Gestion des Transformations Sociales MOST Document de travail - no. 64 Les métamorphoses d'une « société salariale « : genèse et enjeux de la crise sociale et institutionnelle contemporaine en Argentine par Susana Peñalva Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture Le Programme MOST Le Programme « Gestion des transformations sociales « - MOST - a été conçu par l'UNESCO pour favoriser la recherche comparative internationale en sciences sociales. Son objet premier est d'appuyer les recherches autonomes de grande envergure et de longue durée et d'en communiquer les conclusions et les données aux décideurs. MOST organise et soutient des recherches dans trois domaines hautement prioritaires : o o o La gestion du changement dans les sociétés multiculturelles et multi-ethniques. Les villes, lieux de transformation sociale accélérée. La gestion locale et régionale des transformations économiques, technologiques et environnementales. Une liste des Documents de travail MOST se trouve à la fin de ce document. Les idées et opinions exprimées dans cette publication sont celles des auteurs et n'engagent pas la responsabilité de l´UNESCO. Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part du Secrétariat de l'UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones, ou de leurs autorités, ni quant au tracé de leurs frontières ou limites. Publié par le Programme MOST Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture 1 rue Miollis, 75732 Paris CEDEX 15, France http://www.unesco.org/most ? UNESCO 2003 Résumé Au milieu des années 90, quelques lecteurs attentifs de l'histoire sociale comparée voyaient dans l'Argentine néopéroniste le prototype des pays ayant subi « l'effet des dérégulations sauvages au prix d'immenses souffrances, mais apparemment sans craquer « (R. Castel). En décembre 2001, la société argentine a fini par craquer. Son expérience représente un cas d'école, même si - le risque de contagion financière de la crise étant a priori écarté - nombreux sont ceux qui en détournent déjà le regard sur la scène internationale. Un questionnement sur l'enchevêtrement des facteurs structurels et des dynamiques politiques et sociales est indispensable pour comprendre comment cette régression s'est produite et quel type de recomposition on peut désormais envisager. La « désalarisation « sous contrainte offre une clé de lecture et d'intelligibilité de la crise que traverse actuellement cette société. C'est ce que ce document tente de démontrer à travers l'analyse des réformes institutionnelles exigées par la conditionnalité des prêts dans la logique de l'ajustement structurel. L'auteur Susana Peñalva est sociologue, chercheur titulaire au Conseil National des Recherches Scientifiques et Techniques (CONICET), Argentine ; membre du Centre d'Etudes Urbaines et Régionales (CEUR)-Centre d'Etudes Avancées (CEA), Université de Buenos Aires (UBA); chercheur associée au CSU/CNRS-IRESCO, Paris. Ce texte fait partie de la préparation d'une thèse de doctorat de sociologie sur « Formes institutionnelles de régulation et désaffiliation en Argentine. Une analyse régulationniste de la restructuration des modes d'intervention de l'État et de la recomposition du rapport salarial dans les années 1990 « ; travail en cours dans le cadre du centre Cultures et Sociétés Urbaines (CSU)-Umr 7112 CNRS-Université Paris 8 - IRESCO. Une version préliminaire de ce document a été discutée dans l'Atelier « Argentine « organisé depuis mars 2002 avec l'appui de l'Association Recherche et Régulation (ENS-CEPREMAP). Parmi les membres de ce collectif l'auteur tient à remercier spécialement Robert Boyer, Pascal Petit et Bruno Théret pour leurs commentaires et leurs remarques toujours pertinents, ainsi que Danièle Combes, Anne Querrien et Serge Allou pour l'aimable patience d'une lecture attentive des différentes versions du manuscrit. Table des matières 1. Les métamorphoses d'une « société salariale « : cadre d'analyse théorico-historique ...................................................... 7 1.1. Restructuration économique, rapport salarial et intervention de l'État : des compromis brisés et des institutions de régulation remises en cause ............ 7 1.2. De l'exclusion sociale à la « désaffiliation « : conceptualisation et dynamique d'un « modèle excluant « ........................... 9 2. En quête d'un principe d'explication sociétal et institutionnel de la crise contemporaine .................................................................... 12 2.1. Enjeux théoriques et politiques de la question sociale au tournant du XXe siècle ............................................................... 