scolarité difficile
Publié le 28/04/2013
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Université Rennes 2 SOCIALISATION ET TRANSGRESSION CHEZ L'ENFANT ET L'ADOLESCENT Quelques approches psychologiques1 Plan INTRODUCTION Quatre perspectives d'approches psychologiques I. LES CONDUITES TRANSGRESSIVES DES ADOLESCENTS Un exemple d'approche interactionniste et communicationnelle 1. Adolescence et déviances 1.1. Théorie de la conduite 1.2. L'adolescent et la loi 2. Une enquête clinique 3. Les quatre paliers de désocialisation et de transgression à l'adolescence 3.1. Analyse des discours 3.2. Typologie des conduites transgressives 3.2.1. Les conduites perturbatrices 3.2.2. Les conduites dérogatoires 3.2.3. Les conduites répréhensibles 3.2.4. Les conduites attentatoires 3.3. Discussion II. DÉLINQUANCE ET FONCTIONNEMENTS FAMILIAUX Un exemple d'approche étiologique : l'hypothèse systémique 1. La référence au concept de système 1.1. Concepts de base 1.2. L'apport des théories de la communication 1.3. Contributions psychanalytiques 1 - Enseignant : C. Bouchard, MCU - novembre 2000, dernière version révisée : février 2012. 2. Trois hypothèses sur les conduites transgressives 2.1. Le double lien scindé 2.2. Émancipation psychique et passage à l'acte 2.3. Famille et déviance (l'exemple du toxicomane) Références bibliographiques SOCIALISATION ET TRANSGRESSION CHEZ L'ENFANT ET L'ADOLESCENT Quelques approches psychologiques Nous ne rendrons compte ici que de quelques aspects de la psychologie dans son approche des conduites transgressives chez l'enfant et (surtout) chez l'adolescent. Le but, en effet, n'étant pas d'en dresser un bilan complet et systématique - ce qui dépasserait les limites de ce cours - mais de donner un aperçu sur la diversité de ces approches possibles et de leur façon d'expliquer les conduites déviantes des jeunes, jusqu'à la délinquance parfois. Nous ne retiendrons, de plus, que des travaux psychologiques, en mettant de côté les travaux psychanalytiques et les travaux psychopathologiques, qui nécessitent une tout autre présentation. Dans la mesure où nous ne nous intéresserons qu'à des modèles explicatifs généraux, nous situerons ces travaux du côté de ce que nous avons appelé la psychologie criminologique, en écartant ceux qui relèveraient d'une psychologie légale et pénale, c'est-à-dire ceux qui seraient centrés sur des questions d'interventions psychologiques. ? Les travaux psychologiques actuels sur les conduites déviantes des mineurs sont nombreux et variés, même dans les limites assez étroites que nous venons de définir. Dans son ouvrage sur les représentations des adolescents face aux déviances, Pierre Coslin (1996) analyse qu'il existe au moins cinq grandes perspectives, qui constituent aussi autant d'étapes majeures de l'histoire récente de la criminologie (nous réduirons ici l'analyse de P. Coslin à quatre axes seulement)2 (voir Annexe): ? La première est une perspective étiologique, ainsi dénommée parce qu'elle va aborder l'étude de la délinquance ou de la criminalité en se centrant sur le délinquant et sur les facteurs ayant favorisé le développement de sa conduite. La perspective étiologique intègre plus ou moins une préoccupation différentielle, dans la mesure où elle vise à modéliser les principes ou les lois déterminant l'existence délinquante et ses variations individuelles. La perspective étiologique a été, historiquement, la première à être développée. En psychologie, elle correspond surtout aux travaux d'orientation psychopathologique et à ceux, nombreux jusque dans les années 1960, qui ont mis en avant le rapport délinquance / déficience mentale. Mais on peut reconnaître aussi cette perspective dans tous les travaux psychologiques qui se sont centrés sur la personnalité du délinquant, 2 - Nous assimilerons ici les deux premières perspectives proposées par Coslin en une seule, puisqu'elles nous paraissent se distinguer seulement par le fait que la première (dite étiologique) est plutôt psychologique et la seconde (dite socioculturelle) plutôt sociologique, mais dans la même démarche d'explication de la délinquance par des facteurs dont il s'agira de repérer la nature et l'effet (isolé ou combiné) de fragilisation ou de perturbation sur le délinquant. sur les processus du passage à l'acte chez le jeune délinquant ; ou encore dans les travaux qui ont étudié les facteurs psychosociaux de la délinquance des mineurs (âge, dynamique familiale, facteurs socio-économiques et culturels) et leur rôle psychologique dans l'émergence de ce phénomène ou dans son aggravation. ? Une seconde perspective majeure peut être dite de la régulation sociale, car elle aborde la question de la délinquance juvénile sous l'angle de l'apprentissage des règles sociales. Cette seconde perspective est apparue à partir du milieu du XXème siècle. Elle interprète la délinquance juvénile en termes de processus de socialisation. Elle s'intéresse aux rapports existant entre les déterminants de l'individu et ceux de son comportement, et aux mécanismes individuels de contrôle des conduites. Dans cette perspective, la délinquance juvénile est parfois abordée comme objet même d'étude pour en dégager les mécanismes propres ; d'autres fois, elle sert de contre-exemple et de mise à l'épreuve d'une théorie de la socialisation. Dans le champ de la psychologie, on reconnaîtra comme relevant de cette seconde tendance les travaux qui ont traité de la délinquance en termes de comportement et/ou de fonctionnement sociocognitif selon les diverses conceptions développées par les modèles behavioristes et cognitivistes. Ainsi, par exemple, la théorie de l'apprentissage social d'Albert Bandura, qui étudie les conduites délinquantes à partir de la théorie de l'apprentissage par imitation de modèles (modelage ou modeling). Dans une orientation épistémologique et théorique différente puisque issus d'une inspiration développementale et piagétienne, les travaux centrés sur le jugement moral peuvent être considérés comme une autre illustration de la perspective dite « de la régulation sociale «. ? Une troisième perspective, apparue dans les années 60, est née de l'influence du courant criminologique dit « de la réaction sociale «3. On pourrait la qualifier d'interactionniste dans la mesure où elle approche la délinquance juvénile comme étant la résultante d'une interaction complexe entre l'individu et les attentes et réactions de son environnement à ses conduites. Le rôle des attitudes sociétales de s anction est ici fortement mis en avant dans l'explication des conduites délinquantes. Parmi les travaux psychologiques, on pourra reconnaître comme représentatifs de cette tendance, ceux qui ont tenté d'étudier la délinquance juvénile à partir de théories de l'identité (représentation de soi, image de soi, estime de soi) avec une insistance particulière sur les processus de valorisation identitaire négative (stigmatisation, identification négative). On peut également y inclure les travaux qui ont approché la délinquance juvénile par l'étude des représentations que les sujets jeunes peuvent se faire des déviances, et des attitudes que ces représentations entraînent chez eux en termes de qualification morale et de tolérance ; et ce, afin de comprendre le rapport entre ces attitudes et les processus pouvant conduire à des comportements déviants ou au contraire à leur réprobation (voir par exemple les travaux de Pierre Coslin). ? Enfin, une dernière perspective, plus récente et que l'on a parfois dite communicationnelle. Dans ce cas, en effet, la conduite délinquante n'est plus considérée comme le seul effet d'un individu ou d'une réaction sociale normative et sanctionnante, mais comme une communication, ce qui met alors l'accent sur la portée interpellante 3 - Voir : Henri Dorvil et Robert Mayer, Problèmes sociaux - Tome I. Théories et méthodologies. Présentation de la première partie : "Les approches théoriques", p. 15-29. Québec : Les Presses de l'Université du Québec, 2001. Texte consultable en ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/dorvil_henri/approches_theoriques/approches_theoriques_texte.h tml des conduites de transgressions. Ainsi, la déviance ou la délinquance juvénile devient une conduite qu'il faut approcher par sa dimension illocutoire, c'est-à-dire comme impliquant un interlocuteur, puisqu'elle correspond à un essai pour établir une situation de socialisation (i.e. d'intégration sociale) de la rencontre avec les règles et les lois. Cette dernière perspective, qui intègre des aspects des deux précédentes mais en s'en détachant par le choix de ne pas considérer d'emblée la conduite délinquante comme une inadaptation ou comme une réaction négative, a surtout été développée en France par Jacques Selosse. ? Pour notre part, nous développerons ici deux exemples, illustratifs de ces grandes perspectives : - nous présenterons d'abord quelques-uns des derniers travaux de Jacques Selosse (décédé en 1995), comme exemple de la perspective interlocutive que nous venons de mentionner, mais aussi comme exemple d'une interprétation interactionniste puisqu'on y trouve également des inspirations de ce type ; - nous examinerons ensuite les apports des théories de la communication et de la systémique, que l'on pourrait considérer comme un exemple de la perspective étiologique mais différente des approches psychopathologiques classiques. I. LES CONDUITES TRANSGRESSIVES DES ADOLESCENTS Un exemple d'approche interactionniste et communicationnelle 1. Adolescence et déviances Entre 1975 et 1995, le psychologue français Jacques Selosse a développé une approche originale des conduites transgressives des adolescents. Le cadre théorique de sa réflexion est une conception interactionniste des conduites et une définition de l'adolescence comme processus de transformation impliquant, entre autres, une actualisation des codes de leurs échanges avec l'environnement par les sujets jeunes. 1.1. Théorie de la conduite Selosse part de la notion de conduite, déjà développée en psychologie avant lui (par Daniel Lagache notamment), pour poser que tout individu est un être en situation et que le sens de sa conduite est relatif à une situation. Toute situation se compose de « circonstances extérieures « (le milieu physique, social, culturel) et de « circonstances intérieures « (liées au vécu des acteurs sociaux, c'est-à-dire à leur histoire et à leur personnalité). L'individu trouve dans l'environnement la source de ses sollicitations, de ses excitations, de ses frustrations et de ses satisfactions ; et la conduite va consister à utiliser, éviter ou modifier l'environnement afin de réduire les tensions de l'être en situation. Il ne s'agit pas d'une simple réponse réactive, mais d'une interprétation de la situation par l'individu, dans la recherche active d'un équilibre. « La conduite peut être agie de façon plus ou moins irrépressible, impulsive, réactionnelle et prendre la forme de passage à l'acte ; elle peut être agie et pensée afin de satisfaire à certaines opérations sociales et cognitives ; elle peut être contenue, inhibée, intériorisée, animant la vie psychique et mentale du sujet sous forme d'activités symboliques. « - (Selosse, 1995, p. 75) On voit que cette définition interactionniste de la conduite met l'accent sur les processus d'interprétation des situations par les acteurs sociaux, mais aussi sur l'interdépendance entre situations et conduites. Ainsi, les situations seront plus ou moins « problématiques «, plus ou moins « subies «, plus ou moins « choisies «, selon que le rapport entre données de l'environnement et données de l'individu permettra ou non à celui-ci de déterminer les situations dans lesquelles il se trouve. Les situations sont ainsi à comprendre comme des réalités psycho-sociales complexes qui impliquent essentiellement trois ordres de faits. Elles mettent en relation : a) des individus entre eux ; b) des individus avec des objets matériels et symboliques ; c) dans des rapports régulés par différents systèmes de normes, de valeurs et de lois. « Autrement dit, l'être humain en situation doit négocier ses interactions avec l'entourage en tenant compte d'attentes sociales liées à des cadrages socioculturels mais aussi en essayant d'y faire reconnaître sa valeur personnelle, ses capacités d'expression et de création. « (ibid., p. 76) 1.2. L'adolescent et la loi À l'adolescence, ce processus sera particulièrement actif, puisque c'est la période de la vie où l'individu se distancie du milieu familial de l'enfance « pour chercher à l'extérieur les réponses à ses besoins d'affirmation, d'affiliation, de différenciation, d'autonomisation et d'identisation « (ibid.). D'où l'importance, à l'adolescence, des conduites de prospection des « règles du jeu « en vigueur dans le système social. L'adolescence est une période de « mises en expériences « de la codification des conduites par les jeunes grâce à des interactions avec leur entourage, avec tout ce que cela suppose de tâtonnements, d'erreurs, de violences éventuelles, et de risques de malentendu et de rejet. « De ce point de vue, l'adolescence peut être considérée comme la période de décryptage des codes et de leur négociation à travers une nouvelle façon d'habiter un corps en mutation, de recourir à des rencontres en quête de nouveaux objets libidinaux et de disposer de mentalisations imaginaires et symboliques renouvelées. À la recherche d'une identité personnelle corporelle, intellectuelle, affective, mais aussi sociale et culturelle, les adolescents s'interrogent en remettant en question le monde qui doit leur donner sens. Dans une période de bouleversements physiques et psychiques, les adolescents sont à la recherche de contenants et de contenus. La dimension intégrative des conduites sera mise à l'épreuve par des essais, des prises de risque, des erreurs qui ont valeur d'appel à "décodage" et médiation pour autrui. À ce propos, il faut souligner l'importance de ce "décodage" à la période pubertaire qui correspond au déséquilibre du code corporel, cénesthésique, sensoriel et mental de l'enfant en période de latence et à la reviviscence de la vie pulsionnelle. Toutes les enquêtes montrent que les jeunes qui s'engagent dans l'antisocialité ont commencé leurs activités déviantes autour de cette phase de bouleversement physiologique qui entraîne des remaniements psychiques angoissants avec des états dysphoriques et dépressifs. « - (ibid., p. 82) 2. Une enquête clinique Pour tenter d'approcher ce processus interactionnel et ex périentiel de socialisation, J. Selosse a mené entre 1976 et 1986 une vaste enquête auprès de 660 jeunes (475 garçons et 185 filles), âgés de 10 à 19 ans. Ces jeunes étaient connus des services éducatifs et sociaux pour des troubles d'insertion familiale, scolaire ou professionnelle. L'enquête a consisté en une série de rencontres échelonnées tous les deux ans environ, sous forme d'entretiens par petits groupes de quatre ou cinq sujets, sur leurs lieux de vie habituels (café, maison des jeunes, club sportif, cave, parking, squat). La méthode de l'interview de groupe a été choisie parce qu'elle permettait de « saisir, à travers des interlocutions, la dynamique des représentations des activités sociales juvéniles qui sont, pour l'essentiel, réalisées dans des interactions collectives. Cette mise en mots entre partenaires et témoins enrichit les évocations par des effets connexes de confirmation ou de nuanciation auxquels s'ajoutent les attitudes, les émotions et les silences. Il est ainsi possible de saisir l'organisation des corpus de discours qui s'élaborent en fonction des configurations narratives sous des formes très diverses à partir d'ensembles expressifs (mots, gestes, mimiques) rapportés. « - (ibid., p. 77). L'objet des entretiens était d'étudier les mécanismes d'encodage des différents systèmes de régulation sociale et les mécanismes d'intériorisation des normes et des valeurs. Selosse pose que ces mécanismes dépendent largement des médiations à l'oeuvre dans des « aires intermédiaires d'expérience « articulant un fonctionnement psychique à un champ d'expériences sociales. C'est pourquoi « l'enquête a porté, de façon sélective, sur les modes d'expression des conflits inter- et intra-personnels au travers de leurs descriptions (localisation, nature, cible et moyens mis en oeuvre), de leurs antécédents, de leur intentionnalité et de leur conséquence, des réactions du contrôle social, de leur négociation, de leur répétition (polymorphe ou comparable) ou de leur régulation « (ibid., p. 78). L'enquête étudiait donc des agissements autant que les réactions des différents pouvoirs normatifs ambiants, qu'il s'agisse de justice légale ou de justices locales ou privées (familiale, scolaire, de voisinage). Au cours des dix années de l'enquête, 60 jeunes n'ont pu être retrouvés pour raison de changement de lieu de résidence, de fugue ou de décès ; et 199 (le tiers de l'échantillon) ont trouvé à réguler leur insertion sociale autrement que par des conduites déviantes persistantes. Au total, l'analyse des conduites rapportées a donc porté sur 401 sujets (302 garçons et 99 filles). 