Strindberg, Père (extrait). August Strindberg, un des plus célèbres et influents auteurs dramatiques suédois, a écrit avec Père (1887) un drame expressionniste inspiré par ses relations difficiles avec les femmes et avec la religion. Cet extrait reprend un thème autobiographique récurrent dans son oeuvre : l'enfant non-désiré par sa mère. Il s'agit d'une confrontation entre le capitaine et sa femme Laura, qui n'a jamais cessé d'aimer en lui l'enfant et de détester l'homme. Père de Strindberg (acte II) LAURA, qui s'est approchée du capitaine, lui posant la main sur le front : Tu pleures, toi, un homme ! LE CAPITAINE : Oui, je suis un homme, et je pleure. Un homme n'a-t-il pas des yeux ? N'a-t-il pas aussi des mains, des sens, des inclinations, des passions ? Ne se nourrit-il pas, tout comme une femme ? N'est-il pas blessé par les mêmes armes, glacé par les mêmes hivers, brûlé par les mêmes étés ? -- Notre sang, à nous, ne coule-t-il pas lorsqu'on nous pique ? Ne rions-nous pas lorsque vous nous chatouillez ? Pourquoi un homme devrait-il ne pas gémir ? Pourquoi un soldat devrait-il ne pas pleurer ? Parce que c'est indigne d'un homme ? Pourquoi serait-ce indigne d'un homme ? LAURA : Pleure donc, mon enfant, tu as retrouvé une mère. Te rappelles-tu, je suis entrée dans ta vie comme une seconde mère. À ton corps de géant manquaient les nerfs, tu étais comme un enfant né avant terme, ou venu au monde sans qu'on l'ait désiré. LE CAPITAINE : Oui, oui, c'est ainsi que j'étais. Ni mon père ni ma mère ne m'ont désiré, et je n'ai eu l'impression d'être adulte que le jour où nous sommes devenus une seule et même chair. Et c'est la raison pour laquelle je t'ai laissé commander. Moi qui, à la caserne ou à la tête de mes hommes, étais toujours le chef, j'étais près de toi celui qui obéit. Et je te regardais comme une créature surnaturelle, comblée de tous les dons, et je buvais tes paroles comme un enfant stupide... LAURA : Oui, et c'est pourquoi je t'aimais comme un enfant. Mais, ainsi que tu as pu le constater, chaque fois que la nature de tes sentiments changeait, chaque fois que tu te comportais avec moi en amant, j'avais honte, honte comme une mère que son fils caresserait ! Quelle horreur ! LE CAPITAINE : Je l'ai constaté, mais je ne l'ai pas compris. Sentant ton mépris, je voulais te conquérir en te prouvant ma virilité. LAURA : Eh bien, c'était là ton erreur. La mère était ton amie, mais la femme ton ennemie, car l'amour entre les sexes, c'est le combat et la haine. Ne crois pas que je me sois jamais donnée à toi ; je n'ai rien donné, j'ai toujours prix ce que je désirais, voilà tout. Seulement c'était toi qui avais la suprématie, je le sentais bien. LE CAPITAINE : Non, la suprématie, c'était toi qui l'avais, et aussi le don de m'hypnotiser, si bien que je devais t'obéir en toutes choses. Tu m'aurais fait prendre une pomme de terre pour une pêche... Tu m'aurais fait admirer comme autant d'éclairs de génie tes idées les plus stupides. Tu m'aurais conduit aveuglément à commettre les actions les plus basses, et même un crime. Mais un jour, je me suis repris, je me suis éveillé, j'ai compris que je me déshonorais. Alors la révolte m'a saisi, et j'ai voulu me réhabiliter par un acte glorieux, une découverte extraordinaire, ou bien un suicide qui sauvegarderait notre honneur. J'ai voulu partir pour la guerre, mais cela n'a pas été possible. Alors je me suis jeté éperdument dans des recherches scientifiques. Mais maintenant que j'étends le bras pour cueillir les fruits de mes travaux, voilà que ce bras, tu me le coupes. Maintenant j'ai perdu jusqu'à l'honneur, et je ne peux plus vivre désormais, car un homme ne peut vivre sans honneur. LAURA : Une femme le peut-elle ? LE CAPITAINE : Oui, car elle a ses enfants et l'homme, lui, ne les a pas. Nous, les hommes, nous vivons inconscients comme des enfants, la tête pleine d'illusions et de rêves « idéaux «, et c'est seulement ensuite que nous nous éveillons, les pieds sur l'oreiller, et celui qui nous éveille est lui-même un somnambule. Quand les femmes vieillissent et deviennent vraiment femmes, elles commencent à avoir de la barbe au menton ; mais je voudrais bien savoir ce que les hommes acquièrent quand ils vieillissent et deviennent vraiment des hommes. Ceux qui profèrent le cri du coq au lever du soleil ne sont déjà plus des coqs mais seulement des chapons, et à leur appel répondent seulement des « poulardes «. De sorte que nous nous retrouvons au milieu des ruines, dans le clair de lune, comme aux très anciens temps. Nous n'avions fait qu'un léger somme matinal, accompagné de rêves terribles -- seulement, ce n'était pas un vrai réveil. LAURA : Tu aurais dû être poète, ne crois-tu pas ? LE CAPITAINE : Peut-être. LAURA : En tout cas, je tombe de sommeil. Et si tu as encore quelques histoires fantastiques à raconter, garde-les pour demain. LE CAPITAINE : Juste un mot ! Tu me détestes ? LAURA : Oui, parfois, lorsque tu es un homme. LE CAPITAINE : Mais c'est une haine raciale ! Et s'il est vrai que nous descendons du singe, il faut au moins qu'il y ait eu deux races de singes. Nous nous ressemblons si peu ! LAURA : Que veux-tu dire par là ? LE CAPITAINE : Je veux dire que dans le combat qui nous oppose, l'un de nous doit succomber. LAURA : Lequel ? LE CAPITAINE : Le plus faible, naturellement. LAURA : Et le plus fort aurait raison ? LE CAPITAINE : Évidemment, puisqu'il a la force pour lui. LAURA : Alors, j'ai raison. LE CAPITAINE : As-tu donc déjà tous les pouvoirs ? LAURA : Oui, et même les pouvoirs légaux, puisque demain je peux te mettre sous tutelle. LE CAPITAINE : Sous tutelle ? LAURA : Oui. Et j'éduquerai ma fille comme je l'entends, sans me soucier de tes divagations. LE CAPITAINE : Et comment la payeras-tu, cette éducation, si je ne suis pas là ? LAURA : Et ta pension, alors ? LE CAPITAINE : Et comment pourras-tu me mettre sous tutelle ? LAURA, sortant une lettre de sa poche : En vertu de cette lettre, dont une copie certifiée conforme se trouve déjà au tribunal. LE CAPITAINE : De quelle lettre s'agit-il ? LAURA, reculant jusqu'à la porte : De cette lettre dans laquelle tu avouas toi-même ta folie au médecin. (Le capitaine la regarde avec stupeur.) Tu as maintenant accompli ta tâche, inévitable, hélas, de père et de tuteur, on n'a plus besoin de toi, va-t'en ! Va-t'en, puisque tu ne veux pas admettre que mon intelligence est à la hauteur de ma volonté. Le capitaine saisit la lampe allumée et la jette violemment à la tête de sa femme qui s'enfuit. Source : Strindberg (August), Père, trad. par Arthur Adamov, Paris, L'Arche, 1991. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.