Stress au travail
Publié le 28/03/2011
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Pour mettre fin à ses jours, Philippe (le prénom a été changé, ndlr) est discrètement descendu à la cave, puis il a avalé des médicaments. Informaticien dans une société implantée à la Défense, très impliqué dans son travail, il avait assisté, impuissant, à la dégradation de son univers professionnel. Objectifs de performances toujours plus exigeants, rétrogradation dans l'organigramme après la création d'un nouvel échelon hiérarchique, charge de travail en hausse, augmentation promise puis soudainement annulée, entretiens d'évaluation au lance-flammes... Le calvaire de Philippe, c'est Jean-Louis Osvath qui le raconte. Cet inspecteur du travail va rédiger un procès-verbal contre l'entreprise pour « homicide involontaire » et « absence d'évaluation des risques ». « La société ne faisait aucune prévention en matière de santé mentale, malgré un précédent suicide », note-t-il. Un cas isolé ? Nullement au vu des dossiers empilés sur son bureau de Nanterre : un salarié de la finance mort en se jetant sous un RER, un ingénieur en informatique pendu, une employée rattrapée de justesse alors qu'elle voulait se défenestrer, un cadre victime de deux attaques cardiaques à cause de son travail. Sans oublier des affaires de harcèlement moral et sexuel. Et ce n'est pas tout : dans le seul département des Hauts-de-Seine, six collègues de Jean-Louis Osvath planchent sur des suicides, qui s'ajoutent aux morts très médiatisées chez Renault, Peugeot ou EDF. N'aurait-on donc rien appris ? Voilà déjà vingt ans, le psychiatre Christophe Dejours tirait la sonnette d'alarme à propos de la violence du monde du travail. Plus récemment, le livre de Marie-France Hirigoyen Le Harcèlement moral (Syros, 1998) suscitait un vaste débat avant qu'on ne légifère sur le sujet. Pourtant, la situation reste catastrophique. Les consultations « souffrance et travail », qui ont ouvert un peu partout, affichent complet. Et les experts (consultants, psys...) de rapporter des témoignages affolants. Ici, c'est un salarié qui plante un tournevis dans le ventre de son chef. Là, un autre fracasse le bureau de son patron à coups de barre de fer. Ailleurs encore, un manager découvre sa veste lacérée sur le portemanteau... Les rares chiffres disponibles sont éloquents. Sur un an, d'après l'Institut de veille sanitaire, 16 % des salariés ont été victimes d'au moins un épisode de violence à leur travail. Selon le ministère du Travail, 34 % se disent stressés par leur job. Des souffrances souvent lourdes de conséquences : les scientifiques ont montré leur rôle dans l'apparition de dépressions, de troubles musculo-squelettiques et de maladies cardio-vasculaires. Selon l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), le coût pour la société serait au minimum de 830 millions à 1,6 milliard d'euros par an. Et l'Organisation mondiale de la santé affirme que 50 à 60 % des jours de travail perdus en Europe résulteraient du stress. Les spécialistes sont unanimes : il est temps de dire stop. C'est pourquoi L'Expansion a décidé, en concertation avec les plus éminents psychiatres, psychologues, sociologues et économistes, de lancer un manifeste (lire page 46) afin que politiques et chefs d'entreprise se saisissent réellement de ce dossier, coûteux pour tout le monde. Certes, le gouvernement, ces derniers mois, n'est pas resté inactif. Le ministre du Travail, Xavier Bertrand, a organisé deux conférences sur les conditions de travail. Elles ont fait une large part aux risques « psychosociaux », qui regroupent stress, violences, harcèlement et addictions (lire page 50). Mais avec quels résultats ? La promesse de publier un nouvel indicateur sur le stress, l'annonce de l'ouverture d'un site Web sur le sujet, ou encore la transcription de l'accord européen du 8 octobre 2004 sur le stress au travail. « On en reste au niveau de la prise de conscience, résume Bernard Salengro, le Monsieur Stress de la CFE-CGC. Ainsi, cet accord, qui veut s'attaquer aux causes du stress, ne prévoit aucune sanction en cas de non-respect des engagements. » Comment inciter les entreprises à