12 2.2. La « désalarisation « sous contrainte de la société argentine, ses conséquences sociales et ses implications politiques ............................ 15 3. Réformes structurelles et nouvelle question sociale : dérégulation, gestion politique et implications institutionnelles .................... 20 3.1. Quelques points de repère historico-conceptuels : du marché « autorégulé « à « l'invention du social « ................................ 20 3.2. Au-delà de la régulation...? Réformes de marché, processus politiques et nouvelles « coordonnées « de la question sociale en Argentine ................ 21 3.2.1. Le programme de privatisations : célérité de la « désétatisation « et « faiblesses « régulatrices ..................................................... 23 3.2.2. Les diverses versions de la réforme des lois du travail : la « désalarisation « sous contrainte sur fond de « risque-pays « ............ 25 3.2.3. La succession des réformes du système des retraites et des pensions : « valse à mille temps « vers une « citoyenneté patrimoniale « .............. 27 4. En guise de conclusion : une récapitulation sur l'empreinte socio-politique de la financiarisation, la « banqueroute « et le default institutionnel en Argentine ................................................ 35 Documents de travail MOST ................................................................. 43 1. Les métamorphoses d'une « société salariale «1 : cadre d'analyse théorico-historique 1.1. Restructuration économique, rapport salarial2 et intervention de l'État : des compromis brisés et des institutions de régulation remises en cause3 Depuis la fin des années 1980, dans un contexte international marqué par l'augmentation du chômage structurel et du sous-emploi, la réémergence de la question sociale - essentiellement celle du statut du salariat - va de pair avec des dynamiques de « précarisation « et « désaffiliation «, qui découlent essentiellement des difficultés persistantes d'insertion dans le marché du travail atteignant de nouveaux groupes et catégories de population. La différenciation et l'hétérogénéité sociale se trouvent ainsi accentuées au sein d'une même société. Pendant les dernières décennies l'Argentine a en quelque sorte partagé ce cadre de référence avec les sociétés capitalistes développées (tels les pays de l'Europe occidentale). Ici et là, ces phénomènes se sont accentués sous l'influence des processus de restructuration économique comportant parfois l'adoption de nouvelles technologies de production industrielle mais aussi - et dans le contexte argentin de libéralisation et « désétatisation « de l'économie surtout - de politiques de licenciement massif de personnel. Dans le cas argentin, ce processus a vu le jour parallèlement à la remise en cause des compromis sociaux qui, par le passé (et notamment depuis le milieu des années 1940), avaient donné lieu à la codification des droits sociaux des travailleurs et à une certaine institutionnalisation du droit du travail, assurément inachevée et plus fragile qu'au sein d'une société comme la France de l'après-guerre où le salariat en était « venu à structurer (la) formation sociale presque tout entière «4. La remise en cause de ces compromis est à la base des réformes « pro-marché « (market oriented) mises en place en Argentine depuis le début des années 1990. En regard de ces réformes, la condition salariale et les modes d'intervention sociale de l'État auparavant dominants sont apparus - au milieu de la dernière décennie comme des formes institutionnelles dont l'interrelation structurelle (en tant que cristallisation 1 Sur le concept de « société salariale «, cf. M. Aglietta, A. Brender, Les Métamorphoses de la société salariale. La France en projet, Paris, Calmann-Lévy, 1984. Cette contribution de l'approche macro-économique de l'école française de la régulation a développé les notions des « pratiques de normalisation contractuelle et étatique « - la normalisation étant entendue comme un principe essentiel de cohésion à l'intérieur de la société salariale, permettant d'aborder ses métamorphoses d'un point de vue historique et institutionnel qui impliquait une sorte de déplacement analytique de l'économique vers le politique et le social. (Cf. en particulier pp. 71-134). 