Lacan (Jacques-Marie).
Publié le 04/04/2015
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Lacan (Jacques-Marie). Médecin et psychanalyste français (Paris 1901-id. 1981).
Jacques-Marie Lacan est né d'une mère apparentée à une riche famille de vinaigriers orléanais et d'un père qui s'employa au titre de représentant de commerce de l'entreprise. En 1918, le jeune homme ne retrouva pas dans celui qui revenait de la guerre le père délicieux, moderne et complice que son enfance avait tant aimé. De toute façon, ce fut une tante maternelle qui distingua la précocité de l'enfant et lui permit des études au collège Stanislas, à Paris; son condisciple Louis Leprince-Ringuet a rapporté ses dons d'alors pour les mathématiques. Le provincial fut introduit à la vie mondaine de la capitale et séduit par elle ; cette dissipa-tion ne l'empêcha pas d'associer à de solides études médicales un intérêt éclectique mais chaque fois dénué d'amateurisme pour les lettres et la philosophie (les présocratiques et Pla-ton, Aristote, Descartes, Kant, Hegel [avec Kojève] et Marx plus que Bergson ou Blondel), le Moyen Âge (avec Gil¬son), l'anthropologie (Mauss), l'his¬toire (Marc Bloch et les Annales), la linguistique (F. de Saussure à ses dé-buts), les sciences exactes (dont en par¬
ticulier la logique avec B. Russell et Couturat). À titre de première publica-tion, on a de lui un poème publié dans le Phare de Neuilly des années 1920; oeuvre de facture classique, en alexan-drins bien rythmés et de lecture tou-jours agréable, sans doute à cause de la soumission de la forme au fond. Les études de psychiatrie se mêlèrent à la fréquentation des surréalistes d'une façon qui le mit en marge des deux milieux. Il dira plus tard que l'apologie de l'amour lui parut une impasse irré-ductible du mouvement de A. Breton.
Parue en 1932, la thèse de doctorat en médecine De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité est ainsi une illustration clinique des potentialités de l'amour quand il est porté à son extrême : le coup de cou¬teau donné par Aimée à la vedette qui, à titre d'idéal, absorbait son investisse¬ment libidinal. Mais cette étude est aussi en rupture avec les travaux des psychiatres français de l'époque, qui voient dans la psychose paranoïaque une aggravation des traits définissant pour eux le caractère paranoïaque. G.G. de Clérambault, le seul maître qui eût pu le soutenir et à l'égard duquel Lacan dira sa dette sa vie durant, le désavouera en l'accusant de plagiat. Le décor est dressé, qui ne changera plus :
l'indépendance d'une pensée solide-ment argumentée, en butte aux maîtres qu'elle contrarie et à la mode qu'elle déshabille; mais aussi le refus de céder à l'orgueil du solitaire. Ses études sur la paranoïa lui montrent en effet que les traits dénoncés par le malade dans le monde sont les siens propres par lui-même méconnus (on dira projetés); et un texte précoce, De l'assertion de certi¬tude anticipée, illustre, à propos d'un sophisme, que le salut individuel n'est pas affaire privée mais d'intelligence collective quoique concurrente. Pas de belle âme donc, ce que ses élèves par la suite ne manqueront pas de lui repro¬cher puisqu'il n'eut rien à leur proposer que l'honnêteté intellectuelle : à chacun d'en déduire sa morale.
La description phénoménologique exhaustive d'un cas, sa thèse, dira Lacan, le conduisit à la psychanalyse : seul moyen de déterminer les condi-tions subjectives de la prévalence du double dans la constitution du moi. Le passage à Paris, après 1933, des psycha¬nalystes berlinois en route vers les États-Unis lui fournit l'occasion de s'en remettre à R. Lcewenstein plutôt qu'à A. Hesnard, à R. Laforgue, à E. Pichon, voire à la princesse Bonaparte. Une lettre qu'il adressa à Lcewenstein en 1953 lors de ses démêlés avec l'Institut de psychanalyse et publiée bien plus tard témoigne d'une relation confiante avec son psychanalyste, fondée sur une communauté de rigueur intellectuelle; celle-ci n'empêchera pas d'ailleurs son correspondant, alors aux États-Unis, de le désavouer devant ses pairs.
