Ressentiment et Négation de la dimension transcendante du temps chez Nietzsche et son commentaire par Martin Heidegger
Publié le 05/12/2010
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Le nihilisme scientifique
Exposons une autre forme de nihilisme, qui correspond avec le début de ce qu’on appelle les Temps modernes, et montrons tout d’abord en quoi celle-ci se distingue de celle que nous venons de présenter. Sa principale différence réside en ceci que le temps recouvre, à la suite de la mort de Dieu, une dimension terrestre. Mais elle reste néanmoins un nihilisme, selon Nietzsche, parce qu’elle substitue aux valeurs transcendantes instituées par Dieu, des valeurs purement humaines, fondées cette fois par la raison. Le serpent de la Genèse l’avait prophétisé: «Vous ne mourrez pas ; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal«[47], l’homme s’impose donc des lois, une morale, une façon de présenter, qui ne s’appuie plus sur une extériorité parfaite à laquelle il s’agirait de ressembler, mais qui se construit à partir de nécessités pratiques purement humaines. La mort de Dieu entraîne la déification de l’homme, c’est-à-dire la déification de son pouvoir. Ainsi l’homme prône comme valeur suprême non plus les valeurs de cet autre monde, mais le médiateur qui permettait de le concevoir. La raison, la connaissance, la science, le progrès et l’utilité sont devenues les moyens pour l’homme de s’affirmer dans le monde. L’homme a donc remplacé ce monde mystérieux par un monde connaissable[48]. De plus, selon Nietzsche, ce connaissable ne relève pas d’une vraie connaissance, mais bien plutôt d’une schématisation : «ne pas connaître, mais schématiser, imposer au chaos assez de régularité et de formes pour satisfaire à nos besoins pratiques«[49].
Autre différence : ce nihilisme ne cherche pas à établir un autre monde, face au ressentiment de la volonté contre le temps, mais à maîtriser l’objet de sa vengeance, c’est-à-dire le temps. Comme le dit Heidegger :
« L’assurance du développement propre, suprême et absolu de toutes les capacités humaines jusqu’à l’absolue souveraineté sur la terre entière constitue le secret aiguillon qui stimule l’homme des Temps modernes à des insurrections sans cesse renouvelées et nouvelles et le contraint à des obligations qui puissent garantir sa démarche, sa manière de procéder et mettre en sécurité la sûreté de ses buts.«[50]
La volonté de puissance de l’homme moderne vise donc la suprématie sur tout ce qui passe dans le temps et ce sans qu’un Dieu ne puisse venir instaurer une autre directive qui menacerait l’homme dans son projet. Le monde, après avoir été déifié pendant plusieurs millénaires, se trouve depuis peu anthropomorphisé[51]. L’homme déploie sa puissance sans aucune commune mesure sur ce qu’il a fait sien, c’est-à-dire la terre et la connaissance de la terre. Sa connaissance est devenue radicalement intraitable, à qui sait – et non à qui peut ou qui doit– le droit de gouverner. L’homme moderne est donc l’homme de la connaissance, celui qui affirme savoir parce qu’il sait produire.
L’homme a, suivant ce projet, développé ses connaissances dans les domaines scientifiques, il veut faire une expérience du monde certaine[52] et vérifiable ; la valeur et la force d’une connaissance «ne réside [plus] dans leur degré de vérité, mais dans leur ancienneté, dans leur degré d’assimilation, dans leur caractère de condition de vie«. Mais le problème essentiel de ce modèle scientifique ressort directement de l’essence de la science, en effet, comme le dit Heidegger, la science ne pense pas[53]. Autrement dit, elle ne fait pas dans ses raisonnements œuvre de pensée, mais œuvre d’utilité, elle offre un monde confortable. De plus, la science reste le seul moyen aujourd’hui de saisir ce qui est, mais ne demeure par contre jamais neutre face à ce qui est : «elle précise les fins, érige des règles, dispose des moyens et règle tout sur les modalités de l’action[54]«. Sa fonction principale est de présenter les objets en les déterminant, car ainsi elle permet à l’homme de se saisir en tant qu’homme. Elle lui permet donc de s’identifier objectivement aux autres par le fait de disposer de la raison.
Cet homme, devenu indépassable, Nietzsche l’appelle le dernier homme. Voyons donc en quoi il est dernier et pourquoi celui-ci doit être dépassé. On peut tout d’abord dire que le dernier homme n’est pas un homme particulier, il est l’homme que nous connaissons depuis toujours, mais il est dernier dans la manière dont lui-même se présente. «Il ne marche ni vers sa fin, ni [même] vers un temps de la fin«[55], il est la fin elle–même. En clair, il ne peut plus voir au-delà de lui-même ni même tendre la corde de son arc. Nietzsche le définit ainsi :
« Voici ! Je vous montre le dernier homme !
Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que la création ? Désir ? Etoile ? Demande le dernier homme en clignant les yeux.
Puis la Terre est devenue petite et dessus sautille le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme est celui qui vit le plus longtemps.«[56]
Cet homme est aussi un nihiliste, parce qu’il nie la possibilité que quelque chose le dépasse. Il est figé dans une interprétation. Il sait ce qu’est l’amour aussi bien qu’il est certain que Dieu n’est pas le créateur. Les astronomes ont vu les étoiles et leur donnent une définition et si cela ne suffit pas les astrologues y ajoutent une interprétation. Il cligne de l’œil, parce que ces choses-là – Désir, étoile– sont acquises et si quelqu’un venait à les remettre en question, il aurait de toute façon tort[57].
«Le désert croît«[58]. Voilà comment Nietzsche qualifie l’œuvre du dernier homme. Ce cri, dit Heidegger, bien plus qu’une simple constatation de la décadence, engage l’Etre de l’homme dans sa condition présente. Le désert croît non seulement parce que l’homme renonce à toute la richesse du passé, en la qualifiant soit d’extravagante, soit de mensongère, mais anéantit dès son origine toute tentative d’entrevoir différemment l’avenir. Cette désertification, qui annihile toute utopie et tout idéalisme, prive l’homme d’un rapport original à l’existence. C’est pourquoi, n’étant plus capable de créer ni d’inventer, celui-ci vit le plus longtemps, car seul celui qui accepte de défier la vie, meurt à temps. Le dernier homme, lui, a peur de faire son temps et repousse toujours les limites de la mort et lorsque celle-ci finit par arriver, il la qualifie de surprise ou de vol.
Le dernier homme est également «hors douleur«[59]. En effet, Nietzsche dit haut et fort combien il est difficile d’accepter d’être un pont, c’est-à-dire de savoir que ceux qui nous succéderont sont appelés à nous marcher dessus. Il est difficile aussi d’accepter de n’être rien qu’un corps composé, appelé lui aussi un jour à se décomposer. Le dernier homme est donc hors douleur, parce qu’il empêche l’homme de «laisser être l’Etre dans son être«[60].
Nous avons maintenant recensé les différents types de nihilisme, ceux-ci se caractérisent par leur attachement à la valeur objective de l’existence. Mais, dans tous les cas, cette valeur n’est jamais donnée par l’existant, elle est toujours reçue ou héritée et ce décalage fait que l’homme vit toujours avec une génération de retard : ceux qui créent sont bafoués, mais leurs créations deviennent les règles implicites au fonctionnement du monde de demain. C’est pourquoi le souhait de Nietzsche, conçu par ce dernier comme une nécessité, est de dépasser le dernier homme et cette possibilité est offerte à partir de celui-ci. Montrons donc comment Nietzsche comprend ce dépassement et tâchons de bien mettre en évidence le rôle du temps dans ce dépassement. En effet, La possibilité de concevoir le surhomme ressort d’une manière différente d’aborder le temps, c’est-à-dire les potentialités humaines face à celui-ci.
3ème Partie : Le dépassement du nihilisme
Dans cette dernière partie, il s’agit de montrer comment Nietzsche envisage le dépassement de ces différents nihilismes, c’est-à-dire la délivrance de la vengeance. Nous traiterons cette question sous deux de ces aspects : premièrement, nous chercherons à savoir si c’est bien à partir du temps (plus précisément dans la manière même qu’à l’homme d’appréhender la transcendance du temps) qu’est envisagée la résolution du ressentiment ; deuxièmement nous nous demanderons si de cette rédemption découle une nouvelle attitude face au temps. Nous rappellerons toutefois que cette tâche n’est pas une possibilité, dans le sens où il serait possible d’imaginer l’être de l’homme différemment, mais une nécessité, car Nietzsche affirme que l’homme est quelque chose qui doit être surmonté[61]. Cette remarque est importante dans la mesure où la philosophie de Nietzsche se consacre toute entière à sortir de l’aporie de la métaphysique traditionnelle ; sa pensée peut donc être comprise comme un effort pour porter la métaphysique à son aboutissement.