3. Les quatre paliers de désocialisation et de transgression à l'adolescence De l'enquête menée, il s'est dégagé quatre principaux schèmes de conduites : - un schème opératoire concret, qui se situe dans un registre émotivo-moteur, et qui « prédomine chez les prépubères qui au travers d'actions désordonnées, explorent les territoires et les règles fonctionnelles des équipements sociaux « (Selosse, 1994, p. 234) ; - un schème d'affirmation de soi et de quête de rôles par le défi et la provocation des systèmes normatifs posés par les modèles sociaux ambiants, observé chez les pubères en quête de différenciation et de reconnaissance identitaire ; - un schème d'interrogation des valeurs, adressée aux systèmes interdicteurs et répressifs qui appliquent les sanctions réglementaires ou légales. Iici, il s'agit principalement d'adolescents qui n'ont pas intégré la valeur structurale des interdits. - enfin, un schème d'agression et d'attaque physique qui tend à nier les interdits et à les remplacer par la loi du plus fort, en excluant autrui. Classes d'âges 10 / 12 ans 13 / 14 ans 15 / 16 ans 17 / 18 ans Types de conduites % total Conduites exploratoires 63 % 36 % 20 % 18 % 34 % Conduites dérogatoires 29 % 40 % 31 % 22 % 30 % Conduites répréhensibles 7% 17 % 39 % 36 % 25 % Conduites attentatoires 1% 8% 10 % 24 % 11 % Nombre de sujets 100 101 100 100 401 Répartition par âges des conduites transgressives des adolescents d'après l'analyse de leurs représentations (Selosse, 1994, 1996) Ces quatre schèmes, inférés à partir des comportements évoqués dans les entretiens, se répartissent de façon variable selon les âges et profilent un processus développemental permettant de définir quatre groupes de conduites transgressives (exploratoires, dérogatoires, répréhensibles, attentatoires), qui constituent autant de niveaux d'intégration des dimensions de la loi. Seuls les deux derniers correspondent à des problématiques de désocialisation proprement dite, les deux premiers étant davantage liés à un processus banal d'intégration du sens protecteur et médiateur de la loi à l'adolescence. Ces deux premiers types de conduites n'en constituent pas moins un palier possible vers des conduites plus désocialisées. 3.2. Typologie des conduites transgressives 3.2.1. Les conduites perturbatrices, encore appelées « conduites exploratoires « par l'auteur, puisqu'elles visent essentiellement à prospecter des espaces publics collectifs et réglementés à travers des manipulations d'objets. « Les conduites pertubatrices par "la prospection des bêtises à faire" rassemblent les agissements d'excitation, de turbulence pubertaire, de divertissement malin et de lutte contre l'ennui qui entraînent des événements aventureux, imprévus qui aiguillonnent la curiosité. « (Selosse, 1996, p. 83). Surtout caractéristiques des enfants de 11 à 13 ans, les conduites perturbatrices se manifestent par des activités de chapardage, de resquille, de vandalisme, d'utilisation inappropriée et détournée des objets et des machines ; mais elles peuvent aussi se compléter par des activités de consommation de produits toxiques (alcool, cigarettes, drogue, médicaments, colle...). « L'analyse des arguments utilisés pour rendre compte de ces activités perturbatrices révèle l'importance de la coopération groupale entre enfants qui s'appuie sur la norme de solidarité entre pairs renforcée par la découverte de l'indifférence de nombreux témoins, et le fait que les réactions des adultes ne s'inspirent pas toujours de référence morale, normative ou éducative mais sont assez souvent perçues comme des défenses de territoire, de préséance ou de tranquillité des personnes. « - (ibid., p. 84) Ces conduites sont dominées par une dynamique expérimentale et ludique, leurs conséquences nuisibles étant accessoires. Elles « questionnent le bien-fondé des logiques fonctionnelles et économiques des choses ainsi que les règles d'usage de la vie locale conventionnelle et institutionnelle. Elles s'alimentent de la passivité des témoins. « (Selosse, 1994, p. 235). 3.2.2. Les conduites dérogatoires questionnent plutôt le jugement moral éducatif et socio-culturel, ainsi que la justification des règles. « À un moment de développement où les jeunes de 14-15 ans ont besoin d'articuler conscience de soi, conscience morale et conscience politique, ils découvrent que l'identité sociale est une identité partagée qui se négocie au travers de l'exercice de droits et de devoirs. Ils revendiquent un droit à l'égalité et à la réciprocité et donnent surtout à leurs transgressions des justifications sociales. Ils récusent toute règle dont la seule justification est l'autorité, la hiérarchie et le pouvoir institué et contestent d'avoir à se soumettre à des obligations qui ne s'appliquent pas à leur univers quotidien. « (ibid.) Les conduites dérogatoires correspondent à des situations d'interpellation d'un personnage tiers légiférant, d'ordre paternel. Elles se caractérisent par le besoin de se situer par rapport à de nouvelles images masculines et féminines, dans le contexte adolescent d'une dévalorisation des images parentales. Ce sont donc des conduites de défi et de contestation à l'égard des règles. Les conduites dérogatoires se manifestent par des comportements divers qui combinent plus ou moins : la provocation, le chahut, l'usage frauduleux, la destruction, voire l'agression (verbale, comportementale, corporelle). 3.2.3. Si les jeunes persistent dans la poursuite de conduites dérogatoires, cellesci tendent à se diversifier et à s'amplifier, pour devenir davantage des comportements sanctionnés pour violation de la loi, en raison notamment de leur dangerosité. Les comportements répréhensibles (ou illégaux) dépassent la simple contestation de la légitimité et de l'utilité des systèmes de contrôle social (comme c'était le cas dans les conduites dérogatoires). Ils « récusent "la justesse de la justice" et opposent au légalisme coercitif l'humanisme anarchisant de la jeunesse. [...] Il s'agit de s'imposer aux autres en s'introduisant dans l'espace d'autrui, en utilisant un rapport de force qui nie tout échange et toute réciprocité. Refuser de se soumettre à la loi, c'est ne pas accepter l'inéluctable et forcer le caractère fatidique de son destin. La loi sociale n'est plus défiée, comme dans certaines conduites dérogatoires, elle est déniée. Leur loi, c'est la puissance de celui qui l'impose, c'est la tyrannie de la horde. « (ibid.) Les conduites répréhensibles sont principalement le fait des sujets âgés de 15 ans et plus. Ce sont des comportements dangereux autant en raison de leur répétition que de leur caractère agressif et destructeur. Le passage des conduites dérogatoires aux comportements répréhensibles semble marqué par une conduite particulière : l'effraction, qui témoigne d'un type de transgression plus violente, « comme si le franchissement d'une limite matérielle ouvrait la voie à d'autres transgressions « (ibid., p. 236). Selosse interprète ce rapport à la loi comme l'effet d'un échec de la rencontre de figures d'identification cohérentes et valorisantes dans l'environnement. « Ces jeunes n'ont pas intériorisé d'interdits et leur socialisation s'effectue de façon sauvage sans qu'ils puissent éviter de se cogner à la réalité brutale. Comme la loi répressive leur dit ce qu'il ne faut pas faire mais ne leur dit pas comment s'y prendre pour que le réel instruise leurs désirs et leurs pulsions, ils se fourvoient dans des expériences de plus en plus dangereuses. « (Selosse, 1996, p. 88). 