Le paysage psychanalytique français de l'avant-guerre était, à l'instar de nos villages, organisé autour du clocher. Ce n'est pas faire injure à ses protagonistes de dire que chacun semblait fort y avoir été délégué par sa chapelle pour con¬trôler un produit importé de la Vienne cosmopolite : Hesnard était médecin de la Royale, Laforgue s'engagea dans la vie de la collaboration, Pichon était maurassien.
Marie Bonaparte seule témoigna pour Freud d'un attachement transfé¬rentiel qui ne se démentit pas; elle fut d'ailleurs l'unique visite de Freud, en route vers Londres, lors de son passage à Paris en 1939. Quoi qu'il en soit, ce milieu paraît attendre d'un jeune homme doué et de bonne famille qu'il contribue à inventer une psychanalyse bien de chez nous.
Une fois encore, la déception dut être réciproque. Dans la dernière livrai¬son de la Revue française de psychanalyse, la seule parue en 1939, une critique de Pichon recense l'article de Lacan sur «la Famille «, publié dans l'Encyclopédie française à la demande d'Anatole de Monzie, en déplorant un style plus marqué par les idiotismes allemands que par la bien connue clarté française. Après la guerre, on retrouvera trace de Lacan en 1945 avec un article publié à l'éloge de «la Psychiatrie anglaise durant la guerre «.
Il semble décidément difficile à Lacan de trouver maison qu'il recon-naîtrait comme sienne. Après 1920, Freud introduisit ce qu'il appellera la deuxième topique : une thèse qui fait du moi (allem. das Ich) une instance régulatrice entre le ça (allem. das Es) [source des pulsions], le surmoi (allem. das Über-Ich) [agent des exigences morales] et la réalité (lieu où s'exerce l'activité). Un renforcement du moi, pour « harmoniser « ces courants chez le névrosé, peut apparaître comme une finalité de la cure.
Or, Lacan fait son entrée dans le milieu psychanalytique avec une tout autre thèse : le moi, écrit-il, se construit à l'image du semblable et d'abord de cette image qui m'est renvoyée par le miroir — ce suis-je. L'investissement libidinal de cette forme primordiale, « bonne « parce qu'elle supplée la carence de mon être, sera la matrice des identifications futures. La méconnais¬sance s'installe ainsi au coeur de mon intimité et, à vouloir la forcer, c'est un
autre que je trouverai; ainsi qu'une ten-sion jalouse avec cet intrus qui, par son désir, constitue mes objets en même temps qu'il me les dérobe, du mouve-ment même par lequel il me dérobe à moi-même. C'est comme autre que je suis amené à connaître le monde : une dimension paranoïaque est, de la sorte, normalement constituante de l'organi-sation du «je «. Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du qe« fut pré¬senté en 1936 au Congrès international de psychanalyse sans rencontrer d'au¬tre écho que le coup de sonnette de E. Jones interrompant une communica¬tion trop longue. Sa reprise à Paris en 1947 ne suscita pas beaucoup plus d'enthousiasme. Il est vrai que cette thèse contrevient à une tradition spé¬culative, platonicienne à l'origine et qui conjoint la quête de la vérité à celle d'une identité assumable par la saisie de l'idéal, ou de l'être. L'affirmation du caractère paranoïaque de l'identique-à-soi ne pouvait manquer de la heurter. Elle n'est pourtant pas un simple ajout; son support est expérimental et s'ins¬pire de travaux menés dans les champs de la physiologie animale et humaine sur les effets organiques induits par la perception du semblable. Mais elle illustre surtout (bien que cela reste tu) la prise précoce de l'enfant dans le lan-gage. Si la remarquable trouvaille du «stade du miroir« n'est pas déductible de la pratique analytique, elle doit portant son support, son cadre à une analyse du langage qui, vînt-elle du lin-guiste, s'expérimente dans la cure ; mais en tant que déduction rétroactive, s'il est vrai que la parole articulée commence avec l'illumination de cette identification sans pouvoir dire plus sur les conditions ni sur l'ordre de sa genèse. L'imaginaire propre à cette phase n'est investi, dira Lacan, d'une telle charge libidinale que parce qu'il fonde — par ce c'est moi originel — la protestation contre le défaut radical par lequel le langage soumet le « parlêtre «,
c'est-à-dire celui qui pose la question de l'être parce qu'il parle.