Tout au long de cet exposé, on a pu se rendre compte que ce qui est véritablement en jeu dans la problématique nietzschéenne, s’avère être la relation de l’homme au temps dans sa dimension transcendante : celui qui nie le temps ou celui qui l’affirme. Tous deux sont des formes de l’Etre de l’homme, ils sont tous deux des puissances de l’Etre. La différence entre ces deux formes possibles réside principalement dans le fait qu’elles investissent leur puissance dans des directions complètement opposées[62] : l’un cherche à faire valoir sa puissance pour soumettre la terre –puissance de vérité ou de connaissance– et l’autre pour se soumettre à la terre. Mais ce qui, toutefois, réunit ces figures si disparates provient de ce que toutes deux sont des figures humaines : ce sont des hommes même si la manière qu’ils ont de se présenter les différencie. Ce préliminaire est indispensable dans la mesure où souvent ces deux figures sont comprises comme hétérogènes alors qu’elles participent d’une même essence. Il s’agit maintenant de présenter en quoi le surhomme, qui n’est pas un homme plus fort que les autres, manifeste ce que Nietzsche désire le plus en l’homme.
Le surhomme
Nous allons traiter la question du surhomme en focalisant notre attention sur le rapport que cette forme d’être entretient avec le temps, car c’est à partir de ce rapport précisément que le surhomme se distingue du dernier homme. En effet, le surhomme n’abolit pas tout passer, mais s’affranchit de ce qui, dans celui-ci, lui est contraire. Ce contraire ressort de ce que la volonté est brimée dans son vouloir, puisque celle-ci ne peut se déployer que sur du passé (le passer ne nous donne que le passé) ; ceci, nous l’avons vu, a comme conséquence que la volonté éprouve du ressentir face au temps et ce ressentiment de la volonté est l’essence de la vengeance. Nietzsche essaie avec le surhomme de délivrer l’être de l’homme de cette vengeance[63]. Cette délivrance[64] est un passage et pour un tel passage, l’homme doit devenir flèche ou pont. Il doit passer d’un ressentiment de la volonté face au « il était « à une volonté libérée qui veut le passer du temps ; Nietzsche s’exprime ainsi :
« Tout Cela fut est un fragment, une énigme un terrible effet du hasard – jusqu’au moment où la volonté créatrice ajoute : mais c’est là ce que j’ai voulu ! Jusqu’au moment où la volonté créatrice ajoute : mais c’est ainsi que je le veux ! Ainsi que je le voudrai !«[65]
Le passer, pour le surhomme, n’est donc plus un simple laisser s’en aller, un hasard dont les causes dépassent notre compréhension, mais devient la possibilité même de réaliser sa volonté de puissance (il devient le support de l’investissement de la volonté et «réconcilie l’Etre de l’homme avec l’Etre de l’étant dans sa totalité«[66]). Le surhomme s’affirme donc comme passage, comme changement continuel, sans toutefois que ce continuel soit aléatoire ni hasardeux, car celui-ci résulte d’une volonté[67]qui décide de son vouloir. Pour résumer, on peut dire que la volonté, selon Nietzsche, a la possibilité de se libérer de ses chaînes et ainsi être à nouveau une volonté positive.
Une autre différence. Lorsque le surhomme dit oui au monde après avoir nié toute valeur traditionnelle, il dit oui à la vie, c’est-à-dire à son historicité (le fait d’être un être historique) et cette affirmation le métamorphose en créateur[68]. A contrario, le dernier homme a lui aussi nié toute valeur au monde, mais demeure soit dans un non, dans un refus de vivre selon la vie, soit dans un oui béat qui investit son vouloir et sa puissance de manière indifférente ( rien ne vaut la peine). L’illustration parfaite de cette différence se trouve dans les images que Nietzsche utilise au début du premier livre de Ainsi parlait Zarathoustra[69]. Nietzsche enseigne par ces paraboles que l’homme ne doit pas seulement briser les tables de la loi –lion, mais surtout se créer une loi, capable de redonner sens à l’humain –enfant. L’enfant a cela de particulier qu’il prend la vie comme elle vient, avec innocence, sans précéder[70] ce qui lui vient du monde par le langage ou la représentation.
Finalement, Nietzsche décrit ce passage d’un non vindicatif à un oui affirmatif comme une transvaluation des valeurs. Cela signifie que celui qui est un pont, un passage, détruit toute valorisation objective de la vie, que ce soit une valeur de vérité, de finalité ou autres, et crée de nouvelles valeurs – ses propres valeurs –, non-héritées, qui ressortent cette fois d’une expérience déterminée du monde c’est-à-dire d’une expérience qui veut les conditions de sa présence dans l’orbite du temps, à savoir le fait de devoir un jour décliner. Mais celui qui accepte ainsi son propre déclin veut en même temps affirmer ses valeurs : celles-ci ne recouvrent plus un caractère objectif, mais sont l’expression de la subjectivité[71]. Cette réinvention des valeurs est nécessaire, dit Nietzsche, pour dépasser concrètement le nihilisme, car si l’on nie toute valeur à ce monde ou si on lui en attribue une arbitraire, on nie en définitive sa propre valeur, on se nie soi-même.