3.2.4. Les conduites attentatoires, enfin, ne concernent qu'une minorité de jeunes et se manifestent par des conduites répétitives d'agressions et de violences nettement plus antisociales, plus chargées d'animosité que les précédentes. Elles correspondent à des sujets dont l'existence est fondée sur la domination agressive d'autrui par la contrainte, l'opposition à ce qui procure de la jouissance à l'autre et la destruction ou l'usage agressif de ses biens (attenter signifie « porter la main sur «). Ces sujets ont un passé généralement plus déstructurant et plus traumatique que les sujets du groupe précédent. « Très souvent en situation d'impuissance sociale ils recourent à un pouvoir de (par la force) et à un pouvoir sur (par la contrainte). Leur réalité est irréductible à leur violence qui réfléchit l'image de leur intrusion à défaut de celle de leur intégration. Aucune norme légale, sociale, morale, sexuelle ne régit la situation dans laquelle l'agression se commet. « (Selosse, 1994, p. 236) À la différence aussi des jeunes du groupe précédent, ceux qui manifestent des conduites attentatoires présentent la particularité d'agir une agressivité qui se retourne parfois contre eux-mêmes : « [Ils] font souvent état d'un plus grand nombre de blessures, de chutes et d'accidents que leurs congénères. Chez certains leurs prises de risque, parfois insensées, évoquent l'appel au jugement de Dieu, à l'ordalie : soit ils s'en sortent et la loi est ridiculisée, soit ils échouent et l'ordalie sert de critère à une économie psychique sacrificielle ; tout fonctionne alors comme si la loi sociale étant dépourvue de valeur symbolique, il ne reste plus qu'à mettre en jeu la limite biologique, celle qui limite la vie de la mort ou du handicap physique. Vivant au-delà des limites morales et sociales, ces sujets s'en remettent à l'aléatoire. « (ibid., p. 236-237) ? Les conduites perturbatrices et les conduites dérogatoires sont relativement banales. Les conduites perturbatrices ne constituent généralement pas de délits caractérisés dans la mesure où elles ne sont pas dominées par l'intention de nuire. Les conduites dérogatoires s'atténuent en fonction d'une réinterprétation, par le jeune, des valeurs et des normes qui lui sont d'abord apparues sous l'aspect de la coercition, et qu'il envisage ensuite sous celui de leur fonction de garantie et de régulation des conduites et des relations sociales. L'attachement à des identifications primaires négatives et la stagnation dans des groupes de pairs marginaux semblent constituer deux facteurs importants de persistance des conduites dérogatoires et de passage éventuel à des conduites plus répétitives et plus graves. Quant aux comportements répréhensibles et aux conduites attentatoires, ils sont surtout le fait de sujets qui présentent des troubles psychiques (difficulté d'élaboration de la pensée symbolique, défaillance des supports identificatoires, incohérence du cadre social ayant perturbé l'intégration des règles), avec une déviance plus précoce dans le cas des sujets présentant des conduites attentatoires. Sans aller jusqu'à lier de façon fortement conditionnelle ces quatre types de conduites transgressives et les hiérarchiser en degrés progressifs, J. Selosse en fait cependant quatre figures majeures d'une clinique éducative et préventive des conduites transgressives des adolescents. « Au palier des perturbations, lorsque les pubères viennent se buter contre les aspérités de la réalité et se heurter aux réactions conventionnelles, c'est le choc en retour des explorations du réel qui va permettre un apprentissage social de la loi. L'interdit du toucher (Anzieu) sert en quelque sorte d'organisateur à l'expérience régulatrice. « Le palier des dérogations sollicite davantage la médiation des interdits. Entre la réalité et l'interdit qui dit ce qu'il ne faut pas faire, les jeunes pubères demandent comment s'y prendre pour que le réel instruise le désir et ouvre à l'échange. « Les activités répréhensibles sont effectuées par des adolescents en quête d'affirmation identitaire et d'estime de soi. Ils semblent le plus souvent n'avoir pu découvrir l'aspect protecteur et médiateur de la loi et vont expérimenter ses effets répressifs. Leurs conduites illégales tentent, en quelque sorte, de découvrir comment leur désir peut modifier le réel. [...] Enfin, lorsque l'articulation des désirs et des interdits n'a pu être régulée, il ne reste plus, par des conduites attentatoires, qu'à tenter de détruire les interdits et de les remplacer par la loi du plus fort, c'est-à-dire une loi pour les morts et non pour les vivants. A ce palier d'antisocialité, le sujet est incapable d'envisager une autre identité sociale que délinquante. La souffrance psychique et la détresse sociale sont telles que les processus de création et de fertilité sont annihilés, il ne lui reste qu'à prendre un risque mortifère. L'attaque, le contraire de l'échange, est la forme agie de la négation par exclusion d'autrui. « - (ibid., p. 91-92) Rappelons cependant que toutes les conduites transgressives ne s'inscrivent pas dans une évolution repérable. Certains agirs délictueux ou criminels surgissent durant l'adolescence de façon brusque et apparemment isolée, sans délinquance préalable, soit sous une forme « occasionnelle «, soit sur un mode réactionnel, soit dans le cadre d'un épisode de décompensation critique. 3.3. Discussion Le modèle développemental auquel aboutit la recherche de J. Selosse présente plusieurs niveaux d'intérêt et d'originalité : a) Il part d'une double référenciation théorique, en l'occurrence à une conception de la socialisation mais aussi à une conception de l'adolescence, ce qui n'est généralement pas le cas des modélisations dites « de la régulation sociale « qui se limitent à réduire l'adolescence à un niveau de développement (voir Introduction). Nous pourrons, à ce titre, comparer la démarche de Selosse à celle des travaux issus de la psychologie morale par exemple, dont les prémisses théoriques n'impliquent rien de particulier quant à cet âge de la vie. b) Le modèle inclut les réactions de l'environnement dans les processus d'intégration de la loi mais de façon plus nuancée et plus complexe que dans les modèles faisant appel aux théories de l'apprentissage, puisqu'il peut s'agir tantôt des normes, tantôt de leurs représentants, tantôt des pratiques de régulation ou de sanction. Les différents types ou niveaux de conduites transgressives ne sollicitent pas les mêmes aspects du contrôle social et ne répondent pas non plus aux mêmes aspects du contrôle social. c) Le modèle est mis à l'épreuve des significations que les sujets interrogés donnent eux-mêmes à leurs conduites, sans toutefois réduire l'explication de celles-ci aux descriptions et justifications ainsi produites. Autrement dit, le modèle est validé par une démarche que l'on pourrait dire clinique, puisqu'elle tente de saisir des lo giques singulières, en l'occurrence groupales et par classes d'âges, de représentations et d'actions. d) Le modèle de Selosse, enfin, est à la fois développemental et structural : développemental parce qu'il permet de lire un processus de désocialisation ; structural parce qu'il dégage quatre modalités typiques de rapport à la loi, que l'on peut retrouver en fait tout au long de l'adolescence (voir tableau ci-dessus, qui montre une présence constante des quatre grands schèmes à tous les âges, avec cependant une dominante des deux premiers, soit les deux tiers de la population étudiée). II. DÉLINQUANCE ET FONCTIONNEMENTS FAMILIAUX Un exemple d'approche étiologique : l'hypothèse systémique Après l'exemple que nous venons de développer, représentatif d'une interprétation interractionniste des conduites transgressives juvéniles, nous envisagerons un exemple d'interprétation étiologique (voir Introduction) avec les théories systémiques. Dans cette perspective, l'accent est mis davantage sur les condition s (facteurs et processus) de la conduite déviante, en les rapportant au fonctionnement familial du jeune déviant. 