Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse (extrait). Parce qu'il s'inspire d'un événement personnel, il est d'usage de voir dans la Nouvelle Héloïse la transcription littéraire des méditations et des réflexions sentimentales de l'« âme sensible « de Rousseau. Ces lettres de deux amants, que la raison et les conventions séparent, célèbrent l'amour romanesque et exaltent, par l'attachement des protagonistes aux valeurs de la vérité et de la vertu, l'élévation des sentiments que sublime la forme épistolaire. Julie ou la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau (Lettre XXI à Julie) Tu l'as voulu, Julie ; il faut donc te les dépeindre, ces aimables Parisiennes. Orgueilleuse ! cet hommage manquait à tes charmes. Avec toute ta feinte jalousie, avec ta modestie et ton amour, je vois plus de vanité que de crainte cachée sous cette curiosité. Quoi qu'il en soit, je serai vrai : je puis l'être ; je le serais de meilleur coeur si j'avais davantage à louer. Que ne sont-elles cent fois plus charmantes ! que n'ont-elles assez d'attraits pour rendre un nouvel honneur aux tiens ! Tu te plaignais de mon silence ! Eh, mon Dieu ! que t'aurais-je dit ? En lisant cette lettre, tu sentiras pourquoi j'aimais à te parler des Valaisanes tes voisines, et pourquoi je ne te parlais point des femmes de ce pays. C'est que les unes me rappelaient à toi sans cesse, et que les autres... Lis, et puis tu me jugeras. Au reste, peu de gens pensent comme moi des dames françaises, si même je ne suis sur leur compte tout à fait seul de mon avis. C'est sur quoi l'équité m'oblige à te prévenir, afin que tu saches que je te les représente, non peut-être comme elles sont, mais comme je les vois. Malgré cela, si je suis injuste envers elles, tu ne manqueras pas de me censurer encore ; et tu seras plus injuste que moi, car tout le tort en est à toi seule. Commençons par l'extérieur. C'est à quoi s'en tiennent la plupart des observateurs. Si je les imitais en cela, les femmes de ce pays auraient trop à s'en plaindre : elles ont un extérieur de caractère aussi bien que de visage ; et comme l'un ne leur est guère plus favorable que l'autre, on leur fait tort en ne les jugeant que par là. Elles sont tout au plus passables de figure, et généralement plutôt mal que bien : je laisse à part les exceptions. Menues plutôt que bien faites, elles n'ont point la taille fine ; aussi s'attachent-elles volontiers aux modes qui la déguisent : en quoi je trouve assez simples les femmes des autres pays, de vouloir bien imiter des modes faites pour cacher les défauts qu'elles n'ont pas. Leur démarche est aisée et commune. Leur port n'a rien d'affecté parce qu'elles n'aiment point à se gêner ; mais elles ont naturellement une certaine disinvoltura qui n'est pas dépourvue de grâces, et qu'elles se piquent souvent de pousser jusqu'à l'étourderie. Elles ont le teint médiocrement blanc et sont communément un peu maigres, ce qui ne contribue pas à leur embellir la peau. À l'égard de la gorge, c'est l'autre extrémité des Valaisanes. Avec des corps fortement serrés elles tâchent d'en imposer sur la consistance ; il y a d'autres moyens d'en imposer sur la couleur. Quoique je n'aie aperçu ces objets que de fort loin, l'inspection en est si libre qu'il reste peu de chose à deviner. Ces dames paraissent mal entendre en cela leurs intérêts ; car, pour peu que le visage soit agréable, l'imagination du spectateur les servirait au surplus beaucoup mieux que ses yeux ; et, suivant le philosophe gascon, la faim entière est bien plus âpre que celle qu'on a déjà rassasiée, au moins par un sens. Leurs traits sont peu réguliers, mais, si elles ne sont pas belles, elles ont de la physionomie, qui supplée à la beauté, et l'éclipse quelquefois. Leurs yeux vifs et brillants ne sont pourtant ni pénétrants ni doux. Quoiqu'elles prétendent les animer à force de rouge, l'expression qu'elles leur donnent par ce moyen tient plus du feu de la colère que de celui de l'amour : naturellement ils n'ont que de la gaieté ; ou s'ils semblent quelquefois demander un sentiment tendre, ils ne le promettent jamais. Elles se mettent si bien, ou du moins elles en ont tellement la réputation, qu'elles servent en cela, comme en tout, de modèle au reste de l'Europe. En effet, on ne peut