Devoir de Philosophie

Trois millions de chômeurs

Publié le 27/02/2008

Extrait du document

1er avril 1993 -   Avec 3 024 000 demandeurs d'emploi en données corrigées des variations saisonnières, et 3 098 200 en données brutes, à la fin du mois de février, le chômage a officiellement franchi le seuil fatidique des trois millions. Depuis l'automne, l'événement était à ce point prévisible que l'opinion et les politiques, dans leurs discours, n'avaient plus que ce seul chiffre comme référence. Contrairement à l'habitude, la campagne électorale n'a d'ailleurs pas donné lieu à une polémique sur ce point, chacun s'accordant sur le diagnostic.

   Ironie du calendrier, la publication traditionnelle des statistiques sur le chômage, le 30 de chaque mois, intervient en plein bouleversement politique. Pour M. Pierre Bérégovoy, premier ministre sortant, et Mme Martine Aubry, ex-ministre du travail, l'annonce de ce mauvais résultat, hautement symbolique, restera comme le dernier acte de gouvernement. A quelques heures près, M. Michel Giraud (RPR), le successeur de Mme Aubry, s'évite ainsi d'avoir à inaugurer ses fonctions par un commentaire forcément délicat. Mais ce n'est pour lui que partie remise. Dans les mois qui viennent, il aura à son tour à supporter le fardeau d'une situation aggravée de l'emploi... Curieusement, aussi, la présentation de l'équipe gouvernementale de M. Edouard Balladur, quasiment au même moment, a éclipsé le chômage.

   Ou, du moins, cette annonce a relégué le chômage dans la hiérarchie des informations du jour. Et cela alors que tous considèrent que l'évolution du marché du travail a lourdement pesé sur les scores électoraux, et que la perte d'emploi tient la première place dans les préoccupations des Français.

   Dépassée en octobre 1992 en données brutes, frôlée depuis novembre en données corrigées, la barre des trois millions fait donc désormais partie de la réalité du paysage économique et social, et sans doute pour longtemps.

   Le rythme de progression, pour l'atteindre, en apporte la démonstration puisque la tendance ne pourra pas s'inverser rapidement. D'un mois à l'autre, la hausse aura été de 1 % en données corrigées, correspondant à 31 400 demandeurs d'emploi supplémentaires.

   Les grandes régions sont les plus touchées En données brutes, la baisse de 0,5 %, représentant une diminution de 14 262 du nombre des inscrits à l'ANPE, figure parmi les plus faibles obtenues à cette époque de l'année. Selon les critères du BIT (Bureau international du travail), l'aggravation est d'ailleurs patente. Avec 2654 000 chômeurs, l'augmentation est de 1 % en un mois et de 5,6 % en un an. Par rapport à la population active, le taux de chômage progresse de 0,1 point et s'établit à 10,6 %.

   Tous les clignotants sont au rouge. Le volume des entrées nouvelles dans le monde du chômage, le mois écoulé, soit 348 100, s'est accru de 1,7 % en un an. A l'inverse, celui des sorties, qui permet de mesurer la dynamique du marché du travail, s'effondre. Ils ont été 317 400 à quitter l'ANPE en février, soit 6,4 % de moins que l'an passé. Du fait des restructurations et des plans sociaux, le nombre des licenciements économiques continue de se gonfler dangereusement.

   Avec un peu plus de 46 000 personnes touchées dans le mois, l'augmentation est de 8,5 % en un an. Les entreprises industrielles étant particulièrement affectées par la conjoncture, et les dégraissages frappant désormais toutes les catégories professionnelles, ce sont les hommes qui font le plus les frais de la perte d'emploi. Les moins de vingt-cinq ans sont très pénalisés puisque la hausse est, pour eux, de 9,8 % en un an. Signe des temps, les grandes régions économiques, jusqu'ici relativement préservées, sont davantage frappées par la détérioration de l'emploi.

   Au-dessus de la moyenne nationale, l'Alsace voit son chômage augmenter de 14 % en un an, suivie de Rhône-Alpes (13,1 %) et de l'Ile de France (+ 11,2 %). Les techniciens et agents de maîtrise (+ 24,1 % en un an), tout autant que les cadres (+ 21,2 %)sont, en proportion, les victimes les plus touchées.

   Du côté de l'embauche, le climat est à l'atonie, voire à la récession. Les offres déposées à l'ANPE ont diminué de 5,4 % en un an et même de 33,5 % pour les contrats à durée indéterminée. En raison de la baisse des recrutements pour une durée déterminée ou pour une mission d'intérim, les motifs d'inscription à l'Agence pour l'emploi, à l'issue de ces périodes de travail, sont en diminution. En février, le nombre des chômeurs ayant retrouvé un emploi a décru de 12,5 % par rapport à l'an dernier, et ceux qui sont radiés à la suite d'une absence à un contrôle, que l'on recense d'ordinaire en leur compagnie, ont diminué de 15,6 %.

   Faut-il pour autant, comme le fait Mme Aubry, incriminer un attentisme des chefs d'entreprise, qui auraient différé leurs embauches ? Pour des raisons plus structurelles, le recours aux diverses formules d'emploi aidé (exo-jeunes, contrat de retour à l'emploi, contrats de qualification et d'adaptation) a faibli. De même, les jeunes à la recherche d'un premier emploi sont moins nombreux, ainsi que les femmes qui souhaitent reprendre une activité. Signe que la mauvaise orientation du marché influe sur les comportements individuels.

   En héritant d'une telle situation, M. Balladur doit mesurer l'ampleur de sa tâche et on comprend mieux qu'il se soit gardé de toute promesse. D'autant que des phénomènes de long terme jouent défavorablement. Stables depuis deux ans, les dispenses de recherche d'emploi pour les chômeurs âgés passent de 232 000 à 245 000, preuve que l'on a abusé des préretraites. Quant au chômage de longue durée, un moment contenu, il repart à la hausse.

ALAIN LEBAUBE Le Monde du 1er avril 1993

Liens utiles