mettre en œuvre de véritables mesures de prévention ? La question reste, pour le moment, toujours sans réponse. J'ai traîné ma misère dans les couloirs. C'était une vraie mise à mort professionnelle Un ingénieur placardisé pendant sept ans. Il est vrai que les trois piliers indispensables à une politique incitative efficace sont bien fragiles. Pilier n° 1 : l'Inspection du travail. Débordés, ses agents se concentrent sur la répression. Pilier n° 2 : les médecins du travail. Salariés des entreprises où ils officient, ils n'ont qu'un rôle de conseil. « Sur le papier, ils sont protégés, mais, en réalité, ceux qui alertent sur les souffrances des salariés sont parfois poussés à changer d'entreprise », explique un médecin-inspecteur du travail. « Une réforme est bien en cours, mais elle élude la question du lien avec l'employeur », regrette Dominique Huez, auteur de Souffrir au travail (Privé, 2008). Enfin, pilier n° 3 : le système de financement de la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Sécu. Il devrait inciter les patrons à prendre soin de leurs salariés, car, en théorie, les cotisations varient selon le nombre de maladies professionnelles qui leur sont imputables. Sauf que les pathologies liées au stress ne figurent pas sur la liste des maladies indemnisables. Un recours existe, mais c'est un vrai parcours du combattant (lire page 40). Et la révision de ces listes étant du ressort des partenaires sociaux, le stress n'est pas près d'y apparaître, vu les réticences du Medef. Pourtant, même les chefs d'entreprise qui voudraient encore l'ignorer ne peuvent plus fermer les yeux devant l'ampleur du phénomène. La justice, d'abord, les contraint à agir. En 2002, la Cour de cassation a élaboré une notion d'« obligation de sécurité de résultat » pesant sur l'employeur. « Désormais, la santé physique et mentale des salariés passe avant tout », note Rachel Saada, avocate à Paris. Ainsi, en 2006, les magistrats ont jugé un employeur responsable du harcèlement moral survenu dans sa société, même s'il n'était pas directement fautif. En mars dernier, ils ont suspendu la réorganisation d'un atelier de la Snecma, de nature à « compromettre la santé et la sécurité des salariés ». De son côté, la cour d'appel de Versailles a condamné un employeur pour avoir surchargé de travail l'une de ses comptables au point qu'elle s'était retrouvée « en état d'épuisement professionnel ». Confrontés aux mêmes difficultés ou mêmes objectifs, certains salariés stressent, et d'autres non Un responsable du Medef Au-delà du risque juridique, la facture du stress est lourde pour les entreprises en termes de coûts directs (absentéisme, erreurs...) et indirects, avec une usure psychique prématurée des salariés. « S'ils se désinvestissent et n'inventent plus rien, l'entreprise périclite », constate Philippe Douillet, de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). Sans compter l'impact en termes d'image. Vouloir l'ignorer serait un mauvais calcul, à l'heure où se multiplient les normes sur ces sujets, comme « Entreprise en santé » ou ISO 26000. Pourtant, trop souvent, les entreprises préfèrent encore éluder la question, en la renvoyant à une problématique individuelle. « Confrontés aux mêmes difficultés ou aux mêmes objectifs, certains salariés stressent, et d'autres non », souligne-t-on au Medef. Un peu court, aux yeux du psychiatre Michel Debout : « L'histoire personnelle du collaborateur compte, mais il ne faut pas en faire un bouc émissaire. » « Il ne s'agit pas de dire que le travail est responsable de tout. Mais, en niant son impact, on laisse le salarié à son désarroi. C'est une violence supplémentaire », note Marie Pezé, auteure d'Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés(Village mondial, 2008). De fait, des chercheurs de l'université Laval (Québec) ont montré que l'organisation du travail joue un rôle majeur dans les phénomènes de stress et de violence. Annie en sait quelque chose. Dans le bureau de la consultation « souffrance et travail » de Créteil, cette cadre sanglote. Croulant sous le travail, elle a totalement négligé son équipe. « On m'a dit que j'étais agressive, hautaine, presque inhumaine », bredouille-t-elle. Si l'excès de travail peut nuire, son insuffisance est tout aussi néfaste. Exemple extrême, celui de Pierre, placardisé pendant sept ans. Cet ingénieur a frappé à toutes les portes pour dénicher un peu de travail. « J'ai traîné ma misère dans les couloirs. C'était une vraie mise à mort professionnelle », raconte-t-il. Gavé d'antidépresseurs, en arrêt de maladie durant des mois, il a obtenu des prud'hommes de prendre sa retraite à 53 ans. On le voit, l'isolement est dévastateur. Et il va croissant, favorisé, selon Thierry Rochefort, de l'Anact, « par l'affaiblissement des syndicats, par la baisse du nombre de managers de proximité et par des DRH trop polarisés sur les contraintes juridiques ». Et aussi par certaines méthodes de management. A l'image du travail en « mode projet ». « C'est dur, on est seul, c'est une lourde responsabilité », témoigne Alexandre des Isnards, coauteur de L'open space m'a tuer(Hachette, 2008). Ce diplômé de Sciences Po a vu des collègues les doigts en sang à force de se ronger les ongles, d'autres, s'effondrer en pleurs dans les toilettes, ou, « à 27 ou 28 ans seulement », souffrir d'ulcères. Indemnisée après six ans de bataille judiciaire Avertissements, insultes, menaces, interdiction de prendre des pauses, de parler à ses collègues ou d'aller aux toilettes sans autorisation... Pendant trois ans, le patron de Danièle B., secrétaire dans une clinique bretonne, s'est acharné sur elle, au point de la faire sombrer dans une grave dépression. Licenciée en mai 2000, Mme B. dépose une demande de prise en charge par la Sécu au titre des maladies professionnelles. Commence alors pour elle un véritable parcours du combattant, car les pathologies liées au stress n'apparaissent pas dans la liste des maladies ouvrant automatiquement droit à une indemnisation. En novembre 2000, sa caisse d'assurance-maladie émet un avis négatif. Avis confirmé en mars 2001 par le Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). Mme B. saisit alors le tribunal des affaires sociales qui, en mars 2002, annule ces décisions et renvoie son affaire devant le CRRMP d'une autre région. Elle obtiendra gain de cause en décembre 2003, après de multiples expertises. Mais son ex-patron fait appel. Un an plus tard, la cour d'appel de Rennes confirme le caractère professionnel de sa dépression, mais exonère l'entreprise de toute responsabilité. La caisse d'assurance-maladie attaque à son tour, car cette décision l'empêche de sanctionner financièrement l'employeur. La Cour de cassation lui donne raison en septembre 2006. Ces différents recours ayant été suspensifs, c'est seulement à ce moment que Mme B. peut être indemnisée. S.B. Autre mal dont pâtissent nombre de salariés : l'absence de reconnaissance. « Elle est au cœur des suicides », estime Michel Debout. A l'heure où les récompenses traditionnelles, comme les augmentations, deviennent incertaines, les compliments sont plus que jamais indispensables pour calmer les tensions. De même, un cadre de travail à l'ergonomie optimale est crucial. Un centre d'appels bruyant, une usine crasseuse, sont la preuve matérielle de la faible considération accordée aux employés. « Mais le plus problématique, c'est le manque de participation aux décisions », insiste le psychiatre Gérard Apfeldorfer. Pour le prouver, des scientifiques ont fait appel à... des rats. Dans leur cage, ils étaient soumis à des chocs électriques. Ceux qui pouvaient modifier ces chocs (leur intensité, leur fréquence) ne déprimaient pas. Les autres sombraient dans la léthargie. « Cela montre les ravages du sentiment d'impuissance », commente Gérard Apfeldorfer. Les managers intermédiaires, souvent pris entre des injonctions contradictoires, comprendront : « On leur dit d'être autonomes, mais aussi de référer de leurs actions à leur hiérarchie, sans aucune vision du projet global », relève la consultante Bénédicte Haubold. Si en plus, le salarié doit agir contre ses valeurs, la tension est alors à son comble. Elisabeth, médecin du travail dans l'Est, l'a constaté auprès des conseillers financiers d'une banque : « Au lieu de vendre les produits dont les clients ont besoin, ils