1. La référence au concept de système C'est en fait par un abus de langage que l'on assimile globalement les théories expliquant les fonctionnements familiaux à la notion d'approche systémique. Si toutes ces théories ont bien en commun d'intégrer plus ou moins des apports systémiques, elles peuvent aussi inclure d'autres influences théoriques comme nous allons le voir. D'autre part, il est réducteur de limiter les théories systémiques au seul domaine de l'étude des fonctionnements familiaux. Si elle a trouvé son application la plus connue en ce domaine et dans des pratiques de thérapies familiales, la systémique (ou pensée systémique) n'est pas née de telles questions, et à l'inverse, la réflexion des psychologues et des psychothérapeutes sur les dynamiques familiales en jeu dans les troubles mentaux et les troubles du comportement n'a pas attendu la pensée systémique pour s'intéresser à ces phénomènes. En réalité, il faut distinguer plusieurs sources dans l'étude des fonctionnements familiaux, telle qu'elle s'est aujourd'hui développée en psychologie clinique : - la théorie systémique proprement dite ; - les théories de la communication ; - les apports psychanalytiques. Le plus souvent, les thérapeutes familiaux associent la référence systémique et la référence aux théories de la communication, dans des proportions variées et selon différentes conceptions des dysfonctionnements familiaux. Par exemple, certains cliniciens considèrent que ce sont les communications dans la famille qui sont importantes et qu'il convient de modifier du point de vue thérapeutique, alors que d'autres seront plus attentifs à l'économique des rapports de don et de dette entre générations ou aux alliances explicites et implicites entre membres du groupe familial et au jeu de ces alliances (Elkaïm, 1995). La référence psychanalytique a surtout été développée en thérapie familiale par des auteurs français, parfois combinée à la référence systémique. Elle s'inspire essentiellement des conceptions psychanalytiques du groupe et des phénomènes institutionnels (Kaës, 1999). 1.1. Concepts de base L'approche systémique proprement dite repose sur le concept de système, ainsi défini : « C'est un ensemble d'éléments interdépendants, c'est-à-dire liés entre eux par des relations telles que, si l'un est modifié, les autres le sont aussi et que, par conséquent, tout l'ensemble est transformé « (Von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, trad. fr., 1973). Ajoutons à cette définition que les relations entre les éléments d'un même système sont essentiellement dynamiques (il existe des interactions entre ces éléments : système ? structure). La notion de système peut valoir pour rendre compte du fonctionnement de tous les systèmes, qu'ils soient vivants (systèmes biologiques, groupaux, sociaux) ou non vivants (comme par exemple les systèmes mécaniques ou informatiques). Les systèmes vivants sont généralement des systèmes ouverts (c'est-à-dire en relation d'échanges avec un environnement), ce qui n'est pas toujours le cas des systèmes non vivants, qui sont parfois des systèmes clos ou fermés. Un système peut être décomposé en sous-systèmes et appartenir lui-même à un sur-système. La théorie générale des systèmes a énoncé les diverses propriétés des systèmes ouverts. Nous ne retiendrons ici que la transposition de ces propriétés aux fonctionnements familiaux : ? la famille est un système dans la mesure où elle est un ensemble qui es t autre chose que la somme de ses membres et où ceux-ci sont en interrelations constantes ; ? ces interrelations sont circulaires : elles ne correspondent pas à des liens de cause à effet, mais à un processus complexe de rétroaction (ou feedback) ; ? les interrelations sont orientées vers le maintien de l'équilibre du système familial (homéostasie) ; ? elles sont propres à chaque famille et sont liées à son histoire, à ses mythes, à sa culture ; ? les informations qui sollicitent chacun des membres sont sous-tendus par des affects, des désirs, des jeux de pouvoir, qui organisent des relations plus ou moins souples entre les membres et entre le système et son environnement (sur-système) ; ces relations sont donc relatives à la perméabilité des frontières du système (y compris les frontières internes entre membres) et à leur flexibilité. 1.2. L'apport des théories de la communication Les théories de la communication, et notamment celle de « l'école de Palo Alto « (du nom de l'Université de Palo Alto, Californie), a permis de théoriser plus spécialement les interactions familiales. Citons ici quelques-uns des principes dégagés par Watzlawick et Bateson (principaux représentants de l'école de Palo Alto) : ? on ne peut pas ne pas communiquer : même le refus de communiquer est une communication, car tout comportement est une communication ; ? chaque comportement a un double aspect : l'aspect indice renvoie au contenu du message, alors que l'aspect ordre définit la façon dont il est interprété (l'ordre précise la relation entre les locuteurs et relève donc d'une métacommunication) ; ? dans les communications, nous utilisons à la fois le mode digital et le mode analogique : le premier correspond au langage verbal composé d'unités référables à un code, et l'aspect indice l'emporte sur l'aspect ordre ; le second évoque la chose ou l'affect par une mimique ou une gestuelle signifiante, et est particulièrement adapté à la relation (aspect ordre) ; ? « tout échange est symétrique ou complémentaire selon qu'il se fonde sur l'égalité ou sur la différence « (Bateson) : dans une communication symétrique, les locuteurs adoptent une position identique et éventuellement cherche à surenchérir dans chaque échange, alors que dans la communication complémentaire le comportement d'un des partenaires satisfait l'attente de l'autre. A chacun de ces principes, correspond des perturbations possibles de la communication. Par exemple, la disqualification systématique de la communication peut conduire à une communication dysfonctionnelle et pathogène, dans la mesure où elle nie quelque chose qui a cependant bien lieu et qui ne peut être évité. L'école de Palo Alto a surtout étudié les paradoxes dans les relations humaines (c'est-à-dire la simultanéité de deux propositions exclusives l'une de l'autre dans une même communication) et les effets pathogènes de la communication paradoxale, notamment dans les familles « à transaction schizophrénique «. 1.3. Conceptions psychanalytiques Les apports psychanalytiques ont consisté à décrire le fonctionnement des groupes familiaux sur le modèle de l'appareil psychique individuel. Certains auteurs ont ainsi conçus la famille en attribuant aux différents membres des fonctions analogues à celles du ça, du moi et du surmoi. En France, André Ruffiot a développé la notion d'appareil psychique familial à partir de la théorie de l'appareil psychique groupal de René Kaës : le fonctionnement familial serait sous l'influence d' « organisateurs « psychiques, en l'occurrence l'illusion groupale (qui domine les fantasmatiques individuelles), l'imago familial inconscient et les fantasmes originaires (Ruffiot & al., 1990). Alberto Eiguer, de son côté, compare le fonctionnement familial au fonctionnement mental archaïque : la famille formerait une totalité, unie par le partage de fantasmes archaïques inconscients. « ... l'approche psychanalyste groupaliste est inspirée, dans sa théorie et dans sa technique, par une représentation fantasmatique et groupale de l'individu au sein de sa famille. Elle est une écoute, au-delà des échanges verbaux et comportementaux, du fonctionnement de la fantasmatique familiale dans l'appareil psychique groupal de la famille, cet inconscient à plusieurs voix se révélant dans l'association libre des membres de la famille réunis en séance. Au-delà des échanges interactionnels, l'analyste est à l'écoute de la communication inconsciente sous-jacente à toute communication manifeste par interaction, à ce niveau de fonctionnement archaïque où les individus diluent leurs psychés individuelles dans une psyché groupale. Le levier thérapeutique de l'analyse groupaliste est essentiellement le transfert du groupe familial et son élucidation à travers les productions fantasmatiques de la psyché familiale. « (A. Ruffiot, 1990, p. VII) Quelques concepts classiques dans l'étude des fonctionnements familiaux Double lien (double bind) : théorie élaborée en 1956 par G. Bateson pour désigner une situation dans laquelle un individu ou un groupe est soumis à deux exigences contradictoires, de telle sorte que l'obéissance à l'une entraîne une violation de la seconde (la structure logique du double lien est celle des paradoxes). Parentification : terme proposé par I. Boszormenyi-Nagy (1973) pour désigner un renversement, temporaire ou continu, des rôles parents-enfants. Il s'ensuit une distorsion de la relation entre les partenaires (enfant-parent ou conjoints), l'un mettant l'autre dans une position de parent. Triangle pervers : dysfonctionnement familial spécifique décrit par J. Haley (1967) pour qualifier des relations triangulaires où la hiérarchie et la répartition du pouvoir sont confuses, entraînant des inversions de position par rapport aux frontières intergénérationnelles. 