2 La question du « rapport salarial « a été l'objet d'une vaste élaboration dans le cadre de l'approche de la régulation, notamment à partir du projet d'une théorie institutionnaliste, donc historique, du salaire. Ne pouvant pas entrer ici dans le détail des discussions théoriques à cet égard, nous nous contenterons de faire référence à quelques-unes de ses conceptualisations dont s'inspire dans une large mesure notre analyse du cas argentin. Cf. R. Boyer, « Vingt ans de recherche sur le rapport salarial : un bilan succinct «, in R. Boyer, Y. Saillard (sous la direction de), Théorie de la Régulation, l'état des savoirs, Paris, La Découverte, coll. « Recherches «, 1995, pp. 106-114. 3 Cette thématique de recherche s'articule au troisième volet (« les interventions publiques face à la décomposition du salariat «) de la réflexion autour de la question « Les individus face aux 'flexibilités' du travail et des institutions «, dans le cadre de l'Atelier des étudiants-chercheurs du Centre d'Etude des Mouvements Sociaux (CEMS)/EHESS 2001-2002, en continuité avec le séminaire sur « Le salariat en question «. 4 R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, coll. « L'espace du politique «, 1995, p. 385. 7 d'une relation sociale construite historiquement) semblait déjà emprunter la voie d'une recomposition régressive, tout comme des dispositifs en cours de liquéfaction ou des piliers en voie d'effondrement. L'objet de la recherche développée à partir de 1994 en vue d'une thèse de doctorat de sociologie - et actuellement en train d'être complétée en tenant compte des évolutions récentes de la crise structurelle argentine et des enseignements que l'on peut en tirer concernant sa genèse - est une analyse relationnelle des mécanismes sociaux et institutionnels à travers lesquels se sont opérées les mutations concomitantes du rapport salarial et du rôle de l'État, considérées dans leur spécificité et leur complémentarité. D'une part, en tant que composantes prééminentes d'un certain mode de régulation de l'économie (comme le met en évidence la littérature associée à l'approche de la régulation en termes de macro-économie institutionnelle et historique)5. D'autre part, en tant qu'ensemble de relations et de dispositifs ayant joué un rôle décisif dans la structuration de la société salariale et dans l'interaction entre modes de vie des couches populaires, intervention de l'État et politiques sociales - au centre de la réémergence de la question sociale à laquelle on assiste depuis les dernières années, avec l'aggravation extrême et vertigineuse qui découle de l'éclatement de la crise majeure qu'a connu le pays en décembre 2001. Plus directement en relation avec une problématique et une logique de questionnement sociologiques, cette perspective permet de faire une série d'hypothèses concernant les dynamiques de désaffiliation mises en évidence par les effets de désintégration sociale associés aux phénomènes d'appauvrissement et aux difficultés croissantes d'insertion dans le marché de l'emploi que rencontrent les groupes issus des catégories populaires - qui ont acquis une visibilité particulière à l'échelle des grandes agglomérations urbaines. Ainsi considérées, elles sont non seulement l'un des phénomènes majeurs, lourds de conséquences et d'implications dans la situation de crise, mais peuvent être analysées comme l'élément principal émergeant de la déstructuration de la société salariale que semblait porter potentiellement à terme ladite recomposition régressive, dont l'ampleur et le caractère drastique deviennent actuellement tangibles. Dans cette perspective, il nous paraît pertinent d'avoir recours à la conceptualisation en termes de « désaffiliation « proposée par Robert Castel. Nous allons utiliser cette notion, qui « appartient au même champ sémantique que la dissociation, que la disqualification ou que l'invalidation sociale «6, pour faire référence au processus expérimenté par des nombreux groupes de travailleurs qui se voient expulsés - ou poussés vers la périphérie - du régime de l'emploi formel et du système des relations de travail qui était un mécanisme fondamental d'insertion dans le système productif et de reproduction sociale, dans la société salariale. C'est-à-dire, non seulement en fonction du revenu salarial qui - en tant que rémunération directe au travail - permettait l'accès individuel et familial, à la consommation de masse, à travers l'acquisition des biens et services sur le marché, mais aussi en raison du droit assurant, via le « salaire indirect « - à partir du travail mais aussi en quelque sorte par delà le travail 5 Cf. M. Quemia, « Théorie de la Régulation et développement : trajectoires latino-américaines «, in L'Année de la régulation (Economie, Institutions, Pouvoirs), N° 5, 2001-2002, Paris, Association Recherche et Régulation Presses de Science Po, pp. 57-103. 