ÉCONOMIE de 1920 à 1929 : Histoire
Publié le 01/01/2019
Extrait du document
Deux constructeurs d'automobiles symbolisent avec éclat la trajectoire heurtée de l’économie mondiale entre 1920 et 1930 : l’Italien Bugatti et l’Américain Ford. Le premier construira, à la fin de la décennie, un véhicule d’un luxe absolu destiné à détrôner les Rolls Royce : trois tonnes et demie, 300 chevaux, une vitesse de pointe dépassant 200 km/heure, la «Royale» est garantie à vie. La Grande Crise des années trente détruira la clientèle, et les moteurs fabriqués d’avance iront équiper des autorails. La célèbre Ford T, quant à elle, date de 1908, mais son triomphe a lieu après la Grande Guerre : elle dépassera les quinze millions d’exemplaires et la production annuelle d'automobiles aux États-Unis passera de 1,9 million en 1919 à 5,6 millions en 1929. Cet élan brisé, ces ambitions élitaires et ces premières réalités de la consommation de masse introduisent au dynamisme et à la complexité des années vingt. Caractériser le mouvement d'ensemble de l’économie mondiale durant la décennie se révèle toutefois un exercice délicat, pour deux raisons : tout d’abord, nous en sommes aux balbutiements des statistiques et les chiffres disponibles sont soit partiels voire anecdotiques, soit reconstitués avec une forte marge d’incertitude. Ensuite et surtout, la tentation est grande de lire la période à partir de la fin et d’attribuer les effondrements de la Grande Crise à une mécanique fatale dont le ressort (économique? géopolitique?) aurait été remonté dès 1918. Ce déterminisme rétrospectif doit céder la place au repérage des principales sources d’instabilité, fondé d'abord sur les grandes séries statistiques nationales, qui permettent un cadrage quantitatif préliminaire. En un second temps, on peut alors revenir sur les conditions difficiles dans lesquelles s’est
effectué le redémarrage de l’économie mondiale après 1918, pour ensuite suggérer quel a été le dosage d’archaïsme et d'innovation des Années folles. Il sera alors possible de préciser quelques-uns des grands enchaînements qui ont conduit à la crise de 1929.
Un dynamisme provocant et inégal
À l’aube des performances historiques du capitalisme en matière de production nationale, les années vingt sont marquées par un rythme sensiblement plus rapide que la moyenne du xixe siècle, sans atteindre, tant s’en faut, l’accélération qui a suivi le second conflit mondial. Pour fixer les idées, on estime que le taux de croissance moyen du PIB au siècle précédent était d’environ 2 % l’an, et que la tendance qui prévaudra entre 1945 et 1973 dépassera 4 % pour de nombreux pays. A s’en tenir aux seuls pays industrialisés, l’accélération de la décennie vingt se situe entre ces deux bornes, sans qu’un chiffrage unique soit parlant, pour deux raisons. Tout d’abord, il faut tenir compte des destructions de la guerre de 1914-1918 : c’est en 1920-1923 que la plupart des pays occidentaux retrouvent un niveau d’activité équivalent à celui de 1913, mais les retardataires (Autriche, Royaume-Uni, Allemagne) attendent 1925-1926. Il y a donc un effet de rattrapage. Ensuite et surtout, les trajectoires sont doublement différenciées, selon les pays et selon les secteurs : l’expansion américaine est foudroyante, tout comme celle de la Suède, et s’oppose au marasme britannique; quelques activités vedettes (l’automobile, on l’a vu, mais aussi le caoutchouc, le pétrole, la construction) occupent le devant de la scène, alors que les difficultés dans l’agriculture sont persistantes et permettront de parler d’une véritable «dépression agricole» durant les années vingt. Il convient en outre de mettre à part la trajectoire isolée de l’URSS, qui développe uniquement son industrie lourde. Le cas français, quant à lui, se situe dans une honnête moyenne.
