« Un homme cultivé voit le monde avec plus de relief, plus de couleurs et de profondeur. » Qu'en pensez-vous ?

            Assurément, assurément. Lapalissade ? Bien vu. En apparence en tout cas. Plus de relief ? Plus de couleurs ? de profondeur ? Oui, bien sûr. Evident ? Je suis bien d'accord. La part du chef. Bien sûr que la culture épaissit les choses, qu'elle leur donne plus de densité, avec des zones d'ombres et de lumières. Le sédiment de l'histoire, alluvions d'un passé perdu qui subsiste pour l'œil avisé, cultivé. Ou quelque chose d’approchant. Des exemples ? Pourquoi pas, tiens. Vous en voulez ?... Combien ? Lesquels ?... Tous ? !… Certainement pas. Quelques-uns ?... Oui, quelques-uns, ça suffira. On ne va tout de même pas y passer la journée ? Pas que ça à f… ? Exactement.

           Alors voyons... voyons... c'est qu’il y en a pléthore, des exemples ! Trop, beaucoup trop. Tenez, prenons les mots. Ou plutôt un mot, celui que vous voudrez. Ça y est ?... C'est bon ?... Vous avez choisi ? Parfait. Très bien, très bien. Et après ? Eh bien, remontez jusqu'à son étymologie... Vous y êtes ? Maintenant, retracez son évolution... Jusqu’où ? Mais tout. Tout, tout, tout, n'oubliez rien. Pas une étape. Evolution phonétique, morphologique, sémantique. C'est bon ?... Vous voyez ?... Enfin ! Toutes ces formes-là, toutes ces nuances, tous ces emplois. Yes ? Great. Tous ces petits détails qui différencient le mot d'hier de celui d'aujourd'hui et qui cependant y amènent ? Presque irrémédiablement ? C'est pourtant le même mot, ou peu s'en faut. Querelle des « ouïstes », diphtongues en tout genre, nasalisation, labialisation, épenthèse, intervocalique, tout ça, tout le bataclan, et bien d'autres choses encore. Vous voyez ?... Soulevez l'étiquette. Un peu plus... C'est ça. Profond, en dessous, pas vrai ? Un véritable abîme ? Mais oui, élémentaire mon cher Watson. « Tout à fait », « TAF », comme on dit. Regardez toutes ces ramifications, le genre réseau... Un mot, des textes, des hommes, des passions, des conflits, un peuple, une histoire. Vertigineux ? Bien sûr. Internet avant la lettre. « Tout est dans tout » ? Oui, oui, on sait, merci. Ça va. Ou encore, Quai Voltaire, au 5 ? Oui, oui, il habitait là, le Voltaire. Vous êtes devant la porte, et hop! c'est l'Encyclopédie, le combat philosophique, Diderot, D'Alembert, Rousseau, les Lumières, les trois II, Frédéric, Joseph, Catherine, la Russie, les steppes, l'affaire Calas, l'Amérique, la Révolution qui gronde à l'horizon, la guillotine que l'histoire affûte en coulisses... Encore mieux : et après Voltaire ? même Quai, même numéro ? qui donc ? Denon, Vivant Denon ? Oui, oui, lui-même. L'homme de Point de lendemain ? Lui-même, lui-même. Et puis ?... Allez, allez, encore un effort pour être républicain. Quoi d'autre ?... Mais si voyons. Vous dites ?... Le Louvre ?... Mais oui, mais oui, le Louvre, c'est Denon, Vivant de son prénom, Denon de son vivant. Vous suivez ? Tant mieux. Encore un dernier effort. Ecartez les derniers voiles... Ça y est ? Vous y êtes ?... Pardon ?... Mais oui, exactement : Robespierre, la Terreur, le 9 Thermidor, Talleyrand, Voltaire à Ferney, sa caricature, Fragonard, David. Et Napoléon ?... Ça y est, vous y êtes ! L'Egypte, les combats dans le désert, les pyramides, l'Empire, pillages d'œuvres d'art, l'histoire qui passe sous la fenêtre de Hegel... Hegel ?... Dialectique, nazisme, Hitler ?... Et Marx, Freud, Nietzsche ?... Bravo ! 20/20 ! Vous avez vu ?... Tout ça là, derrière une porte, une simple porte, un pauvre numéro, le 5, Quai Voltaire... Voilà, l'homme cultivé. Il voit tout de l'extérieur, tout l'intérieur, sans entrer ni regarder par la serrure. Culture = lunettes à rayons X. Les différentes pièces, leur ameublement, harmonie, dysharmonie, luminosité, éclairage en fonction de l'heure, du jour, de la position du soleil, les colorations, les parfums, les occupants, leur intimité, leur histoire, celle des lieux et des hommes qui les ont habités, tout quoi, et bien plus encore.

           Bref ! c'est ça. Le cultivé connaît la nature du sol, le processus de sédimentation et les accumulations qui ont conduit à la situation présente. Des zones d'ombres ? Bien sûr. Principe même de la connaissance. Basic. On peut jamais tout savoir. Et plus on sait, moins on en sait, en quelque sorte. Vous suivez toujours ? Impeccable. Donc oui, plus de relief, de couleurs, de profondeur. Soit. Et après ? Et les autres ? Les non-cultivés ? Regards qui glissent en surface ? Moins de relief, de couleurs, de profondeur ? Peut-être. C'est selon. Dépend du vent. Plus malheureux ? Exclus du bonheur ? Certainement pas. Austérité de la connaissance, légèreté de l'amnésie, de l'inconscience, de l'insouciance. Etat de culture, état de nature. Vous voyez ? Alors je passe.

          Mais l'objet ? le mot, la chose ? Ça, quoi ? (Je vous l'avais bien dit tout à l'heure, Freud, tout ça) Le voient-ils, ces hommes cultivés. Pas si sûr. Ne le perdent-ils pas de vue, en définitive ? L'objet, le mot, la chose ?

         Occulté sous sa propre opacité ?... C'est certain. Aucun doute possible. Vertige de l'abîme, oubli inconscient de la surface ?... Oui, oui. L'appel du vide, ou quelque chose comme ça. A qui la surface, l'objet lui-même, dans sa singularité ? hein ?... Qui donc ?... Le genre Van Gogh et les sabots ? l'étant qui s'ouvre à l'être ?... Vous l'avez sur le bout de la langue. Je l'ai entendu, là, au dernier rang… Quoi ?... L'artiste ?... Mais oui ! Oui, oui, et encore oui, mille fois oui ! C'est ça, c'est ça. C'est lui. Quoi donc ? Quésaco ?... Certains d'entre eux, très cultivés ?... Méga-extra-giga cultivés? (sic !) Certes, certes. Et alors ? C'est tout ?... Un peu court. L'un n'empêche pas l'autre. Le cultivé voit en perspective, l'artiste en devenir. Le premier considère les sédiments aux dépens de l'objet, le second à son profit (celui de l'objet, attention ! ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit ! Non mais...). Que l'artiste soit cultivé ou non d'ailleurs. Simple question d'éclairage, intensités variables, pas plus. L'un éclaire de dessus, l'autre de dessous. Les coulisses du décor et les feux de la rampe.

          Et vous ? En coulisses ? A la machinerie ? Sur scène ? Au guichet ? A la lumière ? Au son ? Dans la salle ? Sur les coursives ? Mise en scène, écriture dramatique? Aucune idée ? Pas partout à la fois en tout cas. Sinon vous êtes nulle part. Oui ? Ou vous vous prenez pour Dieu Le Père en personne. L'homme Dieu ? Pourquoi pas, finalement ? « Au commencement était le verbe. »