6 R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, coll. « L'espace du politique «, 1995. « Parler de désaffiliation - signale-t-il - [...], ce n'est pas entériner une rupture, mais retracer un parcours. [...] Désaffilié, dissocié, invalidé, disqualifié, par rapport à quoi ? C'est précisément tout le problème «. (p. 15) 8 l'accès aux prestations et dispositifs de protection sociale (notamment devant les risques de maladie, d'accidents, de vieillesse ou d'invalidité) associés à la condition salariale. C'est en ce sens que « la consolidation du statut du salariat [a permis] l'épanouissement des protections, tandis que sa précarisation mène à nouveau à l'insécurité sociale «7. 1.2. De l'exclusion sociale à la « désaffiliation « : conceptualisation et dynamique d'un « modèle excluant « Le but fondamental de cette recherche est d'analyser et d'illustrer le développement du processus de mutation institutionnelle auquel nous avons fait référence, processus inscrit dans le cadre de la vaste restructuration économique qu'a connue l'Argentine au cours de la décennie 1990. En ce sens, ce travail vise à identifier les principales conséquences et implications sociales des réformes mises en oeuvre dans le système des relations de travail et du régime d'emploi, qui se sont traduites par une détérioration du statut de l'emploi salarié et l'érosion du système de protection sociale, voire l'effritement de la condition salariale. Cette situation se trouve aggravée dans un contexte de retrait massif de l'État de différents secteurs de l'activité économique et d'abandon d'une bonne partie de ses « fonctions sociales «, encouragés par la remise en cause et la reformulation des modes d'intervention de la puissance publique, qui ont accompagné la montée en puissance - depuis la fin des années 1980 - des référentiels de pensée néolibéraux. C'est ce que peuvent contribuer à démontrer quelques cas concrets de mise en oeuvre de politiques publiques, que nous avons étudiés en tenant compte de leur signification spécifique et de leur potentiel explicatif de certains processus qui ont un impact déterminant sur les marchés de travail urbains où l'augmentation du chômage structurel et du sous-emploi s'inscrit dans une dynamique de précarisation et de déstructuration sociale induite par les politiques de flexibilité du travail et de suppression d'emplois. Ce dans un cadre de fragilisation, sinon de disparition, des protections et des droits liés à l'activité professionnelle et d'affaiblissement des institutions censées les garantir. Ces processus sont liés à la mise en oeuvre des réformes structurelles qui ont vu le jour depuis le début des années 1990 : privatisations des entreprises publiques, réformes du code du travail légalisant des « formes atypiques « et plus précaires d'emploi et introduisant des régimes moins protecteurs, réformes du système des retraites et pensions et, plus largement, des dispositifs qui tenaient lieu de sécurité sociale en Argentine. Le tout, dans le cadre des politiques de « sortie de crise « inscrites dans les programmes d'ajustement structurel dits « de seconde génération «, c'est-àdire de politiques de sortie libérale de la crise et de l'inflation, où l'accent était mis sur la libéralisation des marchés, et dont l'application a eu lieu sous le poids d'une contrainte extérieure de nouveau type, qui étant devenue structurelle depuis la crise de la dette (en 1982) était alors « endogénéisée «8. Dans cette perspective, la recherche développée vise à une analyse des modalités 7 Ibidem, p. 322. Cf. E. L. Miotti, « Argentine : de la crise de la régulation à la régulation de la crise «, in F. Nicolas, L. Krieger Mytelka (sous la direction de), L'Innovation, clef du développement. Trajectoires de pays émergents, ParisMilan-Barcelone, Masson, coll. « Travaux et recherches de l'IFRI «, 1995, chap. 4, pp. 193-246. Dans ce texte du milieu des années 1990, l'auteur faisait référence à l'ampleur de cette contrainte en précisant : « de forts dérèglements fiscaux et monétaires [...] sont la conséquence directe du poids accru d'une contrainte extérieure structurelle, nouvelle donne résultant des transferts financiers nécessaires pour faire face à la dette extérieure «. (p. 228). 