Ce premier repérage global est entièrement rétrospectif car les données dont disposaient les contemporains se limitaient à quelques indices de production industrielle, indices dont les évolutions, surtout après 1925, sont particulièrement rapides (souvent plus de 10 % de croissance annuelle). Ces chiffres sont complétés par les indices des prix de gros et de détail dont la tendance était à la baisse, d’abord lente au début de la décennie, puis plus soutenue : une fois résorbées les poussées inflationnistes issues de la Grande Guerre, ce sont des forces déflationnistes qui ont imprimé leur marque sur les années vingt, phénomène que l'on a du mal à imaginer de nos jours.
Dernier constat quantitatif d’ensemble : la période est dominée par les cycles conjoncturels classiques du xixe siècle, c’est-à-dire l’alternance, plus ou moins régulière, de phases d’expansion et de recul économiques. Le retournement de 1929, inaugurant la «grande
«
ÉCONOMIE.
Le krach d'octobre 1929 est foudroyant: un homme ruiné
vend sa voiture pour 100 dollars.
© UPI.
Bettmonn Newspltotos
dépression», n'a rien d'exceptionnel, il respecte même la chronologie
décennale usuelle puisqu'il suit la crise de �921, qui a été marquée par
un effondrement boursier au Japon et aux Etats-Unis, et une baisse de
32 % de la production industrielle entre mars 1920 et juillet 1921 dans
ce dernier pays.
On a pu parler d'un véritable essor entre 1925 et
1929; l'expression est exacte si l'on précise que d'aut�s fluctuations
peu ou pas synchronisées ont lieu entre ces deux crises, par exemple la
Grande-Bretagne et l'Allemagne connaissent une courte récession en
1926 et les États-Unis en 1927.
La conclusion de ce court panorama
quantitatif est simple : sur un fond de croissance souvent forte et
accompagnée de tendances à la baisse des prix, l'économie mondiale
des années vingt s'est montrée dynamique et instable.
L ES DIFFICULTÉS DU RETOUR À LA PAIX
Les conséquences profondes de la guerre, au-delà des des
tructions et de la démobilisation, ne sont pas neutralisées, tant s'en
faut, en 1920.
Trois domaines notamment sont affectés par le conflit :
l'organisation monétaire, les finances internationales et certains mar
chés, de matières premières en particulier.
C'est en ordre dispersé que s'est effectué le retour à la
normale pour les paiements internationaux après les année � de cours
forcé et d'inflation ; de surcroît, un système hybnde et frag1le a rem
placé le mécanisme de l'étalon-or qui prévalait durant le XIX' siècle:
l'étalon de change-or (Gold Exchange Standard) consacré en 1922 à la
conférence internationale de Gênes conserve la référence à l'or mais,
compte tenu de sa rareté et de sa distribution inégale, cette référence
est désormais au second degré.
La monnaie de chaque pays n'est plus
reliée directement à l'or, mais à deux monnaies centrales définies et
convertibles en or : le dollar et la livre sterling.
Cet élargissement de
la base des échanges internationaux, qui sanctionne la montée en
puissance des États-Unis et le déclin britannique, instaure une dualité
dangereuse si les deux monnaies de référence en venaient à être cotées
différemment.
Le Gold Exchange Standard ne va guère durer : la
Grande Crise va conduire à sa dislocation progressive, de 1929 à 1936.
Cette mosaïque monétaire se double de très graves tensions
financières.
Deux séries de remboursements solidaires sont organisées
tant bien que mal : d'une part, les dettes de guerre contractées par les
belligérants et, d'autre part, les «réparations» imposées à l'Alle
magne pour avoir perdu le conflit.
Les paiements allemands doivent
servir à régler les dettes interalliées, et ils sont eux;même financés par
d'autres prêts, logiquement en provenance des Etats-Unis, promus
«prêteurs en dernier ressort» du monde européen'.
Ce circuit est
économiquement lourd et politiquement explosif, et une intense acti
vité diplomatique et négociatrice s'emploie durant la décennie à étaler
progressivement les remboursements allemands (plan Dawes de 1924, plan
Young de 1929) et à réduire les dettes interalliées.
En 1932, la
conférence de Lausanne annulera réparations et dettes de guerre.