L’Eternel retour du même
Nous répondrons ici à la question suivante : est-ce que de cette rédemption découle une nouvelle manière d’appréhender le temps ? Pour répondre à cette question, il faut faire intervenir ce que l’on vient de dire du surhomme. En effet, celui-ci ne présente pas le temps comme un être – il était, mais comme le résultat de son propre vouloir – Cela je l’ai voulu. Il faut donc ici s’interroger sur les conséquences de ce vouloir sur le passer.
Heidegger dit que «l’éternel retour du même est le plus haut triomphe de la métaphysique de la volonté qui désire éternellement son vouloir même«[72]. Etant donné que le passé est le produit de la volonté, cette volonté s’avère donc capable de re-vouloir son passé, c’est-à-dire qu’elle désire le retour de ce qui est passé et bannit ainsi tout ressentiment de son rapport au temps. Le problème est ici le suivant : si la volonté re-veut son passé, n’est-elle pas elle aussi figée dans son vouloir ? Quelle est la différence avec ceux qui ont fixé une fois pour toute leur volonté – nihilistes ? Cette fixation ne peut être obtenue, nous dit Heidegger, seulement dans la mesure où l’homme est capable de se mettre au-dessus de lui-même, c’est-à-dire seulement s’il est capable de se déterminer lui-même sans recourir à la définition dans laquelle il se trouve –animal rationale depuis Aristote. Ainsi, lorsque l’homme opère sa propre détermination, il imprime le sceau de l’éternité à chaque exercice de sa volonté et accepte, dans cette auto-détermination de la volonté, son propre déclin, puisque une fois déterminé, il ne peut plus vouloir se déterminer différemment ( son passé ne pourrait pas être re-voulu). Finalement, l’affirmation du vouloir sur le temps fixe une valeur, non plus objective et reconnue comme tel par tous, mais subjective, c’est-à-dire qui n’engage que celui qui la fixe.
Parallèlement, l’éternel retour est la condition principale pour l’Etre de tout devenir, puisqu’elle désire que ce qui vient de passer revienne et ce éternellement :
«Tout va, tout revient ; la roue de l’être marche sans fin. Tout meurt, tout renaît, l’an de l’être est éternellement en cours.
Tout se brise, tout est rassemblé ; éternellement se bâtit la même maison de l’être. Tout se sépare, tout se retrouve ; l’anneau de l’être reste éternellement fidèle à soi-même. «[73]
L’Eternel retour du même est donc l’Etre de tout devenir, parce que vouloir affirmer sa volonté positivement dans le temps revient à libérer l’avenir du chaos et de l’absurde – chaque acte de la volonté se réfère à la volonté de puissance qui délivre, ainsi cet acte subjectif de la volonté peut donner sens à l ’humain. L’éternel retour permet donc d’entrevoir un plus que l’homme, un au-delà de l’homme.
En ouvrant les portes de l’avenir, l’éternel retour donne le temps : en effet, le temps est rattaché au vouloir, la conséquence en est que ce qui passe ne fait plus que passer, mais est voulu et ainsi donné à la volonté. De plus, la puissance de cette volonté ne cherche pas, selon Nietzsche, à devenir acte (comme chez Aristote : toute chose vise son telos, le gland deviendra chaîne), mais continue à s’intensifier infiniment et démesurément. Le devenir retourne donc constamment à la volonté de puissance ; c’est-à-dire que la puissance de l’homme, loin de s’arrêter à poursuivre des fins qu’elle aurait elle-même déterminée, continue à être puissance dans le temps : « Homme ! Toute ta vie est pareille à une horloge à sable, qui se renverse sans cesse, avec toujours le même sable qui s’écoule, le temps d’une minute, pendant laquelle toutes les conditions qui déterminent ton existence reviennent dans l’orbite du temps[…]Cet anneau dont tu es un petit maillon, éternellement reviendra briller.«[74] En clair, cela signifie que l’avenir, le monde n’est pas configuré à partir du présent, mais est en perpétuelle reconfiguration.
Pour aller un plus loin dans les profondeurs de cette pensée, on peut remarquer que cette vision du cercle, de l’anneau, est l’origine de toute la philosophie de Nietzsche. Dans ses plus intimes recoins, celle-ci avoue que le trajet de l’homme à l’Etre n’est jamais accompli pour de bon, que la compréhension que l’on peut extraire du monde à partir d’une interprétation ne doit pas devenir l’interprétation irréductible du monde. Par conséquent, cette compréhension doit sans cesse passer d’une rive à l’autre, du monde à l’interprétation qu’on en fait et inversement, continuellement et éternellement. L’homme doit donc toujours confronter les conditions de son existence, ses acquis et ses résolutions eu égard à l’orbite du temps dans lequel il se trouve, ainsi seulement l’homme peut espérer accoucher du devenir.