8 9 spécifiques de restructuration des modes et des instruments d'intervention de l'État en matière économique et sociale, qui, dans l'Argentine contemporaine, s'accompagne d'une profonde mutation dans la configuration du rapport salarial, y compris en tant qu'ensemble de règles et de normes dont l'importance institutionnelle devrait sans doute se mesurer à sa capacité de créer des régularités sociales. Selon notre hypothèse, cette transformation concomitante de l'intervention de l'État et du rapport salarial (considérés en tant que formes institutionnelles dotées d'une certaine complémentarité dans la configuration progressive de la société salariale) s'est opérée sur fond de crise majeure du mode de développement « autocentré « ou « tourné vers l'intérieur «, dont l'épuisement s'était déjà amorcé pendant les deux décennies précédentes, et où l'intervention de l'État et le rapport salarial avaient acquis une place prépondérante du point de vue de la hiérarchie des formes institutionnelles propres du mode de régulation de l'économie en vigueur. Mais aussi en termes de mécanismes et dispositifs structurant les modes de vie de la population, étant donné que le travail salarié auquel se rattachaient diverses formes de protection sociale était parvenu à constituer un vecteur principal de sociabilité et d'intégration sociale, et que l'État avait joué un rôle majeur - non sans mettre en évidence ses limites - vis-à-vis de la reproduction sociale de la majorité au sein de la société. Il s'agit donc de délimiter et préciser - à partir des études de cas qui constituent des exemples emblématiques - les effets d'une recomposition institutionnelle qui semble inextricablement liée à cette réémergence de la question sociale qu'a connue la société argentine et à ses modalités dans le courant des années 1990. Notamment à travers la dissémination des phénomènes de précarisation et désaffiliation et des effets d'individualisation négative ou « par défaut «, et l'émergence des formes de désintégration sociale auxquelles fait allusion de façon insuffisante la thématique de l'exclusion9, très répandue aussi localement10, même si la nuance introduite par quelques analyses critiques du début des années 1990 en faisant référence au « modèle excluant « visait déjà à rendre compte d'un certain dynamisme et d'une responsabilité sociale et politique à l'origine de ces basculements. Ainsi les analyses cherchant à saisir la dynamique singulière des transformations en cours en Amérique latine sur la base de la critique théorique et de l'expérience argentine des années 1980-1990, qui prenaient en considération « les changements dans le profil productif, le marché du travail, la distribution du revenu et les politiques sociales offrant la vision d'un processus de modernisation restreint dans l'ordre de l'économique et socialement 'excluant' «11. En effet, la notion d'exclusion, « immobile «, vise à désigner « des états de 9 Parmi les travaux récents qui offrent un état de lieux à cet égard, tant sur le plan conceptuel que méthodologique, cf. notamment : B. Destremau, P. Salama, Mesures et démesures de la pauvreté, Paris, Presses Universitaires de France (PUF), 2002, particulièrement le chap. IV : « De la pauvreté à l'exclusion : limites de la mesure, multidimensionnalité de la pauvreté « (pp. 107-143) ; X. Emmanuelli, C. Frémontier, La Fracture sociale, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? «, Paris, 2002. 10 Cf. CIPPA (Centro de Investigaciones sobre Pobreza y Políticas Sociales en la Argentina), El país de los excluidos. Crecimiento y heterogeneidad de la pobreza en el Conurbano Bonaerense, Buenos Aires, CIPPA IAF (Inter American Foundation), 1991 ; A. Minujin (sous la direction de), Desigualdad y exclusión. Desafíos para la política social en la Argentina de fin de siglo, Buenos Aires, Unicef/Argentine - Losada, 1993. 11 A. Barbeito, R. Lo Vuolo, La Modernización excluyente. Transformación económica y Estado de Bienestar en Argentina, Buenos Aires, Unicef/Argentine - Ciepp - Losada, 2e. édition, avril 1995. En référence à la consolidation de ce processus dans les années récentes, cf. Daniel Azpiazu (ed.), Privatización y poder económico. La consolidación de una sociedad excluyente, Buenos Aires, Editorial de la Universidad Nacional de Quilmes - Flacso - Instituto de Estudios sobre Estado y Participación, 2002. 