Toussaint rouge en Algérie
Publié le 22/02/2012
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1er novembre 1954 - Il fait exceptionnellement doux à Alger en cette soirée du 31 octobre 1954. Au flanc des collines qui encadrent la rade, les lumières de la ville dessinent leurs arabesques. Les Algérois dorment, comme tout le pays. Demain, 1er novembre, les églises et les cimetières seront pleins.
Dans son bureau du gouvernement général, un homme veille : Jean Vaujour, qui assume la lourde fonction de directeur de la sûreté, est inquiet. Il examine un cylindre épais, en métal grossièrement brasé, bourré de chlorate de potasse et pourvu d'une mèche: une bombe de fabrication artisanale, en l'occurrence inoffensive. C'est un commissaire d'Oran qui, le matin même, l'a apportée. L'engin, M. Vaujour le sait par des rapports de police, a été fabriqué à Alger. Et c'est bien ce qui l'inquiète. Le fait qu'on en ait trouvé un autre à 400 kilomètres de distance prouve que quelque chose se prépare sur une vaste échelle. Il est 23 heures lorsque le haut fonctionnaire décide de regagner son domicile. Une heure plus tard éclatera l'insurrection, organisée par une poignée d'hommes. Elle marquera le début d'une guerre longue de huit années, qui conduira, après bien des soubresauts, des drames et des morts, à l'indépendance de l'Algérie.
C'est aussi un sentiment d'inquiétude qu'éprouve, à une quarantaine de kilomètres de là, un homme tapi dans un fossé, le sergent Ouamrane, l'un des responsables de la rébellion: il sait que les moyens dont disposent les nationalistes sont dérisoires. C'est pour cela que son objectif, cette nuit-là, est de piller le dépôt d'armes de la caserne de Boufarik. A Blida, un autre commando nourrit un espoir similaire.
Dans les deux cas, les rebelles bénéficient de complicités dans les lieux.
La précipitation des groupes chargés de protéger leur retraite va tout faire échouer. Peu avant minuit, des bombes, qui ne devaient sauter qu'à 2 heures du matin, explosent dans les hangars de la coopérative de Boufarik et dans ceux de la Cellunaf, où sont entreposés des stocks d'alfa. L'alerte est donnée. Ouamrane fonce, mais il ne peut s'emparer que des armes du poste de garde. A Blida, l'assaut échoue complètement, et c'est le repli, rendu difficile par l'intervention immédiate des militaires français. Un accrochage a lieu, qui fait des morts et des blessés dans les rangs des rebelles.
Quelques armes conquises, des dégâts matériels importants, le bilan, dans cette zone, s'il est loin d'atteindre les résultats escomptés, n'est pas tout à fait négatif pour les conjurés. A Alger, en revanche, les bombes posées devant l'immeuble de la radio, en plein centre de la ville européenne, à l'usine à gaz et au pied de vastes citernes de pétrole sur le port, n'ont fait que peu de bruit... Dans le Nord constantinois, la gendarmerie de Condé-Smendou essuie des coups de feu, mais les attentats restent très limités.
Dans l'Oranie, deux fermes sont attaquées, et la gendarmerie de Cassaigne est mitraillée. Un colon, François Laurent, qui venait chercher du secours, est tué d'une balle dans la tête. Des transformateurs sont endommagés, des poteaux sciés, des fils téléphoniques coupés. Le préfet Lambert, homme énergique, contre-attaque immédiatement. L'état de siège est décrété. Ordre est donné aux soldats et policiers de tirer à vue sur toute personne n'obéissant pas aux sommations. Au matin, le bilan s'élève à huit Algériens tués, dont six porteurs d'armes. Parmi eux, l'un des responsables de la région.
En Kabylie, il n'y a qu'une seule victime, un supplétif musulman. Mais les dégâts matériels sont immenses. Un peu partout, des dépôts de liège et de tabac sont incendiés. Là aussi, casernes et gendarmeries essuient des coups de feu.