Conclusion
Nous avons dans ce travail effectué une analyse du temps dans son rapport à l’Etre de l’homme pour montrer l’apport spécifique de Nietzsche dans ce domaine. Ce dernier, comme on a pu le constater, opère une polarisation de l’Etre. D’un côté, une puissance qui dit oui et de l’autre, une qui dit non. Nietzsche montre que cette volonté négative est ressentiment de la dimension transcendante du temps et qu’elle débouche sur la vengeance et la négation de cette dimension (négation que Nietzsche appelle nihilisme). Mais il s’agit de comprendre, conformément aux buts explicités dans l’introduction, que la volonté active et créatrice (Nietzsche l’attribue à l’homme qui veut se dépasser) s’origine au cœur même de ce nihilisme. Nietzsche propose donc à l’homme non seulement de faire Tabula rasa de toutes les valeurs dont ils héritent, mais surtout de passer à l’étape suivante, à savoir créer de nouvelles valeurs. C’est seulement à cette condition que l’homme peut réellement prétendre être délivré de la vengeance.
Au niveau de l’enseignement pratique, il faut mentionner tout l’effort de Nietzsche pour que l’étant puisse à nouveau désirer son Etre. En effet, dans les cas de nihilisme que nous avons traité, apparaît souvent ce rejet du monde, cette indifférence à l’égard de la vie. Nietzsche parle de cette indifférence en terme poétique : «Le désert croît«. Mais la poésie a parfois bien du mal à soigner la douleur face à l’écroulement progressif du monde. On peut donc louer cette œuvre car elle vise à redonner sens à l’humain. C’est pourquoi, nous aimerions conclure ce travail en citant un petit extrait de M. Serrano (Nietzsche et l’éternel retour, page 43) intitulé «Le donneur de sens« :
«L’affirmateur de la vie dans son aspect dionysiaque, le négateur des négateurs de la vie, des inventeurs de ce qui n’existe pas, propose quelque chose qui n’existe pas, et dont il sait que cela n’existera jamais, parce que c’est seulement une invention, une création – dans laquelle réside la nostalgie. – Une irruption d’histrion, une introduction subreptice, un simulacre à l’intérieur du Cercle des hasards de l’éternel retour. Ou est-ce qu’il a voulu croire que ce qu’il a inventé, que le Sens qu’il a apporté depuis la plus haute tonalité de l’âme, comme un médium de pouvoirs supérieurs, est plus réel que tout le réel, que tout hasard, que toute répétition fatale des hasards du Cercle, plus réel que la réalité, parce que c’est ainsi irrévocable, une fois, toujours, comme dit le vers de Rilke ; parce que la fleur Qui n’Existe Pas est fleur plus que toutes les fleurs ; parce que la création ne peut créer qu’à travers l’homme ; parce que c’est seulement par nous qu’il y a maintenant création.
De cette façon, les hasards individuels se changent, à l’intérieur du Cercle, en destin, en nécessité, et le désespoir en Amor fati. «Dans ma vie il n’y a plus de hasard « écrivait Nietzsche «mes hasards sont remplis de signification«. «
Introduction
Dans cette dissertation, nous traiterons la question du temps, telle qu’elle est thématisée par Nietzsche dans son œuvre récapitulative intitulée Ainsi parlait Zarathoustra[1], ainsi que le commentaire de cette réflexion par Heidegger[2]. Il s’agira d’expliciter la conception nietzschéenne du temps dans son rapport à l’homme. En effet, selon Nietzsche, la tragédie s’origine dans la souffrance éprouvée par l’homme face à la dimension transcendante du temps. Pour échapper à cette situation défavorable, il rejette par vengeance tout ce qui est temporel, passager, tout ce qui ne fait que passer en élaborant des stratégies de fuite à l’encontre du temps. Tout l’effort de Nietzsche est d’essayer de délivrer l’homme de cette vengeance[3] afin que celui-ci transforme son vouloir vengeur en vouloir créateur[4]. Comme nous le verrons et ici déjà, le temps peut être considéré comme le point de départ, l’origine, à partir de laquelle se déploie toute la problématique nietzschéenne.