10 privation «12 qu'elle même immobilise en quelque sorte (avec ses réminiscences statiques), et tend ainsi un voile sur les processus structurels, les mécanismes et les dynamiques sociales qui engendrent cette mutation sociale et institutionnelle lourde de conséquences. Ainsi la « fracture sociale « que désignait le terme apparu sur la scène politique française lors de la campagne pour l'élection présidentielle de 199513 et appelé à réapparaître - si ce n'est à demeurer médiatiquement - au cours des derniers mois, pour évoquer le « désarroi populaire «14 associé à une mutation dont il s'agit d'éclairer l'envergure et les enjeux. Dans son analyse socio-historique des transformations de la société salariale, Robert Castel rend compte de plusieurs bonnes raisons pour préférer la notion de « désaffiliation « à celle de « l'exclusion «, afin de désigner l'aboutissement (c'est-à-dire, à notre sens, et la dynamique et le résultat) du processus qui fait que les individus transitent d'une « zone « à l'autre, en passant par exemple de l'intégration à la vulnérabilité, ou en basculant de la vulnérabilité dans l'inexistence sociale. Ainsi, ce sont ces processus qu'il s'agit d'éclairer : « comment sont alimentés ces espaces sociaux, comment se maintiennent et surtout comment se défont les statuts «15. Et ce, sans négliger la présence, dans la société contemporaine, des circulations de flux en sens inverse, concernant notamment l'appauvrissement des catégories populaires qui n'épargne pas - comme c'est le cas en Argentine - des vastes secteurs de la classe moyenne et l'enrichissement et la mobilité ascendante des groupes sociaux assimilables à des nouvelles élites. D'où la bipolarisation sociale dont témoigne la tendance à la ségrégation spaciale qui s'accompagne - dans le cadre des grandes villes et des zones métropolitaines surtout - de la prolifération des urbanisations privées, et que semble relancer actuellement la mondialisation économique et financière, dans un contexte d'augmentation des inégalités sociales face à la désertion de l'État et de privatisation générale de la société16. Un travail critique des fondements de la « pensée conventionnelle « en matière économique et sociale, publié à Buenos Aires en avril 2001, prône la construction d'un nouveau régime d'organisation sociale et d'un nouveau système de politiques publiques qui 12 R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, op. cit., p. 15. Cf. X. Emmanuelli, C. Frémontier, La Fracture sociale, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? «, Paris, 2002. 14 Dans le cadre de l'Hexagone, ce terme était évocateur du « malaise politique français constaté depuis 1981 «, d'après l'analyse du sociologue Emannuel Todd, Aux origines du malaise politique français. Les classes sociales et leur représentation, Note de la Fondation Saint-Simon, 1994. L'auteur de cette analyse - aussitôt repris politiquement par le candidat Jacques Chirac dans son livre-programme d'alors (La France pour tous) -, soulignait ainsi l'adhésion des élites politiques et journalistiques « à une vision fausse de la structure sociale, qui empêchait la représentation politique des conflits d'intérêt et de classes traversant la 'société française' « (cité par X. Emmanuelli, C. Frémontier, La Fracture sociale, op. cit., p. 5). 15 R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, op. cit., pp. 14-15 (c'est nous qui soulignons). 16 Cf. M. Svampa, Los que ganaron. La vida en los countries y barrios privados, Buenos Aires, Ed. Biblos, 2001. Dans le cas de l'Argentine, dans le cadre des transformations substantielles que le pays a connu depuis la fin des années 1980, « face à la désertion de l'État, face à l'effritement des anciens modèles de socialisation, se développent des nouvelles formes privatisées de la sécurité et de gestion de la cohésion sociale, dans lesquelles se cristallisent des nouvelles formes de différenciation entre les 'gagnants' et les 'perdants' du modèle «. (p. 47 ; notre traduction). En 2000, pour la seule zone métropolitaine de Buenos Aires, le nombre de countries et quartiers fermés montait à 434, parmi lesquels - sur la base des données fournies par le département d'urbanisme de l'Institut du Conurbano de l'Université Nationale de Général Sarmiento - on pouvait « dénombrer 252 quartiers privés (58% du total), 139 countries (32%), 36 chacras (8%) et 7 mega-projets (2%). Afin de rendre compte de cette expansion accélérée, rappelons que pour le cas du Grand Buenos Aires, en 1994 il y avait seulement 1.450 familles établies dans ce type d'urbanisations ; en 1996 [il y en avait] 4.000 [d'après l'Institut de Formation de la Chambre Immobilière Argentine]. En août 2000, le nombre de familles montait à 13.500 [selon des données de la Fédération Argentine des Clubes de Campo, Journal « Clarín « , Buenos Aires, 13 août 2000]. (Ibidem, p. 57 ; notre traduction). 