Simon, la Route des Flandres (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Simon, la Route des Flandres (extrait). Comme toute l'oeuvre de Simon, la Route des Flandres s'écrit dans l'après-guerres -- les deux guerres mondiales, la guerre d'Espagne, les guerres de l'Empire et de la Révolution --, c'est-à-dire dans ce moment d'une coïncidence aliénante et traumatisante de la mémoire de soi et de la mémoire historique au sein de la mémoire des guerres. Dans le mélange d'un temps unificateur et d'un temps pulvérisé que l'écriture n'a de cesse de construire et de déconstruire, le sujet devient incapable de se situer chronologiquement et s'enferme alors dans une crise identitaire née de la réitération. La Route des Flandres de Claude Simon sans doute aurait-il préféré ne pas avoir à le faire lui-même espérait-il que l'un d'eux s'en chargeait pour lui, lui éviterait ce mauvais moment à passer mais peut-être doutait-il encore qu'elle (c'est-à-dire la Raison c'est-à-dire la Vertu c'est-à-dire sa petite pigeonne) lui fût infidèle peut-être fut-ce seulement en arrivant qu'il trouva quelque chose comme une preuve comme par exemple ce palefrenier caché dans le placard, quelque chose qui le décida, lui démontrant de façon irréfutable ce qu'il se refusait à croire ou peut-être ce que son honneur lui interdisait de voir, cela même qui s'étalait devant ses yeux puisque Iglésia lui-même disait qu'il avait toujours fait semblant de ne s'apercevoir de rien racontant la fois où il avait failli les surprendre où frémissante de peur de désir inassouvi elle avait à peine eu le temps de se rajuster dans l'écurie et lui ne lui jetant même pas un coup d'oeil allant tout droit vers cette pouliche se baissant pour tâter les jarrets disant seulement Est-ce que tu crois que ce révulsif suffira il me semble que le tendon est encore bien enflé Je pense qu'il faudrait quand même lui faire quelques pointes de feu, et feignant toujours de ne rien voir pensif et futile sur ce cheval tandis qu'il s'avançait à la rencontre de sa mort dont le doigt était déjà posé dirigé sur lui sans doute tandis que je suivais son buste osseux et raide cambré sur sa selle tache d'abord pas plus grosse qu'une mouche pour le tireur à l'affût mince silhouette verticale au-dessus du guidon de l'arme pointée grandissant au fur et à mesure qu'il se rapprochait l'oeil immobile et attentif de son assassin patient l'index sur la détente voyant pour ainsi dire l'envers de ce que je pouvais voir ou moi l'envers et lui l'endroit c'est-à-dire qu'à nous deux moi le suivant et l'autre le regardant s'avancer nous possédions la totalité de l'énigme (l'assassin sachant ce qui allait lui arriver et moi sachant ce qui lui était arrivé, c'est-à-dire après et avant, c'est-à-dire comme les deux moitiés d'une orange partagée et qui se raccordent parfaitement) au centre de laquelle il se tenait ignorant ou voulant ignorer ce qui s'était passé comme ce qui allait se passer dans cette espèce de néant (comme on dit qu'au centre d'un typhon il existe une zone parfaitement calme) de la connaissance, de point zéro : il lui aurait fallu une glace à plusieurs faces, alors il aurait pu se voir lui-même, sa silhouette grandissant jusqu'à ce que le tireur distingue peu à peu les galons, les boutons de sa tunique les traits mêmes de son visage, le guidon choisissant maintenant l'endroit le plus favorable sur sa poitrine le canon se déplaçant insensiblement, le suivant, l'éclat du soleil sur l'acier noir à travers l'odorante et printanière haie d'aubépines. Mais l'ai-je vraiment vu ou cru le voir ou tout simplement imaginé après coup ou encore rêvé, peut-être dormaisje n'avais-je jamais cessé de dormir les yeux grands ouverts en plein jour bercé par le martèlement monotone des sabots des cinq chevaux piétinant leurs ombres ne marchant pas exactement à la même cadence de sorte que c'était comme un crépitement alternant se rattrapant se superposant se confondant par moments comme s'il n'y avait plus qu'un seul cheval, puis se dissociant de nouveau se désagrégeant recommençant semblait-il à se courir après et cela ainsi de suite, la guerre pour ainsi dire étale pour ainsi dire paisible autour de nous, le canon sporadique frappant dans les vergers déserts avec un bruit sourd monumental et creux comme une porte en train de battre agitée par le vent dans une maison vide le paysage tout entier inhabité vide sous le ciel immobile, le monde arrêté figé s'effritant se dépiautant s'écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l'incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps. Source : Simon (Claude), la Route des Flandres, Paris, Éditions de Minuit, 1960. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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