Robbe-Grillet, la Jalousie (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Robbe-Grillet, la Jalousie (extrait). La scène de l'écrasement du mille-pattes constitue l'un des motifs récurrents du roman. Dernière occurrence de cette séquence ici amplifiée jusqu'à son paroxysme, elle apparaît au point culminant de la crise de jalousie du narrateur, attendant dans la maison vide le retour de « A... «, sa femme. Au rythme affolé du flux de conscience du narrateur, le grésillement du mille-pattes se déforme alors jusqu'à devenir la représentation fantasmatique de l'acte adultère, puis de la destruction violente des amants, en une vision érotique et meurtrière chargée d'électricité et de crépitements ambigus. La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet La bête est immobile, comme en attente, droite encore, bien qu'ayant peut-être flairé le danger. Seules ses antennes se couchent l'une après l'autre et se relèvent, dans un mouvement de bascule alterné, lent mais continu. Soudain l'avant du corps se met en marche, exécutant une rotation sur place, qui incurve le trait oblique vers le bas du mur. Et aussitôt, sans avoir le temps d'aller plus loin, la bestiole choit sur le carrelage, se tordant à demi et crispant par degrés ses longues pattes, cependant que les mâchoires s'ouvrent et se ferment à toute vitesse autour de la bouche, à vide, dans un tremblement réflexe... Il est possible, en approchant l'oreille, de percevoir le grésillement léger qu'elles produisent. Le bruit est celui du peigne dans la longue chevelure. Les dents d'écaille passent et repassent du haut en bas de l'épaisse masse noire aux reflets roux, électrisant les pointes et s'électrisant elles-mêmes, faisant crépiter les cheveux souples, fraîchement lavés, durant toute la descente de la main fine -- la main fine aux doigts effilés, qui se referment progressivement. Les deux longues antennes accélèrent leur balancement alterné. L'animal s'est arrêté au beau milieu du mur, juste à la hauteur du regard. Le grand développement des pattes, à la partie postérieure du corps, fait reconnaître sans risque d'erreur la scutigère, ou « mille-pattes-araignée «. Dans le silence, par instant, se laisse entendre, le grésillement caractéristique, émis probablement à l'aide des appendices bucaux. Franck, sans dire un mot, se relève, prend sa serviette ; il la roule en bouchon, tout en s'approchant à pas feutrés, écrase la bête contre le mur. Puis, avec le pied, il écrase la bête sur le plancher de la chambre. Ensuite il revient vers le lit et remet au passage la serviette de toilette sur sa tige métallique, près du lavabo. La main aux phalanges effilées s'est crispée sur le drap blanc. Les cinq doigts écartés se sont refermés sur eux-mêmes, en appuyant avec tant de force qu'ils ont entraîné la toile avec eux : celle-ci demeure plissée de cinq faisceaux de sillons convergents... Mais la moustiquaire retombe, tout autour du lit, interposant le voile opaque de ses mailles innombrables, où des pièces rectangulaires renforcent les endroits déchirés. Dans sa hâte d'arriver au but, Franck accélère encore l'allure. Les cahots deviennent plus violents. Il continue néanmoins d'accélérer. Il n'a pas vu, dans la nuit, le trou qui coupe la moitié de la piste. La voiture fait un saut, une embardée... Sur cette chaussée défectueuse le conducteur ne peut redresser à temps. La conduite-intérieure bleue va s'écraser, sur le bas côté, contre un arbre au feuillage rigide qui tremble à peine sous le choc, malgré sa violence. Aussitôt des flammes jaillissent. Toute la brousse en est illuminée, dans le crépitement de l'incendie qui se propage. C'est le bruit que fait le mille-pattes, de nouveau immobile sur le mur, en plein milieu du panneau. À le mieux écouter, ce bruit tient du souffle autant que du crépitement : la brosse maintenant descend à son tour le long de la chevelure défaite. À peine arrivée au bas de sa course, très vite elle remonte la branche ascendante du cycle, décrivant dans l'air une courbe qui la ramène à son point de départ, sur les cheveux lisses de la tête, où elle commence à glisser derechef. Source : Robbe-Grillet (Alain), la Jalousie, Paris, Éditions de Minuit, 1957. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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