2. Trois hypothèses sur la délinquance De nombreux travaux ont été publiés sur l'étiologie familiale de la déviance juvénile à partir des conceptions systémiques et/ou communication-nelles. Nous retiendrons ici trois hypothèses majeures : - celle d'un dysfonctionnement communicationnel entraînant une conduite systématique de transgression (modèle du double lien scindé) ; - celle du passage à l'acte comme symptôme d'un dysfonctionnement du processus de séparation-individuation ; - enfin, celle d'un dysfonctionnement du système familial dans son rapport à la loi et/ou à la déviance. 2.1. Communication familiale et délinquance Dès les années 60, les théoriciens des fonctionnements familiaux, et notamment ceux qui se référaient aux théories de la communication, se sont efforcés de caractériser la genèse familiale de la délinquance. La principale contribution en ce sens est celle de A.J. Ferreira (1960), qui s'inspire de la théorie du double bind de Jackson et Bateson, à laquelle il apporte dans le même temps une contribution majeure. Ferreira rappelle que le double bind ne consiste pas seulement en une contradiction logique entre deux messages, et qu'il n'a pas par lui-même d'effet nocif. Cet effet est relatif, en fait, à la relation existant entre l'émetteur du message et la « victime «, et à la qualité affective de cette relation. « L'action destructrice et désorganisatrice d'un double lien croît parallèlement à l'importance affective du lien vis-à-vis de sa "victime" « (Ferreira, 1960, trad. fr., p. 82). L'effet du double lien est donc maximalisé dans les relations affectives fortes, comme la relation mère-enfant : « le concept de double lien implique l'existence d'une relation à l'intérieur de laquelle interviennent les doubles liens et, de plus, pour la "victime", il est vital que cette relation, malgré son caractère pathologique, se poursuive et soit maintenue. « (ibid.). Partant de là, Ferreira pose qu'une forme de double lien joue dans la détermination de la délinquance, mais différente de celle qui a été repérée dans le cas de la schizophrénie. Dans la schizophrénie, la mère (ou toute autre personne importante pour le sujet) crée une séquence de messages opposés et de niveaux logiques différents. Le message B par exemple est un commentaire antithétique du message A. Dans le cas de la délinquance, au lieu d'être unique (mère, ou père et mère coalisés), la source de ces messages est scindée, c'est-à-dire que la « victime « est prise dans une sorte de message bipolaire, où A émane du père par exemple, et où B (message à propos de A) émane de la mère. Ferreira propose d'appeler cette forme particulière de double bind : le double lien de scission, ou double lien scindé (split double bind). Ferreira résume ainsi les conditions définissant le double lien scindé et déterminant son efficience : - deux « manipulateurs « (binders) A et B en position haute (dominance), habituellement les parents ; - une « victime « C en position complémentaire basse (dépendance), habituellement un enfant de la famille ; - des séries de messages de A et B vers C, verbaux et non-verbaux, reliés dans le temps et simultanément par le contenu, de niveaux logiques différents, tels que le message de A par exemple soit un commentaire sur le message de B, impliquant condamnation ou destruction de ce message. La « victime « C, en position d'attribuer une valeur relativement égale aux deux messages (émanant de deux sources également vitales), se trouve exposée de plein fouet au conflit affectivo-logique provoqué par leur interaction. Il s'agit toujours d'injonctions négatives contradictoires du type : - 1) A à C : « tu ne dois pas... « - 2) B à C : « tu ne dois pas (obéir, entendre, etc.) ce message de A «. Placé face à une telle contradiction, la victime C ne peut donc qu'obéir à l'un en désobéissant à l'autre, et se trouve de ce fait toujours en « faute « ou en « rébellion « (C does not conform), et dans le risque permanent d'être puni par l'un ou par l'autre. Ferreira ajoute que les menaces de punition sont elles-mêmes prises dans ce mode de communication : « Tout nouveau message contredit et abrase la punition impliquée par le précédent. Le "délinquant" se découvre soumis à une succession de menaces de punition [...], mais avec la perspective qu'elles ne seront pas tout à fait matérialisées car inévitablement suivies d'autres [...]. L'efficacité potentielle de chaque menace s'évanouit ainsi par la perception rapide qu'elle n'est qu'un anneau d'une chaîne, une assertion éphémère et sans conséquences, une menace que le message suivant va certainement effacer. « (ibid., p. 89-90). « Dans ces familles, le père, d'un côté, et la mère, de l'autre, envoient chacun un message opposé à l'adolescent qui se trouve ainsi pris dans une contradiction. La mère dit au fils : "Tu restes à la maison pour finir tes devoirs, et tu ne sortiras que quand tu les auras terminés !", tandis que, dans le même temps, le père vient trouver son fils et lui dit : "Peux-tu aller me chercher un paquet de cigarettes... tu en profiteras pour faire un tour et t'aérer un peu !" Pris dans cette contradiction et ce conflit de loyauté, l'adolescent ne peut s'en sortir car, quoi qu'il fasse, il aura à moitié tort (il obéit à une injonction) et à moitié raison (il désobéit à une autre injonction) ; de plus, il n'aura pas de sanction puisque chaque parent sait bien qu'il ne peut sanctionner un comportement approuvé par l'autre. L'adolescent, pris dans cette situation, devient alors le carrefour des divergences entre ses parents, ce qui permet à ceux-ci de ne pas laisser apparaître directement au grand jour leurs conflits sous-jacents. [...] Placé devant de tels dilemmes répétitifs, l'adolescent en vient à se dire "Quoi que je fasse, je suis toujours à moitié à côté de la plaque !" et cela engendre une impression de dévalorisation, de mauvaise image de soi, et le sentiment que l'on peut faire n'importe quoi, de toutes façons tout sera équivalent. « - (Segond, 1999, p. 589) Ferreira précise que le modèle du double lien scindé ne constitue pas une théorie de la délinquance, mais seulement un mode formel de description, au niveau communicationnel, d'un mode d'interaction qui semble particulièrement fréquent dans les familles de jeunes délinquants. 2.2. Émancipation psychique et passage à l'acte 2.2.1. Crise d'adolescence et crise familiale Les études sur les fonctionnements familiaux et les pratiques de thérapies familiales apportent un niveau de compréhension du rapport adolescent-famille, autre que celui de la simple interaction relationnelle et psychique parents-enfant. Elles permettent : - d'une part, de situer la « crise d'adolescence « à l'échelle des processus familiaux, processus complexes qui ne se résument pas à une somme de relations interindividuelles (conformément à la définition des propriétés d'un système) ; - d'autre part, de repérer des mécanismes et des niveaux d'organisation défensive liés à la structure familiale elle-même, et non au seul fonctionnement psychique des parents. Le conflit parents-enfant induit par la « crise d'adolescence « concerne aussi plus largement la famille, puisqu'en affirmant son identité et ses besoins personnels, c'est aussi son appartenance familiale que l'adolescent remet en cause, ou plus exactement sa place au sein de la famille. La tendance de tout groupe familial étant de maintenir inchangé son équilibre propre (homéostasie), il s'ensuit que cette remise en cause ne peut que susciter des « résistances « face aux changements et aux nouveaux équilibres qu'elle appelle. D'un autre côté, l'adolescent ne peut totalement rejeter sa famille, puisqu'elle fait intimement partie de son identité. Sa recherche d'une nouvelle place ne sera pas sans le confronter à l'angoisse de menacer la survie de sa famille et, au-delà, celle de sa propre identité en termes d'appartenance familiale. Mythe familial - Mythe institutionnel Mythes familiaux. « Le terme de mythe familial a été proposé par A.J. Ferreira (1963) pour rendre compte des attitudes de pensées défensives du groupe familial, qui assurent une cohésion interne et une protection externe ; le mythe familial est donc un organisateur qui remplit une fonction homéostatique d'autant plus sollicitée que le groupe considéré est en souffrance, en difficulté, en crise, et qu'il menace de se transformer, de se disloquer, voire de disparaître. Un mythe familial se rapporte à une série de