Mais ce dispositif est singulièrement déséquilibré : en l'absenc � d'or
ganisme prêteur international, les nations débitrices sont soumtses au
bon vouloir bancaire de créanciers privés, américains pour la plupart,
et les dettes nationales à long terme sont contrebalancées par des
contributions privées à court terme.
Le bon fonctionnement des
échanges internationaux repose ainsi sur une confiance qui peut aisé
ment faire défaut.
Enfin, on doit noter un véritable engorgement sur de nom
breux marchés, de produits agricoles, de matières premières et de
certains produits industriels.
La guerre a interrompu de multiples
productions en Europe et d'autres pays ont pris le relais.
Le retour à la
paix multiplie les reconversions délicates : les difficultés du recyclage
industriel européen ont pour contrepartie une faible demande en
matières premières, qui servent dans les pays peu industrialisés à
payer les achats de produits manufacturés.
Tout dépend donc du dyna
misme de l'expansion industrielle mondiale et de l'équilibre de ces
balances des paiements périphériques : on retrouve alors l'édifice du
crédit international.
..
ARCHAÏSME ET INNOVATION
Sans prétendre après coup faire la part des cohérences et des
incohérences de la période, il est possible de montrer brièvement en
quoi les comportements économiques des années vingt juxtaposent
avancées et reculs.
Deux exemples sont parlants.
Tout d'abord la
monnaie.
Les premières interventions des banques centrales sur le
marché monétaire (visant à contrôler de manière souple et rapide
l'émission de monnaie des banques) coexistent avec l'attachement quasi
mystique des Britanniques à l'ancienne parité-or de la Livre sterling.
Ensuite, le dynamisme marchand :les premières vraies manifestations
de la consommation de masse (publicité massive, standardisation,
recours au crédit à la consommation) apparaissent dans un monde
cédant à de fortes poussées protectionnistes voire malthusiennes,
cherchant à limiter la concurrence.
Si la Grande Crise conduit la
plupart des pays à se barricader derrière des barrières douanières
quasi étanches, on aurait tort d'oublier que la montée en puissance du
protectionnisme date des années précédentes.
L'image est ainsi complexe et notre perception brouillée : ne
fait-on pas l'éloge de la hardiesse et du modernisme du président
Roosevelt face au conservatisme timoré de Hoover? On oublie par là
que Roosevelt, certes interventionniste, s'est refusé au moindre déficit
budgétaire public -obsédé par la discipline classique -alors que son
prédécesseur n'avait pas cette étroitesse de vue.
V ERS LA GRANDE DÉPRESSION
Le bilan de 1929 est d'un grand classicisme, il est même
routinier : annoncé par plusieurs années de baisses des prix, le re
tournement de la conjoncture est traduit, puis amplifié par le krach
boursier de Wall Street, lui-même spectaculaire et classique.
Ce sont
les années suivantes qui donneront cette coloration tragique à l'événe
ment, parce qu'elles s'écarteront du schéma normal : quatre années
de baisses cumulatives des prix et de l'activité, quatre années de
cercles vicieux déflationnistes, où les faillites des uns entraînent les
licenciements des autres, quatre années suivies d'un marasme durable
et de la montée du totalitarisme ...
Cet enlisement intérieur ne doit pas
faire oublier les enchaînements internationaux : la crise monétaire et
financière de 1931, de paniques en dévaluations, de moratoires en
changes flottants, voit l'effondrement du crédit international, tel un
château de cartes.
Cependant que le commerce international s'engage
dans la spirale inexorable du protectionnisme et des rétorsions, lais
sant après 1934 des nations en semi-autarcie.
Du «pas encore» et du «déjà plus» : c'est l'absence de
règles du jeu dans un monde largement transformé et déséquilibré qui
constitue le préalable à toute explication convaincante du désastre.
L'hégémonie américaine est hésitante.
et incomplète, la production de
masse existe mais est entravée, les Etats n'ont pas atteint la masse
critique pour imposer leur contrepoids régulateur et la concertation
internationale balbutie au milieu des poussées impérialistes et revan
chardes.
De ces convulsions du capitalisme est né notre monde, avec
ses cohérences mais aussi ses hantises et ses tentations..
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