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Wedekind, l'Éveil du printemps (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Wedekind, l'Éveil du printemps (extrait). Melchior et Maurice, deux jeunes adolescents, camarades de classe dans un pensionnat de province, s'éveillent au printemps et, naïvement poussés par l'appel de la chair, se livrent leurs secrets affectifs et sexuels, leurs troubles aussi. Mais l'un et l'autre ignorent encore que l'épanouissement à la vie et à ses délices a un prix, et la sanction morale ne tarde pas à briser les rêves et les vies. L'Éveil du printemps de Frank Wedekind (acte I, scène 2) MORITZ : Je me suis déjà dit que si j'ai des enfants, des garçons et des filles, je les ferai dormir ensemble, et dès le début, dans la même pièce, si possible sur une seule et même couche ; je voudrais que matin et soir ils s'aident à s'habiller et à se déshabiller les uns les autres et qu'à la chaude saison, les garçons comme les filles, ils ne portent rien de tout le jour qu'une tunique de laine blanche, ceinte d'une lanière de cuir. J'ai idée qu'à grandir dans ces moeurs, ils devraient plus tard être plus calmes que nous ne le sommes pour la plupart. MELCHIOR : J'en suis persuadé, Moritz ! La question est seulement : si les filles ont des enfants, que faire ? MORITZ : Comment, ont des enfants ? MELCHIOR : À cet égard, je crois justement à un certain instinct. Je crois que, si on enferme ensemble un chat et une chatte en bas âge et qu'on les écarte tous les deux de tout commerce avec le monde extérieur, ce qui revient à les abandonner entièrement à leurs seuls mouvements, tôt ou tard, la chatte devient grosse un beau jour, bien qu'elle ni son chat n'aient eu aucun modèle pour leur ouvrir les yeux. MORITZ : Chez les animaux, il faut bien que cela arrive tout seul un jour ou l'autre. MELCHIOR : Mais chez les hommes bien davantage, c'est mon avis ! Je te le demande, Moritz, si tes garçons dorment avec les filles sur une seule et même couche et que leur adviennent à l'improviste les premières excitations mâles, eh bien ! Je parierais volontiers avec n'importe qui... MORITZ : Tu dois bien avoir raison. Et pourtant... MELCHIOR : Et pour les filles, il en irait de même à l'âge correspondant ! Non pas que la fille, certes..., le cas n'est pas si clair... en tout cas, on pourrait supposer... et puis on peut compter sur la curiosité pour faire très vite son effet ! MORITZ : Une question, à propos... MELCHIOR : Voyons. MORITZ : Mais tu réponds ! MELCHIOR : Naturellement. MORITZ : Vrai ? ! MELCHIOR : Ma main !... Eh bien ! Moritz ? MORITZ : Ton devoir, il est fait ?? MELCHIOR : Mais parle donc à coeur ouvert ! Ici qui nous voit ? Qui nous entend ? MORITZ : Il va de soi que mes enfants devraient travailler tout le jour, dans la cour, au jardin, ou s'exténuer à des jeux qui impliquent la fatigue physique : faire du cheval, de la gymnastique, grimper, et surtout, la nuit, pas de sommeil douillet, comme nous. Nous sommes terriblement amollis. Je crois qu'on ne rêve pas du tout quand on dort sur la dure. MELCHIOR : D'ici aux vendanges, je ne dormirai plus que dans mon hamac, ma foi. J'ai remisé mon lit derrière le poêle. On peut le replier. L'hiver passé, j'ai fait un rêve, j'avais fouetté si longtemps notre Lolo qu'il ne pouvait plus remuer une patte. C'est ce que j'ai jamais rêvé de plus atroce. Pourquoi me regardes-tu si étrangement ? MORITZ : Les as-tu déjà ressenties ? MELCHIOR : Quoi ? MORITZ : Comment tu disais ? MELCHIOR : Les excitations mâles ? MORITZ : Euh... MELCHIOR : Sans contredit ! MORITZ : Moi aussi... MELCHIOR : Je connais ça depuis longtemps, oui ! Déjà bientôt un an. MORITZ : Moi, j'étais comme touché de la foudre. MELCHIOR : Et tu avais rêvé ? MORITZ : Mais seulement un rêve très court... des jambes en bas bleu ciel, qui montaient sur le pupitre, pour être exact, j'ai seulement pensé qu'elles voulaient l'enjamber. Je les ai vues très furtivement. MELCHIOR : Georg Zirschnitz, lui, a rêvé de sa mère. MORITZ : Il te l'a raconté ? MELCHIOR : Dehors, sur le chemin du supplice. MORITZ : Si tu savais par quoi je suis passé depuis cette nuit-là ! MELCHIOR : Des remords ? MORITZ : Des remords ??... L'angoisse de la mort. MELCHIOR : Seigneur Dieu... MORITZ : J'ai pensé : je suis incurable. Je croyais souffrir d'un mal intérieur. Pour finir, je n'ai trouvé quelque repos que le jour où j'ai commencé à rédiger mes Mémoires. Oui, oui, cher Melchior, ces trois