croyances créées et partagées par tous les membres d'un groupe familial ; il est constitué en relation avec l'ethos et les rituels de la famille ; le mythe familial est ainsi le sens que le foyer cherche à donner aux actions, aux pensées et aux émotions de chacun. Ce sens peut être en contradiction avec celles-ci. En effet, le contenu du mythe se développe indépendamment des distorsions qui existent éventuellement entre le type de la croyance et les agissements de ceux qui la partagent. « (p. 370) Mythes institutionnels, mythes sociaux. « Au même titre que les familles, les organisations de la société contemporaine (école, armée, justice, médecine, état, etc...) véhiculent des systèmes de croyances collectivement partagées, qui assurent la cohésion interne de leurs fonctionnements et la protection vis-à-vis des autres groupes ; chaque micro-système institutionnel (service asilaire, salle de classe, service d'assistance éducative, etc... ) sécrète ses propres niveaux d'organisation mythique. « (p. 372) (d'après : J. Miermont, dir., Dictionnaire des thérapies familiales. Théories et pratiques, Paris : Payot, 1987.) C'est plus particulièrement au niveau du mythe familial (voir encadré) que se ressentira, pour la famille, l'attaque représentée par la « crise d'adolescence «, et que se joueront les remaniements nécessaires ou, au contraire, les rigidifications défensives. « L'adolescent, par ses attitudes, transgresse certaines règles de la famille qui, jusque là, restaient implicites car allant de soi. Du même coup, il les fait réapparaître, permet qu'elles soient reconnues et nommées, et amène ses parents à prendre position à leur égard. Paradoxalement, cette remise en cause des usages de la famille, introduisant parfois une réflexion sur leurs origines et leur intérêt actuel dans les finalités familiales, contribue à en renouveler le sens, ou à les faire évoluer. « - (Schmit, 1993, p. 427) D'autre part, l'adolescence, en tant que révélateur des fondements comme des failles éventuelles du groupe familial, tend à modifier la place et les fonctions de chacun dans la famille. 2.2.1. L'adolescent sacrifié Les travaux cliniques abordant la psychopathologie de l'adolescent (y compris les conduites déviantes et délinquantes) sous l'angle des fonctionnements familiaux se sont efforcés d'observer et de théoriser les processus à l'oeuvre lorsque la famille s'avère trop fragile pour supporter la séparation-individuation du jeune - (Angel & Angel, 1987). Des auteurs ont étudié les mécanismes défensifs déployés par les parents, et plus largement par la famille, pour lutter contre la menace de remise en cause du mythe familial ou des croyances qui le composent, par la « crise d'adolescence «. En s'appuyant sur le concept de présupposés de base4 emprunté au psychanalyste postkleinien W. Bion, Shapiro (1979, cité in : Marcelli & Braconnier, 1995) montre que, plus l'organisation familiale est fragile, plus la menace de séparation que représente l'adolescence suscitera un renforcement de l'adhésion de chaque membre de la famille à ses « présupposés de base « ou au mythe familial. Le recours à des défenses archaïques (clivage, déni, projection) et l'estompage des frontières interindividuelles et intergénérationnelles (voir note) contribueront alors à empêcher toute individualisation. Ce type de fonctionnement rendrait compte de la dynamique familiale caractéristique de bon nombre de cas d'adolescents suicidaires, ou qui présentent des effondrements psychotiques, et des adolescents « limites « (au sens d'« organisations limites «). Dans ces familles on observe, en particulier, au niveau des parents et de la famille, des mécanismes d'identification projective5, qui induisent chez l'adolescent une délimitation défectueuse ou négative des limites de soi, et qui entravent par conséquent son individuation. 4 - Ce concept a d'abord été proposé pour rendre compte de phénomènes de groupe. Les "présupposés de base" (ou "croyances fondamentales") ont pour fonction de préserver la cohérence et l'unité d'un groupe, mais fréquemment en estompant les limites inter -individuelles et les barrières inter -générationnelles. La notion de « présupposés de base « est assez proche de celles de mythe familial et de mythe institutionnel (voir encadré). 5 - « Terme introduit par Melanie Klein pour désigner un mécanisme qui se traduit par des fantasmes, où le sujet introduit sa propre personne (his self) en totalité ou en partie à l'intérieur de l'objet pour lui nuire, le posséder et le contrôler... L'identification projective apparaît donc comme une forme de projection. Si M. Klein parle ici d'identification, c'est en tant que la personne propre est projetée. « - (Laplanche & Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, 5e éd., 1976, p. 192-193). Ex. : des parents qui pensent que leur enfant ne peut vivre sans eux et dont l'attitude induit chez l'enfant la croyance qu' il ne peut se passer de ses parents. D'autres auteurs ont souligné la fonction stabilisante, pour la famille, des conduites déviantes de l'adolescent ou du jeune adulte, et le caractère cyclique (notion de « cycle répétitif «) des périodes d'autonomisation et des périodes de perturbation - (Haley, 1980). A l'échelle de l'organisation familiale, ces attitudes déviantes peuvent en effet être considérées comme une conduite adéquate dans un contexte inadéquat : ces troubles manifestent à la fois l'incapacité du groupe familial à intégrer le changement, et un effort pour maintenir l'équilibre familial, par la mobilisation-contention qu'ils provoquent autour de l'adolescent déviant6. Dans cette perspective - typiquement systémique - les conduites déviantes de l'adolescent apparaissent donc comme ayant une fonction sacrificielle, implicite et collectivement partagée par toute la famille. L'adolescent fauteur de trouble est ainsi l'agent « sacrifié « d'une amélioration de la situation familiale, potentiellement menacée par tout essai de séparation. « Par exemple, lorsque les parents évoquent une éventuelle séparation, l'adolescent en faisant une fugue ou en commettant un délit attire leur attention sur lui et cela peut, temporairement du moins, ressouder le couple qui se mobilise pour le sortir de là. Il peut également par sa déviance attirer l'attention des services sociaux pour qu'une aide extérieure vienne soutenir sa famille dans un moment difficile ou une crise, alors que celle-ci serait incapable, par ellemême, de faire une démarche de demande d'aide. Mais il importe de préciser qu'il s'agit là d'une lecture de sens faite par les intervenants extérieurs, qui ne fait pas sens pour l'acteur lui-même. Une fugue peut faire sens pour l'observateur extérieur à la famille, elle ne saurait être perçue et décodée de la même façon par l'adolescent qui est à l'intérieur de la famille et réagit impulsivement à un sentiment de "ras le bol". « - (Segond, op. cit., p. 589) Cette fonction sacrificielle du symptôme peut, dans certains cas, se déplacer d'un enfant à un autre dans la même famille. Par exemple lorsque l'un des aînés, apparemment déjà autonome et indépendant, mobilise l'attention familiale par un grave problème de santé ou par une conduite antisociale, au moment où un frère ou une soeur plus jeune est en train de quitter le domicile familial. On peut donc parler ici d'une fonction homéostatique de l'acte délinquant ou de la conduite déviante dans les moments de crise familiale, comme par exemple dans les familles avec un patient toxicomane (Fossion et Rejas, 1997). Selon plusieurs auteurs (Angel, Neuburger, Mariani), ces familles se caractérisent par la disparition du « paradoxe du cadre familial « ; c'est-à-dire par l'impossibilité pour le groupe familial d'évoluer vers le départ des enfants pour qu'ils fondent leur propre famille, et d'impliquer par conséquent la mort de la famille d'origine. D'où la dominance synchronique de l'ici-et-maintenant dans le fonctionnement de ces familles, par rapport à l'aspect diachronique régissant les cycles vitaux du système (Angel). Le but du système est donc de perpétuer une famille éternellement synchronique, où les séparations et les décès sont abolis. La toxicomanie serait le prix à payer pour l'abolition du temps et de la loi de succession des générations, dans un système familial incapable d'affronter des situations d'indétermination et de désorganisation. Cette analyse rejoint une autre observation, selon laquelle il existe dans ces familles un déni de l'enjeu mortel : le risque vital, sans cesse présent dans la conduite du toxicomane et présentifié par sa conduite, est rarement envisagé consciemment par les membres du groupe familial. 