Mais c'est dans les Aurès, ces monts abrupts et désolés qui étirent leurs chaînes au sud de Constantine, que la situation est le plus grave. Mostefa Ben Boulaïd, qui règne sur la zone en maître absolu, dispose de moyens relativement importants. Ses hommes sont nombreux et entraînés. Il reçoit, de plus, le soutien des " bandits d'honneur ", qui, depuis des années, hantent les versants de ces montagnes inhospitalières, fuyant la justice française.
A Khenchela, dans l'après-midi du dimanche, l'équipe de football a livré, avec son mordant habituel, son match dominical. A la sortie des vestiaires, les joueurs se sont rendus à Fontaine-Chaude, d'anciens thermes romains. Ils ont revêtu des tenues militaires, cachées, avec des armes, sous des pierres. Et, dans la nuit, ils participent aux opérations menées contre le bourg. Le transformateur saute. Le commissariat de police est envahi, et trois gardiens de la paix sont dépouillés de leurs armes. Réveillé par les explosions et les coups de feu, le lieutenant Darnaud, commandant la place, sort pour se rendre compte de ce qui se passe. Il est tué, ainsi qu'un des spahis de garde devant la caserne.
A Batna, deux jeunes du contingent, Pierre Audat et Eugène Cohet, sont mortellement blessés alors qu'ils montaient la garde devant la caserne du 9e régiment des chasseurs d'Afrique.
Le commissariat de police de Biskra est attaqué. La gendarmerie de T'Kout, dernier village sur la route menant aux gorges de Tighanimine, est assiégée. Dix gendarmes, quatre femmes et cinq enfants vivent des heures angoissantes avant d'être délivrés. En plein coeur du massif, la petite ville d'Arris, cernée par des bandes rebelles, est coupée du monde.
Tel est le bilan que dressent les responsables, et au premier chef le gouverneur général, Roger Léonard, aux premières heures de la matinée, au moment où, toujours dans les Aurès, se noue un nouveau drame. Il est 7 heures du matin lorsque, à 18 kilomètres d'Arris, sur la route venant de Biskra, des hommes de Ben Boulaïd placés en embuscade arrêtent un car. A l'intérieur du véhicule se trouvent, mêlés aux paysans, un notable musulman, Hadj Sadok, caïd de M'Chounèche, un village voisin, et deux instituteurs, Guy Monnerot et sa femme, récemment arrivés de métropole et qui ont été nommés dans un douar perdu, à Tiffelfel. Soudain, une rafale de pistolet-mitrailleur : le caïd est tué, le jeune instituteur succombera à ses blessures, sa femme sera secourue au bout de plusieurs heures.
Ce qui frappe immédiatement tous les esprits dans cette rébellion, c'est sa coordination et son extension à tout le territoire. Le jour même, la radio du Caire annonce les attentats, en donne la liste précise. La plupart des responsables, à Alger et même à Paris, sont convaincus que le coup a été fomenté par l'Egypte. Ils garderont cette conviction durant presque toute la durée de la guerre.
Depuis quelques jours, les autorités s'attendaient en fait à des troubles. Dès le 17 octobre, le commandement avait mobilisé les quelques unités disponibles contre les bandes de " fellaghas " qui venaient de se manifester aux confins algéro-tunisiens, à l'est de Souk-Ahras. Le 27 octobre, le gouverneur général avait remis au général Cherrière le commandement interarmées en Algérie pour le maintien de l'ordre. Dans une lettre à Jacques Chevalier, maire d'Alger et secrétaire d'Etat à la guerre, il avait confié ses inquiétudes, et demandé des renforts. La 25e division aéroportée avait été mise en état d'alerte, et pouvait intervenir rapidement.
Pour le gouvernement de Mendès France, investi le 18 juin 1954, l'Algérie ne constitue pas une priorité. Dien-Bien-Phu est tombé le 8 mai, et il faut sortir du guêpier indochinois. En Tunisie, les fellaghas tiennent certaines zones, et le terrorisme sévit dans les villes. Au Maroc, la déposition de Mohammed V l'année précédente par le gouvernement Laniel n'a pas produit-loin de là-les résultats escomptés. Dans ces conditions, on comprend que l'Algérie ne vienne qu'au second plan des préoccupations officielles. Mais elle n'est pas totalement oubliée. C'est ainsi que le ministre de l'intérieur, M. François Mitterrand, y a effectué, du 16 au 23 octobre, une longue visite. Il a affirmé des intentions généreuses, annonçant un certain nombre de mesures sociales et administratives destinées à faire progresser les musulmans dans la voie de l'égalité avec les Européens.