dernières semaines, un Gethsémani pour moi. MELCHIOR : Moi, dans mon cas, je m'y trouvais plus ou moins préparé. Seulement une légère honte, et puis ce fut tout ma foi. MORITZ : Et pourtant tu as au moins un an de moins que moi. MELCHIOR : À ta place, je ne m'en inquiéterais pas. D'après mes expériences, il n'y a pas d'âge fixé pour le premier surgissement de ces fantômes. Tu connais bien le grand Lämmermeier, le blond filasse avec le nez en bec d'aigle ? Trois ans de plus que moi. Jeannot Rilow dit qu'il ne rêve encore que tartes à la crème et gelée d'abricots. MORITZ : Je te demande un peu : comment Jeannot Rilow peut-il en juger ? MELCHIOR : Il lui a demandé. MORITZ : Il lui a demandé ? Je ne m'y serais hasardé avec personne. MELCHIOR : Mais tu me l'as bien demandé, à moi. MORITZ : Dieu sait oui ! Peut-être que Jeannot avait déjà fait son testament auparavant. Un jeu étrange, vraiment, celui qu'on nous joue. Et il faut encore que nous rendions grâces ! Je ne me rappelle pas avoir éprouvé de nostalgie pour ce genre d'excitations. Pourquoi ne m'a-t-on pas laissé dormir tranquille jusqu'à ce que tout se soit enfin calmé ? Mes chers parents eussent pu avoir mille enfants meilleurs. Mais c'est moi qui suis venu, je ne sais pas comment, et il faut que je réponde de n'être pas resté où j'étais. N'as-tu pas songé, toi aussi, Melchior, de quelle façon nous avons été embarqués dans cette galère ? MELCHIOR : Tu ne le sais pas encore ? Moritz ? MORITZ : D'où devrais-je le savoir ? Je vois comment les poules pondent des oeufs et j'entends dire que Maman veut m'avoir porté sous le coeur. Mais est-ce bien suffisant ? Je me souviens aussi comme j'étais gêné, à cinq ans, quand quelqu'un abattait la dame de coeur, la décolletée. Ce sentiment s'est perdu. Cependant aujourd'hui, je puis à peine parler avec la première fille venue sans penser en même temps à quelque chose d'abominable, et -- je te le jure, Melchior -- je ne sais pas quoi. MELCHIOR : Je te dirai tout. Je le tiens des livres ; je le tiens d'illustrations ; et aussi d'observations faites sur nature. Tu seras étonné ; c'est à ce moment-là que je suis devenu athée. Je le lui ai dit, à Georg Zirschnitz ! Georg Zirschnitz voulait le dire à Jeannot Rilow, mais Jeannot Rilow avait tout appris de sa gouvernante quand il était petit. MORITZ : J'ai parcouru le Dictionnaire Meyer de A à Z. Des mots -- rien que des mots, des mots ! Pas la moindre explication claire. Ô cette pudeur ! À quoi bon un vocabulaire qui, sur les questions les plus pressantes de la vie, ne répond pas. MELCHIOR : Mais tu as bien déjà vu deux chiens courir la rue ? MORITZ : Non !... Aujourd'hui, ne me dis rien encore, Melchior. J'ai l'Amérique centrale et Louis XV sur les bras. Et en plus, les soixante vers d'Homère, les sept équations, la composition latine -- sinon, demain, je raterais encore tout. Pour pouvoir bûcher et que ça paye, il faut m'abrutir comme un boeuf. MELCHIOR : Viens donc dans ma chambre. En trois quarts d'heure, je te fais Homère, les équations et deux devoirs. Je t'y ménage deux ou trois faux sens sans danger, et c'est dans le sac. Maman nous pressera bien une limonade, et nous parlerons tranquillement de la reproduction. MORITZ : Je ne peux pas. Je ne peux pas parler tranquillement de la reproduction ! Si tu veux me faire plaisir, donne-moi tes explications par écrit. Rédige, pour moi, ce que tu sais. Que ce soit court, clair, le plus possible, et pendant l'heure de gymnastique, demain, glisse-le entre deux livres. Je l'emporterai chez moi sans savoir que je l'ai. Je le découvrirai, un jour, sans m'y attendre. Forcément, sans le vouloir, je le parcourrai, d'un oeil las... et si tu ne peux vraiment pas faire autrement, tu peux aussi y joindre quelques dessins. MELCHIOR : Tu es comme une fille. Tant pis, c'est comme tu veux ! Et puis pour moi, c'est le genre de travail qui m'intéresse absolument. Une question, Moritz. MORITZ : Hm ! MELCHIOR : Tu as déjà vu une fille ? MORITZ : Oui ! MELCHIOR : Mais tout entière ? MORITZ : Complètement. MELCHIOR : Moi aussi justement ! Alors il n'y aura pas besoin d'illustrations. MORITZ : C'était pendant la fête des Chasseurs, au musée d'anatomie de Leiblich ! Si on l'avait su, on m'aurait chassé de l'école. Belle comme le jour clair, et -- ô la nature à l'état pur. Source : Wedekind (Frank), l'Éveil du printemps, trad. par François Regnault, Paris, Gallimard, 1974. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