Si le langage est un système d'élé-ments discrets qui doivent leur per-tinence non à leur positivité mais à leur différence, selon l'analyse de F. de Saussure, il dénature l'organisme bio-logique soumis à ses lois en le privant, par exemple, d'un accès à la positivité; sauf à ce que cet organisme tende sur l'entre-deux des éléments, l'écran illu-miné de l'imaginaire — première image fixe : le moi.
La pratique analytique est la mise à l'épreuve des effets de cette dénatura-tion d'un organisme par le langage, corps dont les demandes sont perverties par l'exigence d'un objet sans fonde-ment et sont ainsi impossibles à satis-faire; dont les besoins sont transformés du fait de ne trouver apaisement que sur fond d'insatisfaction; dont les pul-sions mêmes s'avèrent organisées par un montage grammatical; dont le désir se montre articulé par un fantasme qui défie le moi et l'idéal, violant leur pudeur par la quête d'un objet dont la saisie provoquerait le dégoût. Le lieu d'où ce désir prend voix s'appelle inconscient et c'est à pouvoir la recon-naître comme sa voix propre que le sujet échappe à la psychose. Le langage devient ainsi symbole du pacte de ce à quoi le sujet renonce : la maîtrise de son sexe, par exemple, en échange d'une jouissance dont il devient serf. Oui, mais laquelle ?
En effet, il n'y a pas de rapport sexuel, dira Lacan, au scandale de ses suiveurs comme de ses détracteurs. Il rappelait par cette formule (qui fait choc parce qu'elle contrevient à deux siècles de foi religieuse) que, si le désir vise l'entre-deux voilé par l'écran où se projette la forme excitante, le rapport ne se fait jamais qu'avec une image ; image de quoi? — sinon de l'instrument qui fait la signifiance du langage, c'est-à-dire le Phallus (cause du panérotisme qui fut reproché à Freud). C'est pourquoi une
femme se voue à le représenter en fai¬sant semblant de l'être (c'est la masca¬rade féminine) alors que l'homme, lui, fait semblant de l'avoir (c'est le comi¬que viril). Si rapport il devait y avoir, il se ferait ainsi, imaginairement, avec le Phallus (vérité expérimentale pour l'homosexuel) et non pas avec la femme qui, elle, n'existe pas. L'entre-deux désigne aussi bien, en effet, le lieu Autre (Autre du fait qu'il ne puisse y avoir aucun rapport avec lui) et de se tenir à cette place, une femme (article indéfini) ne peut y trouver ce qui la fonderait dans son existence et en ferait la femme. On sait d'ailleurs l'inquié¬tude ordinaire des femmes sur le bien-fondé de leur existence et l'envie qu'elles portent volontiers au garçon qui, sans nul besoin de faire ses preuves, s'estimerait d'emblée légi¬timé.
réel symbolique
Figure 1. Noeud borroméen à 3 ronds. La pro-priété borroméenne est liée au fait que la coupure d'un rond libère tous les autres. On voit sur cette figure comment Réel, Symbolique et Imaginaire peuvent devoir leur consistance à ce type de nouage et à la texture de corde des ronds.
Symboles: I: imaginaire,
R: réel,
S: symbolique,
JA: jouissance de l'Autre,
a: l'objet cause du désir,
jcy: jouissance phallique.