employer avec plus de goût un habillement plus bizarre. Elles sont de toutes les femmes les moins asservies à leurs propres modes. La mode domine les provinciales ; mais les Parisiennes dominent la mode, et la savent plier chacune à son avantage. Les premières sont comme des copistes ignorants et serviles qui copient jusqu'aux fautes d'orthographe ; les autres sont des auteurs qui copient en maîtres et savent rétablir les mauvaises leçons. Leur parure est plus recherchée que magnifique ; il y règne plus d'élégance que de richesse. La rapidité des modes, qui vieillit tout d'une année à l'autre, la propreté qui leur fait aimer à changer souvent d'ajustement, les préservent d'une somptuosité ridicule : elles n'en dépensent pas moins, mais leur dépense est mieux entendue ; au lieu d'habits râpés et superbes comme en Italie, on voit ici des habits plus simples et toujours frais. Les deux sexes ont à cet égard la même modération, la même délicatesse et ce goût me fait grand plaisir : j'aime fort à ne voir ni galons ni taches. Il n'y a point de peuple, excepté le nôtre, où les femmes surtout portent moins la dorure. On voit les mêmes étoffes dans tous les états, et l'on aurait peine à distinguer une duchesse d'une bourgeoise, si la première n'avait l'art de trouver des distinctions que l'autre n'oserait imiter. Or ceci semble avoir sa difficulté ; car quelque mode qu'on prenne à la cour, cette mode est suivie à l'instant à la ville ; et il n'en est pas des bourgeoises de Paris comme des provinciales et des étrangères, qui ne sont jamais qu'à la mode qui n'est plus. Il n'en est pas encore comme dans les autres pays, où les plus grands étant aussi les plus riches, leurs femmes se distinguent par un luxe que les autres ne peuvent égaler. Si les femmes de la cour prenaient ici cette voie, elles seraient bientôt effacées par celles des financiers. Qu'ont-elles donc fait ? Elles ont choisi des moyens plus sûrs, plus adroits, et qui marquent plus de réflexion. Elles savent que des idées de pudeur et de modestie sont profondément gravées dans l'esprit du peuple. C'est là ce qui leur a suggéré des modes inimitables. Elles ont vu que le peuple avait en horreur le rouge, qu'il s'obstine à nommer grossièrement du fard, elles se sont appliqué quatre doigts, non de fard, mais de rouge ; car, le mot changé, la chose n'est plus la même. Elles ont vu qu'une gorge découverte est en scandale au public ; elles ont largement échancré leur corps. Elles ont vu... oh ! bien des choses, que ma Julie, toute demoiselle qu'elle est, ne verra sûrement jamais. Elles ont mis dans leurs manières le même esprit qui dirige leur ajustement. Cette pudeur charmante qui distingue, honore et embellit ton sexe, leur a paru vile et roturière ; elles ont animé leur geste et leur propos d'une noble impudence ; et il n'y a point d'honnête homme à qui leur regard assuré ne fasse baisser les yeux. C'est ainsi que cessant d'être femmes, de peur d'être confondues avec les autres femmes, elles préfèrent leur rang à leur sexe, et imitent les filles de joie, afin de n'être pas imitées. J'ignore jusqu'où va cette imitation de leur part, mais je sais qu'elles n'ont pu tout à fait éviter celle qu'elles voulaient prévenir. Quant au rouge et aux corps échancrés, ils ont fait tout le progrès qu'ils pouvaient faire. Les femmes de la ville ont mieux aimé renoncer à leurs couleurs naturelles et aux charmes que pouvait leur prêter l'amoroso pensier des amants, que de rester mises comme des bourgeoises ; et si cet exemple n'a point gagné les moindres états, c'est qu'une femme à pied dans un pareil équipage n'est pas trop en sûreté contre les insultes de la populace. Ces insultes sont le cri de la pudeur révoltée ; et, dans cette occasion, comme en beaucoup d'autres, la brutalité du peuple, plus honnête que la bienséance des gens polis, retient peut-être ici cent mille femmes dans les bornes de la modestie : c'est précisément ce qu'ont prétendu les adroites inventrices de ces modes. [...] Source : Rousseau (Jean-Jacques), Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761. 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Source : Rousseau (Jean-Jacques), Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761.
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