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Thomas KUHN (1922-) Le danger de l'illusion d'une rationalité rétrospective dans l'histoire des sciences

Publié le 19/10/2016

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Thomas KUHN (1922-)

Le danger de l'illusion d'une rationalité rétrospective dans l'histoire des sciences

La dépréciation du fait historique est profondément et sans doute fonctionnellement intégrée à l'idéologie de la profession scientifique, cette même profession qui accorde tant de valeur au détail des faits d'un autre genre. C'est dans cette ligne de pensée antihistorique propre aux groupes scientifiques que Whitehead écrit : « Une science qui hésite à oublier ses fondateurs est perdue. » En quoi cependant il n'a pas tout à fait raison, car les sciences, comme toutes les autres entreprises professionnelles, ont besoin de héros et conservent leur souvenir. Heureusement, les hommes de science ont su, au lieu d'oublier ces héros, oublier seulement, ou réviser leurs travaux.

II en résulte une tendance persistante à faire paraître l'histoire des sciences linéaire ou cumulative, tendance qu'on constate même chez les scientifiques qui considèrent rétrospectivement leurs propres recherches. Par exemple, les trois comptes rendus incompatibles donnés par Dalton du développement de son atomisme chimique font apparaître qu'il s'est intéressé de très bonne heure précisément à ces problèmes chimiques de proportions dans les combinaisons dont la solution l'a plus tard rendu célèbre. En fait, ces problèmes semblent lui être venus à l'esprit seulement avec leur solution, et pas avant que son travail créateur ne soit presque achevé. Ce qui disparaît de tous les comptes rendus de Dalton, ce sont les effets révolutionnaires qu'a eus l'application à la chimie d'un ensemble de questions et de concepts jusque-là réservés à la physique et à la météorologie. Or c'est bien là ce qu'a fait Dalton, et il en a résulté une réorientation dans la manière de considérer ce domaine, une réorientation qui a appris aux chimistes à se poser de nouvelles questions et à tirer d'anciennes données des conclusions nouvelles. Autre exemple : Newton a écrit que Galilée avait découvert que la force constante de la gravité produit un mouvement proportionnel au carré du temps. En fait, le théorème cinématique de Galilée prend bien cette forme quand il est inclus dans la matrice des propres concepts dynamiques de Newton. Mais Galilée n'a rien dit de tel. Ses études sur la chute des corps font rarement allusion à des forces, encore moins à la force de gravitation universelle qui cause la chute des corps. En attribuant à Galilée la réponse à une question que ses paradigmes ne permettaient pas de poser, la phrase de Newton cache l'effet d'une reformulation minime, mais révolutionnaire, des questions que les scientifiques se posaient sur le mouvement et aussi des réponses qu'ils étaient prêts à accepter. Mais c'est précisément ce remaniement de la formulation des questions et des réponses qui rend compte, bien plus que les découvertes empiriques nouvelles, du passage de la dynamique d'Aristote à celle de Galilée, et de celle de Galilée à celle de Newton. En déguisant ces changements, la tendance des manuels à présenter un développement linéaire de la science cache le processus qui se trouve au cœur des épisodes les plus signifiants du développement scientifique.

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