Figure 2. Noeud à 4 ronds. Dans cette figure (non borroméenne), Réel, Symbolique et Imagi¬naire sont superposés. Leur consistance est assurée par un quatrième rond, celui du symp¬tôme ou aussi bien du Nom-du-Père.
La catégorie de l'Autre est essentielle parmi les formulations originales de Lacan parce qu'elle désigne primordia-lement, dans l'entre-deux, la place vide, mais aussi potentiellement grosse de tous les éléments du langage suscep¬tibles de venir s'insérer dans mon énonciation et y donner à entendre un sujet que je ne peux que reconnaître comme mien sans pour autant le faire parler à ma guise ni même savoir ce qu'il veut: c'est le sujet de l'in-conscient.
Un signifiant (S,) est ainsi, dira Lacan, ce qui représente un sujet ($) pour un autre signifiant (S,). Mais que ce dernier (S,) vienne du lieu Autre le désigne aussi comme symptôme s'il est vrai qu'il décevra immanquable¬ment mon appel en faisant rater le rap¬port.
Le signe, lui, désigne bien quelque chose (ainsi la fumée est l'indice du feu; la cicatrice, de la blessure ; la montée de lait, d'un accouchement, disent les stoïciens), mais pour quelqu'un; en présence de la chose, je s'évanouit en effet. La formule lacanienne du fan-tasme $<>a (à lire «S barré poinçon de petit a «) lie l'existence du sujet ($) à la perte de la chose (a), ce que la théorie enregistre aussi comme castration.
L'émergence éventuelle dans mon uni-vers perceptif de l'objet perdu singulier qui me fonde comme sujet — d'un désir inconscient — l'oblitère, ne me laissant que l'angoisse propre à l'indi-vidu (un-dividu).
On aura sans doute été sensible au déplacement radical opéré ainsi dans la tradition spéculative. L'énoncé que le signifiant n'a pas fonction dénotative mais représentative, représentative non d'un objet mais du sujet, qui n'existe lui-même qu'à la condition de la perte de l'objet, n'est pourtant pas une assertion qui s'ajoute aux autres, antécédentes dans la tradition. Il ne s'autorise pas en effet d'un dire mais de l'exercice d'une pratique vérifiable et répétable par d'autres.
Quant à la mutation du signifiant en signe qui, lui, dénote la chose, on s'amusera à retenir que ces exemples pris aux stoïciens pointent tous le quel-qu'un auquel ils s'adressent, dans ses figurations urinaire, castratrice ou fécondante : le Phallus, à l'égard duquel ils sont autant d'appels. Si celui-ci est une cause de l'impossibilité du rapport sexuel, une autre catégorie, outre celle de l'imaginaire et du symbolique, est alors à considérer : celle du réel, comme impossible précisément. Il ne s'agit pas de l'impossible à connaître, propre au noumène kantien, ni même de l'im-possible à conclure, propre aux logi-ciens (quand ils se soucient de Gode«; mais de l'incapacité propre au symbo-lique de réduire le trou dont il est l'au-teur puisqu'il l'ouvre à la mesure dont il tente de le réduire, rien étant la réponse propre du réel aux essais faits pour l'obliger à répondre. Ce traitement du réel rompt avec les alternatives trop classiques : rationalisme positiviste, scepticisme ou mysticisme.
Scilicet — «Tu peux savoir« —, tel fut le titre donné par Lacan à sa revue. Savoir quoi? sinon l'objet a par lequel tu fais bouchon au trou dans l'Autre et mutes l'impossible en jouissance,
celle-ci dût-elle en rester marquée. Iras-tu néanmoins assez loin dans sa connaissance pour savoir quel objet tu es? Quoi qu'il en soit, la démarche psy-chanalytique s'avère bien inscrite dans la tradition du rationalisme mais en lui donnant, avec les catégories de l'imagi-naire et du réel, une portée et des conséquences que celle-ci ne pouvait soupçonner ni épuiser.