13 11 devrait tenir « l'économie pour la principale question sociale «17. Ce travail offre une « mise à jour « révélatrice de la pertinence de certaines analyses du début des années 1990 en termes de « modèle excluant «, soulignant la dynamique propre au modèle économique qui s'est imposé au niveau national. Mais il montre aussi leurs limites - en un sens théorico-historiques -, une fois la décennie écoulée et l'ampleur des transformations sociales cristallisées en Argentine pendant les années récentes dramatiquement révélée dans sa portée régressive depuis décembre 2001. L'auteur de l'ouvrage signale que « pour comprendre la racine de l'exclusion sociale dans la société argentine il faut observer le problème en termes dichotomiques. C'est-à-dire qu'il faudrait le comprendre en relation avec son contraire : celui de l'inclusion sociale. L'inclusion sociale, affirme-t-il, se réfère aux formes dans lesquelles les membres de la société se trouvent intégrés à l'ensemble des institutions sociales, concerne tant l'accession à leurs bénéfices que la dépendance du mode de vie individuel par rapport à ceux-ci. L'exclusion sociale fait alors référence à toutes ces conditions qui permettent, facilitent ou promeuvent que certains membres de la société soient écartés, rejetés ou que simplement leur soit déniée la possibilité d'accéder aux bénéfices des institutions sociales. Comme les deux phénomènes sont le produit d'une seule et même dynamique, les membres exclus se trouvent affectés par l'inclusion des autres (par exemple, parce que les ressources sociales disponibles sont de préférence utilisés pour satisfaire les inclus) «18. Il s'agit, selon ce raisonnement, « d'une exclusion 'dans' la société et non [...] 'de' la société ; cette dernière peut prêter à confusion en laissant supposer que les exclus sont en dehors de la société et qu'ils ne ressentent donc pas des effets [provenant] des institutions qui définissent sa dynamique «19. Après avoir mis en avant cette approche de la question en termes de « dichotomie et non pas de dialectique «, et préférant poser le problème en termes de « conditions « plutôt que de « droit «, l'auteur conclut sur les effets pratiques que son point de vue comporte quant à la manière d'aborder les problèmes sociaux les plus urgents, en affirmant : « dans cette optique, la pauvreté et le chômage sont les symptômes les plus évidents de la dynamique 'excluante', mais ils ne la définissent pas. Les gens sont pauvres et chômeurs comme résultat, du fait de participer à une dynamique qui les exclue et non pas l'inverse. Autrement dit, dû au fait que dans le système social prédomine l'action de forces qui provoquent l'exclusion sociale de beaucoup et l'inclusion sociale de peu de gens, il en résulte donc des grandes masses de pauvres, de chômeurs et de marginaux «20. 2. En quête d'un principe d'explication sociétal et institutionnel de la crise contemporaine 2.1. Enjeux théoriques et politiques de la question sociale au tournant du XXe siècle Différentes lignes de raisonnement peuvent être développées pour justifier l'intérêt sociologique et la pertinence, à la fois théorique et pratique, de notre sujet de recherche. Quatre arguments principaux méritent d'être explicités afin de souligner l'importance sociale et la portée politique actuelle de la problématique. 17 Cf. R. Lo Vuolo, Alternativas. La economía como cuestión social, Buenos Aires, Grupo Editor Altamira, 2001. 18 R. Lo Vuolo, Alternativas. La economía como cuestión social, op. cit., p. 97 (notre traduction). 19 Ibidem, p. 97-98 (notre traduction). La relative ambiguïté de cette formulation ne va peut-être pas sans rappeler la difficulté à penser la production institutionnelle des dynamiques de désaffiliation, y compris dans certains cas par le biais des politiques d'État dont il s'agit de saisir les médiations pertinentes. 20 Ibidem, p. 98 (notre traduction).. 12 Les deux premiers font référence à son intérêt général. Ils concernent la « dimension sociale « du développement capitaliste contemporain : a) Depuis plus d'une dizaine d'années, la protection sociale, c'est-à-dire l'ensemble des instruments et des dispositifs créés afin d'assurer la régulation et la reproduction de la force de travail à travers le salaire indirect à l'intérieur d'une grande partie des sociétés capitalistes occidentales, devient un domaine privilégié de réforme (sociale et politique) dont les raisons profondes dépassent le problème des difficultés financières purement conjoncturelles. En constituant une série de dispositifs étatiques progressivement mis en place au long d'un processus historique qui a vu son essor dans l'après-guerre, de nombreux systèmes nationaux de protection sociale connaissent actuellement une vaste remise en question. Cette remise en ...