lacanienne), de l'impératif pur, déchaîné, sans plus de limite (puisque la castration est forclose) et donc gros de tous les risques. On conçoit la répugnance de l'obsessionnel aux expressions de l'autorité, même s'il est un partisan de l'ordre. En revanche, faute de référence phallique, cet impératif de l'Autre surgira désormais et excitera les zones dites « prégénitales « (orale, scopique, anale) comme autant de lieux propices à une jouissance, perverse et coupable dans ce cas car purement égoïste.
Le lorgnon perdu d'Ernst Lanzer nous rappelle le voyeurisme de son enfance et l'histoire des rats, son analité. Mais l'homosexualité prêtée à l'obsessionnel est d'un type spécial puisqu'elle inclut non seulement le désir de se faire pardonner l'agressivité contre le père et d'être aimé par lui, mais aussi le retour dans le réel et sur un mode traumatique de l'instrument qu'il s'était agi d'abolir. Cette abolition a déjà provoqué, on l'a vu, le retour dans l'Autre (d'où s'articulent les pensées du sujet) d'une obscénité déchaînée et sacrilège effectivement, s'il est vrai qu'elle concerne l'instrument qui aussi commande le plus haut respect.
Mais aussi elle justifie la rétention de l'objet, nommé par Lacan «petit a«, support du plus-de-jouir que l'obsessionnel se ménage par accès mais au prix d'infinies précautions et d'une constipation mentale. Quant aux actes impulsifs, enfin, ils viennent sans doute rappeler par leur impuissance
l'acte majeur (la castration) auquel l'obsessionnel a préféré se dérober et qui ne lui laisse plus que la mort pour acte absolu, redouté et désirable à la fois.
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