Sans doute était-il prévisible que ce remue-ménage (Lacan aurait dit «re-mue-méninges«), quoique tiré de Freud et de sa pratique, provoquât des réactions. D'abord, n'était-il pas incompréhensible, puisque en rupture avec des habitudes mentales — le con-fort — qui vont bien au-delà de ce que l'on croit ? En réalité, il l'était surtout par son support logique — une topolo-gie non euclidienne —, le stade du miroir datant ce que la familiarité de la pensée et notre intuition doivent au mirage plan du narcissisme.
En 1953 et bien qu'il la présidât, Lacan démissionna de la Société psy-chanalytique de Paris (celle qui eut tou-jours une attitude réservée à l'égard de Freud) en compagnie de D. Lagache, J. Favez-Boutonier, F. Dolto et fonda avec eux la Société française de psycha¬nalyse.
Le motif de la rupture fut la décision par la Société parisienne de fonder un Institut de psychanalyse chargé de délivrer un enseignement réglé et diplômable sur le modèle de celui de la faculté de médecine. Ignorait-elle pourtant le caractère ambigu et volon-tiers fallacieux de notre relation au savoir quand il est imposé ? Mais la réalité était sans doute plus triviale : le séminaire de Lacan, les cours en Sor-bonne de Lagache et de Favez-Bouto-nier, le charisme de Dolto attiraient la majorité des étudiants, qui d'ailleurs les suivirent en cet exode. Celui-ci connut l'atmosphère stimulante et fra¬ternelle des communautés d'affranchis à leur départ. Le rapport tenu par Lacan
à Rome sur «Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse« servait de boussole. Trop bien sans doute; son succès vint assez vite faire ombrage à ses amis et puis aussi aux élèves qui avaient grandi et se mon-traient maintenant soucieux de leur personnalité. Une décennie de noma-disme suffisait; il fallait, paraît-il, réin-tégrer l'Association psychanalytique internationale. Des négociations me-nées par un trio d'élèves (W. Granoff, S. Leclaire et F. Perrier) aboutirent à un troc : reconnaissance par l'IPA en échange du renoncement de Lacan à former des psychanalystes...
En 1963, Lacan fondait seul l'École freudienne de Paris. Une poignée d'amis déprimés et d'élèves esseulés le suivirent en ce nouveau désert. Grâce à son travail, il allait se révéler d'une exceptionnelle fécondité. Aux pre¬miers signes de la maladie du fonda¬teur, ceux-ci devaient être pris par une agitation qui le conduisit à dissoudre son École (1980).
La visée de Lacan fut d'assurer à la psychanalyse un statut scientifique qui aurait protégé ses conclusions du détournement des thaumaturges et aussi l'aurait imposée à la pensée occi-dentale: retrouver le Verbe, qui était au commencement et se trouve aujour-d'hui bien oublié. Mais aussi montrer qu'il ne s'agissait pas avec elle d'une théorie mais des conditions objectives qui déterminent notre vie mentale. Et puis mettre un terme à ce recommen-cement par lequel chaque génération semble vouloir la réécrire comme si ses conclusions, précisément, restaient irrecevables.
Mais le champ psychanalytique est-il propre à un traitement scientifi¬que, c'est-à-dire à l'assurance d'une réponse toujours identique du réel à la formalisation qui le sollicite ? Voire est-il apte au calcul des réponses qui sont susceptibles d'être données par un sujet et que la théorie des jeux construit
dans le cadre des sciences conjectu-rales? Oui, si l'on admet qu'il existe une clinique des hystéries, c'est-à-dire une recension des modes de la contes¬tation faite par le sujet de l'ordre formel qui le condamne à l'insatisfaction.
Il y a là en projet une révision du statut du sujet tel que le valorise l'hu¬manisme chrétien. Serait-ce au profit d'une mortification, à l'exemple du bouddhisme ? Sûrement pas si la fina¬lité de la cure est de redonner au sujet l'accès à la fluidité propre au langage sans qu'il y reconnaisse d'autre point fixe qu'un arrimage par un désir acé-phale, le sien.
