Rousseau: L'invention de l'art de communiquer
Publié le 10/02/2011
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« L'invention de l'art de communiquer nos idées dépend moins des organes qui nous servent à cette communication, que d'une faculté propre à l'homme, qui lui fait employer ses organes à cet usage, et qui, si ceux-là lui manquaient, lui en ferait employer d'autres à la même fin. (...) « Les animaux ont pour cette communication une organisation plus que suffisante, et jamais aucun d'eux n'en a fait cet usage. Voilà, ce me semble, une différence bien caractéristique. Ceux d'entre eux qui travaillent et vivent en commun, les castors, les fourmis, les abeilles, ont quelque langue naturelle pour s'entre-communiquer, je n'en fais aucun doute. Il y a même lieu de croire que la langue des castors et celle des fourmis sont dans le geste et parlent seulement aux yeux. Quoi qu'il en soit, par cela même que les unes et les autres de ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises ; les animaux qui les parlent les ont en naissant : ils les ont tous, et partout la même ; ils n'en changent point, ils n'y font pas le moindre progrès. La langue de convention n'appartient qu'à l'homme. Voilà pourquoi l'homme fait des progrès, soit en bien soit en mal, et pourquoi les animaux n'en font point. Cette seule distinction paraît mener loin : on l'explique, dit-on, par la différence des organes. Je serais curieux de voir cette explication. «
OBSERVATIONS
• Un texte assez classique concernant le rapport entre langage humain et langage animal. Thème de la «différence caractéristique «, envisagé ici en référence à la culture comme mode d'existence spécifique de l'homme. • On s'attachera à préciser, d'après le texte, les caractères de l'opposition entre ce qui est naturel et ce qui est acquis ou conventionnel (corrélations : nature et culture). • A noter : l'implication établie par Rousseau entre le caractère conventionnel du langage et la possibilité d'un progrès (positif ou négatif). • N.B. : ce texte servira lui aussi d'élément de réflexion pour statuer sur la spécificité du langage humain.

«
— Le rationalisme classique ne* reproduit-il pas la même erreur, puisqu'il s'efforce de ramener toute langue à uneraison structurante, déterminant une logique immanente qu'il appartient à la grammaire, comme science normative,de ressaisir? (ainsi, la philosophie cartésienne du langage, qui anime notamment la Grammaire générale et raisonnéede 1660, rédigée par Arnauld et Lancelot, et la fameuse Logique de Port-Royal de 1662, composée par Arnauld etNicole, vise-t-elle à mettre en évidence, à travers la syntaxe des langues «naturelles», les données d'une raisonuniverselle, propre au sujet connaissant).
— Critique de ce point de vue, qui présuppose une universalité de la raison et ne fait, là encore, qu'absolutiser lescatégories mentales singulières d'une culture, ou d'une «figure du savoir» historiquement déterminée.
— Cf.
Benveniste, caractérisant les « deux illusions » majeures de la philosophie traditionnelle du langage :
« Il est de la nature du langage de prêter à deux illusions en sens opposé.
Étant assimilable, consistant en unnombre toujours limité d'éléments, la langue donne l'impression de n'être qu'un des truchements possibles de lapensée, celle-ci, libre, autarcique, individuelle, employant la langue comme son instrument.
En fait, essaie-t-ond'atteindre les cadres propres de la pensée, on ne ressaisit que les catégories de la langue.
L'autre illusion est àl'inverse.
Le fait que la langue est un ensemble ordonné, qu'elle révèle un plan, incite à chercher dans le systèmeformel de la langue le décalque d'une " logique " qui serait inhérente à l'esprit, donc extérieure et antérieure à lalangue.
En fait, on ne construit ainsi que des naïvetés ou des tautologies » (Benveniste, ouvrage cité, page 73).
— La diversité des langues ne semble donc pouvoir être réduite ni méconnue.
A la prise de conscience de ce faitcorrespondront, au XVIIIe siècle, les diverses tentatives d'explication liées aux problématiques de l'origine.
Cesexplications prendront souvent la forme d'une typologie des langues, comme on le voit dans l'ouvrage de Rousseau,Essai sur l'origine des langues, qui essaie de formuler un déterminisme général puis différentiel pour rendre compte dela formation des diverses langues.
Dans les sept premiers chapitres de l' Essai, Rousseau définit les caractèrescommuns aux langues, c'est-à-dire l'essence même du langage ; renversant la position classique, il met la passionau fondement des langues.
Dans le huitième chapitre, il envisage la formation effective des langues en la référant àun déterminisme différentiel, qui est de type climatique.
Ainsi, fondement (origine principielle) et genèse (formationeffective) sont-ils nettement articulés :
« Tout ce que j'ai dit jusqu'ici convient aux langues primitives en général et aux progrès qui résultent de leur durée,mais n'explique ni leur origine ni leurs différences.
La principale cause qui les distingue est locale, elle vient desclimats où elles naissent et de la manière dont elles se forment, c'est à cette cause qu'il faut remonter pourconcevoir la différence générale et caractéristique qu'on remarque entre les langues du Midi et celles du Nord »(Rousseau, Essai sur l'origine des langues, Éditions Ducros, page 86).
— Mais on peut s'interroger sur le caractère opératoire d'une typologie quelque peu simpliste, qui laisse en dehorsd'elle bien des différences.
N'est-ce pas l'idée de référer les langues à un principe explicatif commun qui, en fin decompte, doit être remise en question ?
• Troisième partie.
La véritable explication de la diversité des
langues : les langues comme produits culturels.
— L'effort pour penser la diversité des langues en liaison avec la diversité des conditions d'existence implique,lorsqu'il est conduit à son terme, un réexamen du statut traditionnel du langage et des langues.
— Les langues ne sont pas des nomenclatures, c'est-à-dire des répertoires de mots correspondant à des choses(cf.
Martinet Éléments de linguistique générale, Éditions Armand Colin, 1-5, page 10).
L'idée naïve selon laquelle unelangue serait un « calque de la réalité » ne résiste pas à un examen approfondi.
Ainsi, par exemple, dans l'étuded'une langue étrangère, on « découvre » souvent des unités de sens qui n'ont pas leurs stricts correspondants ausein de la langue d'origine (cf.
mutton et sheep en anglais/moi/ton en français).
— Si une langue ne renvoie pas directement à une réalité physique, il faut identifier une médiation.
Celle-ci n'est pasautre chose que la culture au sens strict d'organisation matérielle et mentale de l'expérience.
Cf.
Benveniste(Problèmes de linguistique générale, page 29 de l'édition citée) :
« ...
il n'y a pas de relation naturelle, immédiate et directe entre l'homme et le monde, ni entre l'homme et l'homme.Il y faut un intermédiaire, cet appareil symbolique, qui a rendu possibles la pensée et le langage (...) le langage seréalise toujours dans une langue, dans une structure linguistique définie et particulière, inséparable d'une sociétédéfinie et particulière.
»
— S'il est vrai, comme le dit Saussure et le confirme toute la linguistique contemporaine, qu'/V n'y a pas d'idéespréétablies et que rien n'est distinct avant l'apparition de la langue (Cours de linguistique générale, Éditions Payot,page 1 55), une langue, comme produit culturel, atteste et implique tout à la fois une certaine conception dumonde.
Autrement dit, les significations que chaque langue distingue et organise en un système renvoient à unensemble de représentations, de valeurs et de choix qui caractérisent une culture.
Toute signification est d'embléedifférentielle, c'est-à-dire qu'elle est délimitée par un contexte de langue lui-même explicable par une culture.
»
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