« ans de plus que moi.

Jeannot Rilow dit qu’il ne rêve encore que tartes à la crème et gelée d’abricots. MORITZ : Je te demande un peu : comment Jeannot Rilow peut-il en juger ? MELCHIOR : Il lui a demandé. MORITZ : Il lui a demandé ? Je ne m’y serais hasardé avec personne. MELCHIOR : Mais tu me l’as bien demandé, à moi. MORITZ : Dieu sait oui ! Peut-être que Jeannot avait déjà fait son testament auparavant.

Un jeu étrange, vraiment, celui qu’on nous joue.

Et il faut encore que nous rendions grâces ! Je ne me rappelle pas avoir éprouvé de nostalgie pour ce genre d’excitations.

Pourquoi ne m’a-t-on pas laissé dormir tranquille jusqu’à ce que tout se soit enfin calmé ? Mes chers parents eussent pu avoir mille enfants meilleurs.

Mais c’est moi qui suis venu, je ne sais pas comment, et il faut que je réponde de n’être pas resté où j’étais.

N’as-tu pas songé, toi aussi, Melchior, de quelle façon nous avons été embarqués dans cette galère ? MELCHIOR : Tu ne le sais pas encore ? Moritz ? MORITZ : D’où devrais-je le savoir ? Je vois comment les poules pondent des œufs et j’entends dire que Maman veut m’avoir porté sous le cœur.

Mais est-ce bien suffisant ? Je me souviens aussi comme j’étais gêné, à cinq ans, quand quelqu’un abattait la dame de cœur, la décolletée.

Ce sentiment s’est perdu.

Cependant aujourd’hui, je puis à peine parler avec la première fille venue sans penser en même temps à quelque chose d’abominable, et — je te le jure, Melchior — je ne sais pas quoi. MELCHIOR : Je te dirai tout.

Je le tiens des livres ; je le tiens d’illustrations ; et aussi d’observations faites sur nature.

Tu seras étonné ; c’est à ce moment-là que je suis devenu athée.

Je le lui ai dit, à Georg Zirschnitz ! Georg Zirschnitz voulait le dire à Jeannot Rilow, mais Jeannot Rilow avait tout appris de sa gouvernante quand il était petit. MORITZ : J’ai parcouru le Dictionnaire Meyer de A à Z.

Des mots — rien que des mots, des mots ! Pas la moindre explication claire.

Ô cette pudeur ! À quoi bon un vocabulaire qui, sur les questions les plus pressantes de la vie, ne répond pas. MELCHIOR : Mais tu as bien déjà vu deux chiens courir la rue ? MORITZ : Non !… Aujourd’hui, ne me dis rien encore, Melchior.

J’ai l’Amérique centrale et Louis XV sur les bras.

Et en plus, les soixante vers d’Homère, les sept équations, la composition latine — sinon, demain, je raterais encore tout. Pour pouvoir bûcher et que ça paye, il faut m’abrutir comme un bœuf. MELCHIOR : Viens donc dans ma chambre.

En trois quarts d’heure, je te fais Homère, les équations et deux devoirs.

Je t’y ménage deux ou trois faux sens sans danger, et c’est dans le sac.

Maman nous pressera bien une limonade, et nous parlerons tranquillement de la reproduction. MORITZ : Je ne peux pas.

Je ne peux pas parler tranquillement de la reproduction ! Si tu veux me faire plaisir, donne-moi tes explications par écrit.

Rédige, pour moi, ce que tu sais.

Que ce soit court, clair, le plus possible, et pendant l’heure de gymnastique, demain, glisse-le entre deux livres.

Je l’emporterai chez moi sans savoir que je l’ai.

Je le découvrirai, un jour, sans m’y attendre.

Forcément, sans le vouloir, je le parcourrai, d’un œil las… et si tu ne peux vraiment pas faire autrement, tu peux aussi y joindre quelques dessins. MELCHIOR : Tu es comme une fille.

Tant pis, c’est comme tu veux ! Et puis pour moi, c’est le genre de travail qui m’intéresse absolument.

Une question, Moritz. MORITZ : Hm ! MELCHIOR : Tu as déjà vu une fille ? MORITZ : Oui ! MELCHIOR : Mais tout entière ? MORITZ : Complètement. MELCHIOR : Moi aussi justement ! Alors il n’y aura pas besoin d’illustrations. MORITZ : C’était pendant la fête des Chasseurs, au musée d’anatomie de Leiblich ! Si on l’avait su, on m’aurait chassé de l’école.

Belle comme le jour clair, et — ô la nature à l’état pur. Source : Wedekind (Frank), l'Éveil du printemps, trad.

par François Regnault, Paris, Gallimard, 1974. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation.

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