Sur le tard pourtant, Lacan reviendra de cet espoir de scientificité (qui justi-fia, par exemple, l'anonymat des arti-cles de Scilicet à l'instar des livres de Bourbaki) sans autrement s'en expli-quer sinon par des énonciations qu'il aurait auparavant répudiées, telle: «C'est avec mon bout d'inconscient que j'ai essayé d'avancer...«
Une interprétation est cependant possible : si la science, coincée entre dogmatisme et scepticisme, n'a pour alternative que la prétention à maîtri¬ser le réel (et à forclore la castration) et l'affirmation d'un inconnaissable que démontre la pluralité des modèles (on renonce à la vérité au profit de ce qui est opératoire), un autre abord du réel se justifie, le psychanalytique précisé¬ment.
C'est pourquoi la consistance du réel, du symbolique et de l'imaginaire (R.S.I.) ne sera plus cherchée dans leur association avec le symptôme (qui est défense contre le réel), ainsi que la science en poursuit la tradition, mais dans un autre champ: celui, physico-mathématique, du noeud borroméen (trois ronds de ficelle liés de sorte que la coupure de l'un quelconque d'entre eux dénoue les deux autres), où les trois catégories (R.S.I.) doivent de tenir ensemble non plus à leur nouage par un rond quatrième (celui du symptôme)
mais à la propriété borroméenne du noeud et à sa consistance de corde. (Figures 1 et 2.)
La castration, soit ce qui cause l'insa-tisfaction sexuelle et le malaise dans la civilisation, est-elle fait de structure ou de culture ? L'oedipe, c'est-à-dire le culte du Père, est-il nécessaire ou contingent? Voilà l'enjeu de ces ultimes réflexions à propos de la possibilité d'écrire le noeud à trois ou bien quatre ronds, ce dernier, oedipien, devant sa consistance au nouage par le rond du symptôme. L'aphasie motrice, sur laquelle Lacan buta, mit le silence à cette tentative.
Quel que fût le visiteur, Lacan lui offrait toujours le préalable de son inté-rêt et de sa sympathie: ne partageait-il pas avec lui le sort du « parlêtre«, c'est-à-dire de celui qui pose la question de l'être parce qu'il parle? Il attendait en échange que soit privilégiée l'honnê¬teté intellectuelle: reconnaître et dire ce qu'il y a. Malgré les déceptions répé¬tées venues de ses maîtres, qui le désa-vouèrent, de ses amis, bien discrets à son égard (où Lévi-Strauss ou bien Jakobson le citèrent-ils?), des élèves qui voulurent le vendre, il gardait toujours prêt un investissement qui n'était jamais prévenu ni même méfiant.
Il n'était pas pour autant un saint. Si le désir est l'essence de l'homme, comme l'écrivit Spinoza, Lacan ne crai-gnit pas d'aller au terme de ses impas-ses, y confrontant du même coup celles et ceux qui se trouvaient invités. Peu, semble-t-il, trouvèrent le fil du laby-rinthe: puisqu'il n'y en a pas. Mais se plaindre d'avoir été séduit reste une cocasserie qui est un des agréments de notre époque ; les procès pour diabo-lisme sont toujours d'actualité.
Il faudrait encore dire au moins un mot sur son style réputé obscur. On s'apercevra un jour qu'il s'agit d'un style classique d'une grande beauté, c'est-à-dire sans ornementation et régi par la rigueur: c'est cette dernière qu'il
est difficile de saisir. Quant aux jeux de mots qui parsèment ses propos, ils poursuivent une tradition rhétorique qui remonte au moins aux Pères de l'Église, quand on savait et expérimen-tait le pouvoir du Verbe.
Après une fin d'août passée seul, Lacan est mort le 9 septembre 1981 et fut enterré avec une discrétion qui empêcha nombre de ses plus proches élèves de lui rendre l'hommage qu'ils lui devaient.
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