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VOLTAIRE, Lettre à Rousseau, après la publication du Discours sur l'inégalité

Publié le 22/02/2012

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voltaire
J'ai reçu, monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain; je vous en remercie; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine, dont l'ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n'a jamais tant employé d'esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada; premièrement parce que les maladies auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d'Europe nécessaire, secondement, parce que la guerre est portée dans ce pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j'ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être. J'avoue avec vous que les belles lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal [...] Avouez que ni Cicéron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace ne furent les auteurs des proscriptions de Marius, de Silla, de ce débauché d'Antoine, de cet imbécile Lepide, de ce tiran sans courage Octave Cépias surnommé si lâchement Auguste. Avouez que le badinage de Marot n'a pas produit la Saint-Barthélemy et que la tragédie du Cid ne causa pas les guerres de la Fronde. Les grands crimes n'ont été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et ce qui fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c'est l'insatiable cupidité et l'indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas Couli-Can, qui ne savait pas lire, jusqu'à un commis de la douane qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l'âme, la rectifient, la consolent; et elles font même votre gloire dans le temps que vous écrivez contre elles. Vous êtes comme Achille, qui s'emporte contre la gloire, et comme le P. Malebranche, dont l'imagination brillante écrivait contre l'imagination. M. Chappuis m'apprend que votre santé est bien mauvaise. Il faudrait la venir rétablir dans l'air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes. Je suis très philosophiquement, et avec la plus grande estime, etc.

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