Rilke, les Cahiers de Malte Laurids Brigge (extrait).
Publié le 07/05/2013
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Rilke, les Cahiers de Malte Laurids Brigge (extrait). Empruntant la forme du journal intime et consignant pêle-mêle les notes d'un exilé danois, les Cahiers de Malte Laurids Brigge sont en fait le roman du poète se contemplant dans le miroir de sa conscience angoissée. À travers les méditations organiques et les expériences psychologiques d'un protagoniste prisonnier de son passé, Rilke élabore une poétique intimiste et dynamique, qui passe par la négation progressive de la peur inhérente au sentiment d'échec pour aller à la découverte -- certes incertaine -- du bénéfice du doute. Les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rainer Maria Rilke Je crois que je devrais commencer à travailler un peu, maintenant que j'apprends à voir. J'ai vingt-huit ans et il ne s'est encore à peu près rien passé. Récapitulons : j'ai écrit une étude sur Carpaccio, qui est mauvaise, un drame intitulé Mariage qui veut prouver une thèse fausse avec des moyens équivoques, et des vers. Hélas ! les vers signifient si peu de chose quand on les écrit trop tôt. Il faudrait attendre, accumuler toute une vie le sens et le nectar -- une longue vie si possible --, et seulement alors, tout à la fin, pourrait-on écrire dix lignes qui soient bonnes. Car les vers ne sont pas faits, comme les gens le croient, avec les sentiments (ceux-là, on ne les a que trop tôt) -- ils sont faits d'expériences vécues. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup d'hommes et de choses, il faut connaître les bêtes, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir le mouvement qui fait s'ouvrir les petites fleurs au matin. Il faut pouvoir se remémorer des routes dans des contrées inconnues, des rencontres inattendues et des adieux de longtemps prévus -- des journées d'enfance restées inexpliquées, des parents qu'il a fallu blesser, un jour qu'ils vous ménageaient un plaisir qu'on n'avait pas compris (c'était un plaisir destiné à un autre...), des maladies d'enfance, qui commençaient étrangement par de profondes et graves métamorphoses, des journées passées dans des chambres paisibles et silencieuses, des matinées au bord de la mer ; il faut avoir en mémoire la mer en général et chaque mer en particulier, des nuits de voyage qui vous emportaient dans les cieux et se dissipaient parmi les étoiles -- et ce n'est pas encore assez que de pouvoir penser à tout cela. Il faut avoir le souvenir de nombreuses nuits d'amour, dont aucune ne ressemble à une autre, il faut se rappeler les cris des femmes en gésine et l'image des blanches et légères accouchées endormies, qui se referment. Il faut avoir été aussi au côté des mourants, il faut être resté au chevet d'un mort, dans une chambre à la fenêtre ouverte, aux rares bruits saccadés. Et il n'est pas encore suffisant d'avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier, quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore ce qu'il faut. Il faut d'abord qu'ils se confondent avec notre sang, avec notre regard, avec notre geste, il faut qu'ils perdent leurs noms et qu'ils ne puissent plus être discernés de nous-mêmes ; il peut alors se produire qu'au cours d'une heure très rare, le premier mot d'un vers surgisse au milieu d'eux et émane d'entre eux. Mais tous mes vers ont été produits autrement ; ce ne sont donc pas des vers. Et lorsque j'ai écrit mon drame, quelle erreur ai-je commise ! Fallait-il que je fusse un imitateur et un niais pour avoir eu besoin d'un tiers personnage, afin de raconter le destin de deux êtres qui se rendent l'un à l'autre l'existence difficile ! Comme je suis tombé facilement dans le piège ! Et j'aurais pourtant dû savoir que ce tiers, qu'on voit parcourir toutes les vies et toutes les littératures, ce fantôme d'un tiers qui n'a jamais existé, ne signifie rien et qu'il faut le refuser. Il fait partie des prétextes de la nature, qui s'emploie toujours à détourner l'attention des hommes de ses secrets les plus profonds. Il est le paravent derrière lequel un drame se déroule. Il est le bruit sur le seuil d'un conflit véritable, lequel se passe en silence et sans voix. On dirait que tout le monde a trouvé qu'il était trop difficile de parler des deux personnages qui importent ; le tiers, précisément parce qu'il est si irréel, est la partie facile de la tâche. Dès le début de leurs drames, on perçoit l'impatience de parvenir jusqu'au tiers, c'est à peine s'ils savent l'attendre. Dès qu'il est là, tout va bien. Mais quel ennui quand il tarde, rien ne peut se passer sans lui, tout s'arrête, s'immobilise, attend. Bon ; et qu'arriverait-il si on en restait à cet arrêt et à cette panne ? Voyons, monsieur le dramaturge, voyons public, toi qui connais la vie, qu'arriverait-il, si l'on avait perdu de vue, ce viveur si commode ou ce freluquet prétentieux, qui force la porte de tous les mariages comme avec un passe-partout ? si, par exemple, il s'en était allé au diable ? Faisons cette supposition. On aperçoit tout à coup le vide artificiel des théâtres, on les ferme comme de dangereux repaires ; seules les mites venues du rebord des loges s'agitent encore dans ce vide inconsistant. Les auteurs de théâtre cessent d'habiter les beaux quartiers. Tous les organismes publics vont rechercher pour eux dans les parties du monde les plus éloignées cet élément irremplaçable qu'on appelle l'action. Et pourtant, ils vivent au milieu des gens, non pas ces « tiers «, mais ces deux êtres, dont il y aurait pourtant tant à dire, au sujet desquels on n'a encore jamais rien dit, bien qu'ils souffrent et qu'ils agissent sans savoir comment se tirer d'affaire. Source : Rilke (Rainer Maria), OEuvres en prose, trad. par Claude David, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade «, 1993. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
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