se conforment aux objectifs fixés par la direction. Résultat : beaucoup ont l'impression de mal faire leur job et dépriment. » Surcharge, isolement, manque d'autonomie ou de reconnaissance... L'organisation du travail est bien au cœur des souffrances des salariés. « Pourtant, même quand les entreprises se mettent à faire de la prévention, elles se contentent trop souvent d'aider les salariés à maîtriser leur stress. C'est utile, mais insuffisant. Elles devraient identifier les sources du stress et agir dessus », insiste Valérie Langevin, de l'INRS. Le message commencerait-il à passer ? Leaders sur le marché du conseil aux entreprises et grands tenants d'une approche de type « gestion du stress », les psychiatres Patrick Légeron, du cabinet Stimulus, et Eric Albert, de l'Institut français d'action sur le stress (Ifas), développent depuis peu une vision plus organisationnelle. « L'entreprise peut faire beaucoup, notamment en agissant sur les modes de management », confirme Eric Albert. Il est urgent, en tout cas, que les chefs d'entreprise considèrent ces démarches de prévention comme un investissement immatériel. Jean-Claude Delgenes, du cabinet Technologia, insiste : « La qualité s'est imposée au cœur de la stratégie des entreprises. Il faut faire la même chose avec les risques psychosociaux. » En la matière, la France accuse un retard inquiétant, notamment par rapport à la Scandinavie, au Canada et aux Etats-Unis. « C'est simple, note Patrick Légeron : au congrès sur le stress au travail qui s'est tenu en mars à Washington, il y avait soixante Finlandais et... deux Français. » Stop à la violence au travail! « Les DRH ont tendance à minimiser les effets du stress sur la vie privée » Propos recueillis par Stéphanie Benz - 24/09/2008 15:34 - L'Expansion.com L'Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) a interrogé ses membres sur leur vision du stress en entreprise. L'Expansion présente en avant-première les résultats de cette enquête à travers une interview de Jean-Ange Lallican, le président de la commission stress de l'association. Pourquoi avoir mené une enquête sur le stress ? Il s'agit pour nous de mieux communiquer sur la dangerosité de ce phénomène. Nous voulions aussi lutter contre les idées fausses sur le stress. On entend encore trop souvent dire que le stress ne serait pas néfaste, qu'il serait avant tout un problème de fragilité individuelle, ou qu'il ne relèverait pas de la responsabilité de l'entreprise. Les problèmes posés par le stress sont-ils suffisamment pris en compte dans les entreprises ? Pas vraiment. Le constat est même préoccupant : 78 % des DRH interrogés disent ne pas disposer d'assez de temps pour mettre en place des actions de prévention. Ils sont à peu près autant à éprouver des difficultés à établir un diagnostic clair sur cette question. Enfin, la moitié d'entre eux se plaignent aussi d'un manque de moyens et de soutien de leur direction générale. Les DRH ont-ils conscience des difficultés entraînées par le stress ? La plupart estiment qu'un stress excessif peut démobiliser les équipes et déclencher des maladies. En revanche, et c'est beaucoup plus surprenant, ils rejettent majoritairement l'idée qu'un environnement stressant puisse nourrir des troubles sur le champ privé, ou l'addiction à des drogues ou à des médicaments. On peut se demander s'il n'y a pas là une forme de déni. Quelles sont les meilleures solutions pour protéger les salariés ? Parmi les pistes considérées comme les plus pertinentes par nos confrères, on trouve d'abord l'idée de développer une vraie politique de reconnaissance au travail. La plupart disent d'ailleurs déjà agir en ce sens. A cela ils ajoutent aussi la nécessité de mieux anticiper les changements en y associant davantage les salariés, et celle de développer un climat de confiance et d'appartenance plutôt que de compétition et d'individualisation. Violence au travail : Bibliographie Risques psychosociaux au travail - Vraies questions, bonnes réponses Violences Travail Environnement, Editions Liaisons, 2008, 27 euros Ils ne mourraient pas tous mais tous en étaient frappés J T
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