Le but de ce travail est de donner un aspect systématique à cette pensée en définissant la qualité de cette relation entre l’homme et le temps, dans sa version négative – ressentiment, puis dans sa version positive – délivrance de la vengeance. Pour ce faire, nous procéderons de la façon suivante. (1) Nous essaierons d’abord d’expliquer ce qu’est la dimension transcendante du temps, puis nous prendrons connaissance de la détermination de l’Etre de l’homme telle qu’elle est pensée et comprise par les générations antérieures à Nietzsche[5]. Ceci nous permettra de prendre conscience du fait que c’est à partir d’une manière particulière d’envisager le rapport obligé entre l’Etre de l’homme et la nature du temps que réside l’essence du ressentiment. (2) Ensuite, nous caractériserons le nihilisme –attitude issue du ressentiment qui mène à la négation de la dimension transcendante du temps, puis dans un deuxième temps chacune des différentes positions nihilistes selon leurs modalités propres. Ce travail est nécessaire afin de bien saisir pourquoi par la suite Nietzsche réclame le dépassement du nihilisme et à partir de quoi il conçoit la possibilité effective de celui-ci. (3) Finalement, nous chercherons à savoir comment Nietzsche envisage de délivrer l’homme de la vengeance en inventant une nouvelle volonté, subjective et affirmative, qui libère l’homme de son emprisonnement au temps. Ainsi, on se rendra compte que c’est à partir de la même transcendance du temps –objet du ressentiment de la volonté, que Nietzsche entrevoit cette possibilité.
Partie I : Le ressentiment
(a) Le Temps et l’Etre.
Dans cette partie, il s’agit de rechercher l’origine et l’essence de ce ressentir contre le temps. Pour ce faire, nous présenterons la manière dont Nietzsche comprend le temps puis l’Etre de l’homme eu égard à la tradition à laquelle il se réfère et d’autre part comment il présente leur inévitable interaction. Ainsi nous comprendrons en profondeur ce qui pose problème à Nietzsche dans la manière dont les philosophes, prêtres et autres dominants ont présenté ce même rapport.
Le temps
Le temps va, dit Heidegger, s’en va, est une venue, mais une venue qui vient pour s’en aller[6]. Nietzsche, dans un langage plus poétique s’exprime ainsi : “Aller pas à pas –quelle vie ! Une jambe puis l’autre, c’est teuton et lourd”[7]. Le temps a précédé la présence de l’homme et lui succédera : il renvoie donc ce dernier à sa finitude. En passant de la sorte, le temps n’offre à l’être que ce qu’il a en propre, autrement dit ce qu’il laisse derrière lui. Lors de ce mouvement, de cet élan, le temps ne peut donner que son passer, puisque même le maintenant n’est maintenant qu’en tant qu’il passe. De plus ce passer ne donne concrètement que du passé, puisque l’instant qui est, n’est déjà plus et celui qui sera n’est pas encore (Cela signifie que c’est dans sa donation même qu’il est enchaîné au passé). C’est pourquoi Nietzsche reconduit le legs du temps à du «il était«. Il ajoute que ce «il était« apparaît comme une pierre contraignant la volonté dans son vouloir (à voir plus tard) ; par conséquent l’homme reste absolument dépendant de l’aller du temps.
La transcendance du temps ressort, comme on a pu le constater, de son insaisissabilité, de sa démesure. En effet, est transcendant quelque chose qui excède notre pouvoir de connaître, qui dépasse notre finitude. Il n’est donc pas possible de le circonscrire unilatéralement ni d’avoir une véritable maîtrise sur lui. La seule maîtrise que l’homme est à même d’exercer sur le temps est limitée au «il était«, sur ce qui, à proprement parler, n’est plus en son pouvoir. Par conséquent, l’homme ressent cette transcendance et cherche à y échapper en imposant un caractère passager à tout ce qui se trouve dans le temps. Ainsi il destitue le temps, autrement dit la vie telle qu’elle est, et crée à sa place un univers stabilisé à l’abri des contingences du temps (cette création est la manifestation explicite du ressentiment). Considérons maintenant l’homme ou plutôt l’Etre de l’homme afin de mieux comprendre l’essence même de ce ressentir contre le temps.
L’Etre
La question de l’Etre paraît inévitable, du fait que c’est à partir de sa détermination, que celui-ci s’avère incompatible avec la transcendance du temps. Il s’agit donc ici de présenter cette détermination et de montrer en quoi celle-ci pose problème à Nietzsche. Mais avant de commencer, nous signalerons un élément qui prend ici toute son importance vu que Heidegger nous sert de guide dans le développement qui suit. En effet, ce denier distingue dans Etre et Temps, l’ontologie de l’ontique, ce qui revient à disjoindre l’Etre du pur étant (Dasein). Il définit l’Etre de l’étant comme don[8], et l’existence de l’étant comme son ouverture à l’Etre. Alors que Nietzsche, en tant qu’héritier d’une tradition métaphysique dont il n’échappe qu’à moitié[9], pense le maintenant de l’Etre, à savoir l’étant comme manifestation de l’Etre, qui dans sa philosophie apparaît comme volonté de puissance[10]. Mais voyons maintenant sans plus tarder par quelle détermination de l’Etre Nietzsche a été influencé et pourquoi celle-ci lui pose problème.
