Les mots

« celui de s'en servir et celui de les regarder comme des objets précieux qui servent, qui ont une vie pro­ pre, une histoire et une présence insistante, qui sont fringants et vulnérables comme les hommes.

Il écri­ vit donc, d'abord un roman tout à fait agréable à lire, le Roman bourgeois, plaisante satire d'une société qu' il connaissait bien, puis un dictionnaire.

L'Académie l' avait appelé à siéger en son sein.

L'Académie, c'était, comme c•est toujours , le dic­ tionnaire, œuvre immense qui ressemble à la Sy m­ phonie inachev ée ou à la toile de Pénélope .

On en parle beaucoup, mais on n'en voit jamais le bout.

L 'œuvre académique avait pour but de damer le pion à un gros ouvrage publié en 1635, le Trésor de la langue française, dû à Aimar de Ranconnet et Jean Nicot ; il fallait innover.

Les membres de la docte assemblée se mirent aussi au travail et enta­ mèrent la lettre A.

Il semble qu'ils s'y maintinrent si longtemps que Furetière, devenu un amoureux de la lexicographie , décida de travailler seul et com­ mença d'écrire un dictionnaire.

Cet inventaire verbal de la langue était tout à fait en contradiction avec celui que voulaient rédiger les académiciens, protecteurs du bon usage ; Fure­ tière , bon observateur de son temps , connaissait la richesse d' un parler qui n'est pas le même chez le peuple que chez les seigneurs , qui a ses termes spé­ cialisés, qui s'adresse aussi bien aux valets , aux paysans, aux commerçants qu'aux princes ou aux soldats.

Il se mit à la quête du français comme on le parle dans les nies , dans les mauvais lieux, dans les salons, dans les champs, dans les livres et à la cour.

C'était pour lors d'une extrême audace, sirion de mauvais ton.

Il se fâcha avec ses collègues qui voyaient d'un mauvais œil cette concurrence déloyale envahir leur champ de blé comme les her­ bes de l'évangile.

En 1685, il est exclu de l'Acadé­ mie , mais Louis XIV, qui trouve l'entreprise de Furetière du plus grand intérêt, empêche qu'on ne le remplace avant sa mort, ce qui était désapprou ­ ver une décision illégitime.

Furetière meurt en 1688 ; son Dictionnaire universel paraît deux ans plus tard à Amsterdam, pour échapper à la condamnation que n'aurait pas manqué de lui faire infliger l'Académie française.

Pierre Bayle en a écrit la préface .

Le succès est immédiat et considé­ rable.

Tout le monde a son Furetière, comme on a aujourd 'hui son Larousse ou son Robert .

On peut se demander l'intérêt d'une telle réédition après trois siècles.

La raison en est sim­ ple, c'est que ce travail purement scientifique , réali­ sé par Alain Rey qui en a écrit la substantielle pré­ face , est un instrument utile aux historiens de la lit­ térature comme aux seuls historiens , pour ne rien dire de ceux qui aiment les mots pour eux-mêmes , comme c'était le cas de Furetière.

Mais cette somme des connaissances lexigraphi­ ques du XVII• siècle est aussi une clé pour la men ­ talité de ce siècle, pour la connaissance de sa vie quotidienne dans tous les milieux ; c'est un éclaira­ ge éclatant sur le savoir, le travail, le goût, la mora­ le, le plaisir, la misère et finalement toute la société du siècle de Louis XIV.

Dès qu'on ouvre le Fure­ tière, on est pris au piège ; on arrive plus à en sortir.

Etienne Gilson Le philosophe Etienne Gilson est mort le 19 septembre , à Cravant , dans l'Yonne.

Il avait quatre-vingt -quatorze ans.

Né à Paris en 1884, il avait fait ses études au petit sém i naire de Notre -Dame -des -Champs puis au lycée Henri IV.

Pass ionné de philosophie, il passe l'agrégation dans cette discipline qu' il enseigne jusqu'à la Grande Guerre.

Mobilisé, il est fait prisonnier en 1916.

Après les hostilités, il est nommé professeur à Strasbourg.

Sa carrière sera désormais comparable à celle de nombreux univer­ sitaires .

De la Sorbonne où il enseigne la philoso ­ phie médiévale, il va à Bruxelles, puis aux Etats­ Unis , au Canada et dorine des cours au Collège de France .

Après la Seconde Guerre mondiale, il entre à 1' Académie française.

Spécialiste de la philoso ­ phie médiévale dont il disait qu'elle valait bien cel­ les de Hegel et de Marx , même si ceux-ci étaient plus proches de nous, il a consacré toute son œuvre qui est abondante, puisqu'elle comprend une tren­ taine de titres, à l'étude du thomisme dont il fut avec Jacques Maritain le principal spécialiste et le rénovateur.

Saint Thomas d'Aquin est au centre d'une approche où se retrouvent aussi saint Ber­ nard , saint Benoît et Duns Scot.

Mais ce serait fausser le portrait d'Etienne Gilson que de faire de lui une espèce de technicien de la philosophie ; d'un homme ancré dans le pas­ sé ; sa philosophie déborde le temps qui l'inspire et la meut.

Elle est singulièrement actuelle.

On n'en voudra pour preuve que son essai sur Héloïse et Abélard.

Peut-être pensait- il à la question à la mode du mariage des prêtres, mais cette magni ­ fique histoire d'amour, qu' il raconte comme un roman, ce qu 'elle est en vérité, se transforme en débat sur la quête de la vérité et sur l'amour, dans le sens charnel et passionnel du mot.

C'est une réflexion sur la théologie et la femme où l'on voit cette dernière, après la mutilation d'Abélard, accepter le mariage comme on entre en religion.

L'homme et Dieu, la passion et la chair, voilà qui appartient bien à l'angoisse de beaucoup aujourd'- hui.

· Moderne aussi et bien dans ce temps est la recherche esthétique faite par Gilson dans son Introduction aux arts du beau, où il fait bien appa­ raître la difficulté qu' il y a à traiter par des mots ce qui est du domaine de la vue ou du toucher.

Les mots ne sont pas de la peinture, la peinture n'a pas besoin de mots .

Créer , c'est continuer l'œuvre divi­ ne, imaginer l'univers en trouvant l'axe grâce à quoi Dieu et l'homme se rencontreront.

· Sous des titres souvent un peu secs, Gilson a composé une œuvre qu'on lit sans trop de difficul­ tés; on peut citer, entre autres, la Philosophie au Moyen Age, le Thomisme.. »