Il est indéniable que l'investiture de Mendès France a suscité des espoirs au sein de la communauté arabe. " La politique du gouvernement alors au pouvoir a-t-elle facilité ou gêné votre action ? ", a-t-on demandé par la suite à M. Mohamed Boudiaf, l'un des " chefs historiques " de la rébellion. " Incontestablement, elle nous a gênés, a-t-il répondu. Beaucoup de militants nous ont fait valoir qu'une solution pacifique était désormais possible. Pour notre part, cela nous semblait une profonde illusion. Mais ce sentiment n'en existait pas moins. " Pour les hommes qui ont décidé de prendre les armes, cet obstacle n'était pas, cependant, l'un des plus importants. Ils en avaient eu bien d'autres à surmonter avant de pouvoir passer à l'action et réaliser cette " Toussaint rouge ".
C'est au mois de mars 1954 que quelques militants chevronnés, anciens membres d'une organisation clandestine mise en place en 1946 et démantelée par la police en 1950, ont décidé de se regrouper. L'OS (Organisation secrète), où ils s'étaient connus, avait été crée sous le couvert d'un parti politique, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), fondé par Messali Hadj, prophète du nationalisme. Elle avait compté jusqu'à quatre mille cinq cents membres. Mais elle n'était jamais vraiment passée à l'action, et son dernier président, Ahmed Ben Bella, s'était réfugié au Caire.
Au début de 1954, seul le MTLD subsiste. Mais il est divisé en deux clans, les messalistes et les centralistes, qui s'affrontent sans merci. Les centralistes, ainsi nommés parce que majoritaires au comité central du parti, dénoncent le culte de la personnalité qui entoure Messali, le vieux chef.
C'est pour tenter de venir à bout de ces querelles, pour ressouder le parti et le lancer dans l'action, que quelques anciens de l'OS ont créé le CRUA, Comité révolutionnaire d'unité et d'action. Ces anciens sont, au départ, au nombre de cinq. Il s'agit de Mohamed Boudiaf, Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M'hidi, Rabah Bitat et Mourad Didouche.
Très vite, ils rallient à leur projet la représentation du MTLD au Caire, composé d'Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed et Mohamed Khider. Puis Krim Belkacem, qui tient le maquis en Kabylie depuis 1947, les rejoint à son tour. Ce sont ces neuf hommes qui vont prendre l'initiative de l'insurrection. Ils échouent, en effet, dans leur tentative de réconcilier les deux clans qui s'opposent au sein du MTLD. En juillet, les messalistes tiennent un congrès à Hornu, en Belgique. En août, les centralistes organisent le leur à Alger. La scission est consommée.
Le 10 octobre, les six membres du CRUA présents à Alger décident la lutte. Ils sabordent leur comité, qui a échoué dans sa tentative de réunification du mouvement nationaliste, et créent deux organismes, l'un politique, le Front de libération nationale (FLN), l'autre militaire, l'Armée de libération nationale (ALN). La date de l'insurrection est fixée au lundi 1er novembre. Mohamed Boudiaf et Mourad Didouche sont chargés de rédiger une proclamation définissant les buts et les moyens du nouveau mouvement (voir ci-contre).
Deux mois plus tôt, les " six " s'étaient répartis les zones, ou wilayas, qu'ils venaient de créer. Mohamed Boudiaf, chargé de la coordination et de la liaison avec Le Caire, avait été élu président.
Il partira pour la capitale égyptienne le 25 octobre, en emportant la liste des objectifs dont l'attaque a été décidée. De tout cela, les autorités françaises ne savent rien. Le CRUA a réussi à travailler durant des mois dans la clandestinité la plus complète. Au matin du 1er novembre, la police et l'armée en sont réduites à frapper au hasard. Paradoxalement, ce sont les militants du MTLD, messalistes et surtout centralistes, qui ont refusé de se lancer dans l'action, qui vont faire les premiers frais de la répression.
DANIEL JUNQUA
Le Monde du 2 novembre 1974
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