Qu’est-ce que l’Etre ? Ou plus précisément, en langage métaphysique, qu’est ce que l’étant en tant qu’étant (sa marque commune)? Cette question revient à considérer l’Etre de l’étant dans sa totalité (et plus particulièrement l’Etre de l’homme), qui à ce titre détermine les étants en tant qu’étant. Dans la métaphysique moderne, l’Etre de l’étant dans sa totalité se comprend comme volonté, comme vouloir : celui-ci est défini par Schelling comme l’Etre originel, dont les prédicats sont l’indépendance à l’égard du temps et l’éternité. Comme l’Etre de l’étant détermine tout étant, il les détermine donc forcément comme indépendant à l’égard du temps. L’Etre se voit donc attribué, dans la tradition métaphysique, une détermination qui paraît inconciliable avec l’essence du temps, tel que nous venons de la présenter.
Nous avons par cette description atteint l’origine de la problématique nietzschéenne. En effet, c’est à partir de cette configuration-là précisément que Nietzsche pense le rapport de l’homme au temps. Heidegger nous apprend que «le pensé d’un penseur ne se laisse surmonter que lorsque l’impensé dans son pensé est re-situé dans sa vérité initiale«[11]. Cette phrase trouve sa parfaite illustration dans la philosophie de Nietzsche. En effet, ce dernier pense l’être de l’homme conformément à la tradition métaphysique, c’est-à-dire comme volonté, et le temps comme transcendant, inaccessible. Nietzsche découvre donc ses questions à l’intérieur d’une compréhension commune et partagée par toute une tradition. Mais la particularité de son effort est d’avoir interprété cette dialectique dans le but de réconcilier ces deux dimensions hétérogènes dans une compréhension positive. Notons que nous employons ce terme positif à dessein afin de distinguer avec plus d’insistance cette compréhension d’une compréhension radicalement négative incarnée par ceux qui considèrent le temps comme l’ennemi irréductible de l’homme. Il s’agit maintenant de montrer pourquoi cette dialectique aboutit au ressentiment puis, par la suite, à la négation de la dimension transcendante du temps.
b) Essence et problème
Essence
Cette relation de l’homme au temps, Nietzsche nous enseigne qu’elle entraîne ressentiment à l’égard du temps. Il bâtit sa pensée à partir d’un état ressenti psychologiquement par l’homme et interprété par la suite métaphysiquement : l’homme souffre du temps et cette souffrance tire son origine de ce qu’est l’homme stricto sensu. En effet, la volonté est “impuissante envers tout ce qui est fait”[12], parce qu’elle ne peut plus vouloir ce qui se trouve derrière elle. Ce derrière elle, Nietzsche le décrit comme un solide rocher ; la pierre du “il était”, du “ce fut”, du on ne peut désormais plus rien y faire. Cette pierre est solide et enchaîne la volonté de l’homme, c’est-à-dire son Etre, au temps qui passe et qui avance. Plus précisément cette relation est ressentie dans le sens où l’Etre de l’homme, compris comme vouloir indépendant et éternel, se trouve pourtant dans le temps soumis au temps : «la volonté (= l’Etre de l’homme) ne peut pas vouloir revenir en arrière ; qu’elle ne puisse briser le temps et le désir du temps – c’est là sa tristesse la plus solitaire«[13]. L’Etre ne peut donc effectivement se déployer que dans des conditions absolument contraires aux qualités qui lui ont été attribuées par la pensée. Cette relation entre le temps et l’homme apparaît donc en définitive comme négative pour Nietzsche.
Mais pour aller un peu plus loin dans la réflexion, affinons encore la description de l’essence de cette relation afin de percevoir ce qui la rend vraiment négative et surtout pour se rendre compte à quoi s’attache cette négativité. Car ce ne sont pas tant les conditions de cette relation en elles-mêmes qui sont contraires, mais bien la manière dont l’homme les présente. Cette présentation, selon Nietzsche, est négative puisqu’elle résulte d’une volonté réfractaire à l’encontre du temps[14]. Négative aussi, parce que cette volonté, qui ne peut avoir de maîtrise sur le temps, pousse l’homme à s’inscrire contre le temps. L’homme veut, dans son vouloir, anticiper et précéder tout ce qui vient du temps et présente ainsi, par ressentiment, le monde comme allégorie de l’Etre et de la sorte place ses valeurs, sa vie, dans un temps présenté, dans un temps de l’Etre.