6 - Bien entendu, le sens de tous ces comportements échappent totalement aux membres de la famille, y compris à l'adolescent lui-même. En ce sens, on peut dire que l'approche systémique postule un déterminisme psychique inconscient des conduites : pour la systémique, l'inconscient c'est le système. D'autres analyses ont insisté sur la crise familiale inhérente à l'adolescence des enfants et sur la phase familiale du « nid vide « (départ des enfants de la famille), moments particulièrement sensibles pour les organisations familiales les plus fragiles. La toxicomanie est alors l'un des moyens possibles pour résoudre le dilemme symbioseséparation et maintenir une homéostasie familiale rigide, en permettant à l'adolescent une pseudo-individuation. Par leurs agissements, les toxicomanes miment le processus de l'adolescence en rompant le lien affectif avec leur parents tout en renforçant le lien de dépendance, au lieu de maintenir le lien affectif tout en s'autonomisant comme le requiert le processus de séparation-individuation à l'adolescence (Charles-Nicolas). A la limite, la toxicomanie permet une forme d'expérience sexuelle sans déloyauté par rapport à la famille d'origine (Boszormenyi-Nagy). De nombreux auteurs ont également observé l'aspect répétitif et cyclique du symptôme toxicomaniaque, celui-ci s'aggravant lorsqu'il a y émergence d'un conflit majeur au sein du couple parental. La famille se mobilise alors autour du patient toxicomane et évite le conflit tant que dure cette mobilisation. On retrouve là le caractère dynamique commun à bon nombre de symptômes du point de vue familial. Dans le cas des familles avec un patient toxicomane, c'est sans doute ce qui explique la « cécité familiale « souvent décrite, par laquelle ces familles semblent ignorer durant toute une période l'existence du problème malgré son évidence (phase collusive), et à laquelle succède une période où la famille s'organise explicitement autour du symptôme (phase allusive) (Mariani). C'est aussi pourquoi il n'y pas forcément de commune mesure entre la gravité de la toxicomanie en cause et la dramatisation affective que la famille peut en faire : bien souvent les formes les plus lourdes semblent ignorées, alors que les formes légères peuvent être très dramatisées. Toutes ces données contrastent nettement avec la représentation communément répandue du toxicomane autonome et en révolte contre sa famille, mais elles sont corroborées par plusieurs études épidémiologiques montrant que de nombreux toxicomanes gardent des liens de dépendance forte à leurs parents. 2.3. Famille et déviance : l'exemple du toxicomane D'autres auteurs ont tenté d'aborder la question de la délinquance de façon moins généraliste et plus spécifique à partir de la notion de passage à l'acte, et formulé des hypothèses pour interpréter le passage à l'acte du point de vue du rapport à la déviance entretenu par le système familial. On a ainsi émis diverses hypothèses : - le passage à l'acte chez un jeune pouvait être l'expression de tendances délinquantes inconscientes chez les parents, empêtrés dans des interdits inadaptés (enfant-symptôme) ; - il peut être sous-tendu par un secret familial, plus ou moins aliénant : « le passage à l'acte délinquant chez l'adolescent (outre ses aspects individuels, sociaux, culturels, institutionnels, spatiaux et circonstanciels) peut être considéré comme l'expression agie à l'extérieur d'un secret familial non verbalisable à l'intérieur de la famille « (Ausloos) ; - le secret en question peut éventuellement concerner une histoire transgénérationnelle ; en ce cas, le passage à l'acte peut révéler une « loyauté invisible « avec un personnage ayant été mis au ban de la famille, et dont il rappelle le souvenir, à l'insu de tous (Boszormenyi-Nagy) ; - il peut être l'expression d'un conflit transgénérationnel, dans la mesure où le délinquant va faire éclater, dans le réel du social, toute une série d'abus, de carences ou de transgressions qui se sont perpétrés sur plusieurs générations au sein de so n système familial ; en ce sens, l'acte délinquant est l'expression d'une demande de justice cachée, et le délinquant endosse une identité négative de « bouc émissaire « impliquant une loyauté négative à l'égard de sa famille d'origine (Boszormenyi-Nagy). Pour reprendre l'exemple des jeunes toxicomanes, mais cette fois du point de vue du passage à l'acte et du rapport à la loi dans la famille, quelques travaux ont fait apparaître des similitudes entre les familles de jeunes toxicomanes et celles des anorexiques. Dans le cas de l'anorexie, il s'agit de familles apparemment harmonieuses, qui se présentent généralement comme conformistes et aconflictuelles. Cette apparente absence de dissension masque en fait une angoisse de la différence et une véritable coercition à ce niveau. D'où un fonctionnement familial basé sur un consensus anonyme, abstrait de toute autorité parentale, et qui tend à nier les distinctions formelles entre parents et enfants. La relation y est plus d'affiliation que de filiation (Neuburger). L'anorexie de l'adolescente oblige les parents à entrer en désaccord, au moins partiel, et de façon d'autant plus efficace que cette pathologie touche à l'une de nos principales valeurs socioculturelles : l'apparence physique et la santé corporelle. On peut ainsi comprendre l'anorexie comme un comportement qui, au prix d'une exclusion symbolique et d'un désordre familial en l'occurrence centrés sur le corps, vise à susciter une différenciation dans l'organisation familiale (Caillé, 1989). Les familles d'anorexiques et les familles de toxicomanes présentent quelques similitudes. En particulier : la rigidité des interactions ; le flou des frontières intergénérationnelles ; la difficulté à se séparer ; la relation privilégiée du « patient désigné « avec l'un des deux parents (la mère dans la toxicomanie, le père dans l'anorexie), dans le contexte d'un conflit parental ou conjugal dénié (anorexie) ou latent (toxicomanie). Toutefois, à la différence des familles d'anorexiques, fascinées par la conformité, les familles de toxicomanes semblent au contraire fascinées par la déviance et la marginalité. Le comportement de l'adolescent toxicomane correspondrait à une mise en acte des fantasmes de la famille par rapport à la transgression de la loi, ou à une interpellation de secrets de famille liés à la transgression. La « crise d'adolescence «, dans ce contexte, vient rencontrer et s'efforce de dépasser, non un fonctionnement d'indifférenciation et de déni des conflits (comme dans l'anorexie), mais un fonctionnement basé sur une ambivalence par rapport à la loi (Prieur, 1989). Références bibliographiques Généralités Coslin P. (1996). Les adolescents devant les déviances, Paris, PUF. Selosse J. (1996). Les délinquances des adolescents, in : Lebovici S, Diatkine R., Soulé M. (dir.), Nouveau traité de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, Paris, PUF, p. 24132436 - rééd. in : Selosse J. 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Étude des facteurs psychosociaux de la délinquance. PERSPECTIVE DE LA RÉGULATION SOCIALE PERSPECTIVE INTERACTIONNISTE PERSPECTIVE COMMUNICATIONNELLE Aborde la délinquance sous l'angle de l'apprentissage des règles sociales (processus de socialisation). S'intéresse essentiellement aux mécanismes individuels de contrôle des conduites. Approche la délinquance comme étant la résultante d'une interaction complexe entre l'individu et les attentes et réactions de son environnement à ses conduites (rôle des attitudes sociétales de sanction). Aborde la conduite délinquante comme une communication qui appelle un interlocuteur pour tenter d'intégrer les règles et les lois. ? Hypothèse d'un apprentissage social des conduites déviantes. ? Hypothèse d'une immaturité du jugement moral ou du Surmoi. ? Hypothèse d'un processus de valorisation identitaire négative. ? Étude des représentations des déviances et de leurs effets sur les comportements déviants et/ou sur leur tolérance. ? Hypothèse d'une fonction « interpellante « des conduites transgressives.
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