Après avoir montré l’essence de cette relation, on peut légitimement affirmer que c’est à l’intérieur même de cette présentation que se niche le ressentiment, car celle-ci est vengeance de la volonté contre le temps : «cela, oui, cela est la vengeance elle-même : le ressentiment de la volonté contre le temps et son il était.[15]« Cette vengeance de l’homme incarnée –comme nous le caractériserons plus tard– par la raison ou la croyance, s’attaque à tout ce qui passe ou ne fait que passer[16]. Elle s’attaque de prime abord au temps, le disséquant, le décomposant, le fragmentant en unité maîtrisable (en unité qu’on nomme en français, par exemple, aspectuelle et temporelle, et qui finalement ne servent qu’à renforcer notre illusoire maîtrise du monde et confirmer l’autorité de notre volonté sur le temps). Pour résumer, on peut dire que dans ce ressentir de la volonté, l’homme développe un vouloir qui en veut au temps, d’une part au temps dans sa dimension transcendante, c’est-à-dire qui dépasse notre pouvoir de connaître et d’autre part au temps restitué au vouloir comme pur «il était«.
Problème
Pour continuer cette réflexion et voir de plus près ces enjeux, montrons à quel niveau Heidegger situe le problème dans la compréhension de cette relation entre l’Etre et le temps. Dans Qu’appelle-t-on penser, Heidegger s’insurge contre la prérogative insolente de l’Etre dans toute la métaphysique occidentale depuis sa création, ce qui l’amène à dire qu’une certaine partie de la métaphysique n’a pas encore été pensée ou demeure encore impensée[17]. Pour bien mettre en évidence en quoi réside cet impensé pour Heidegger, faisons un exemple. Déjà dans la tradition grecque (tradition qui influencera profondément la pensée occidentale), la manière de concevoir le temps participe d’un modèle de pensée ramenant tout à l’Etre ; l’Etre comme seul référent du monde. Celui-ci parfois apparenté au logos se révèle une grille de lecture inéluctable pour soustraire l’homme à l’invariance du destin. Chez ces penseurs, l’essence du temps est donc appréhendée à partir de l’être uniquement : le temps est présent ou le temps est absent. Le temps qui est passé comme le temps qui est à venir, souligne Heidegger, manque d’être-présent.
C’est justement ce présupposé, à savoir que le temps découle de l’Etre, que Heidegger nomme explicitement l’impensé de la métaphysique. Il refuse, en effet, que la pensée fasse sienne, l’idée que le temps soit, tout simplement, sans penser réellement l’essence du temps. Il poursuit cette réflexion dans son ouvrage intitulé Etre et Temps[18]. Nonobstant le rejet actuel de la réflexion métaphysique, il continue à penser l’essence du temps, cette fois non plus à partir de l’Etre, mais comme condition de l’apparaître des choses, c’est-à-dire comme possibilité d’ouverture à l’Etre. Il y a donc l’idée que le temps va ou plutôt s’en va avant d’être ou d’avoir été. Ici, on n’a plus du tout affaire avec une présentation du temps par l’Etre, mais bien plutôt à une adresse du temps pour l’Etre. Que l’être soit jeté dans le temps signifie donc bien que le temps précède à chaque fois l’apparition de l’Etre et que par conséquent celui-ci se résume, au regard de l’Histoire, à une simple manifestation historique de la volonté. Pour résumer, on peut dire que la métaphysique traditionnelle a eu tendance à séparer l’Etre de l’étant, à distinguer l’essence de l’homme de sa présence dans le temps.
Mais revenons, après ces quelques éclaircissements, au centre de notre sujet. Nous avons vu que le ressentiment s’origine clairement dans cette présentation du temps par l’homme et d’autre part que cette présentation est issue d’une manière particulière de questionner l’être[19](manière dont nous avons montré à quel point elle est critiquée à la fois par Heidegger et par Nietzsche). Il s’agit maintenant d’exposer les occurrences historiques de ces présentations, ce qui nous permettra de comprendre pourquoi Nietzsche dit qu’elles se rejoignent toutes par le fait d’être ressentiment à l’égard du temps.
2ème partie : Négation
Nous avons vu en décrivant le ressentiment que celui-ci est une volonté réactive qui se manifeste par une compréhension figée de tout ce qui environne l’homme: elle est active en tant que volonté de puissance, mais devient réactive, parce que «la morale des esclaves oppose dès l’abord un non à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui est différent d’elle, à ce qui est son non-moi : et ce non est son acte créateur. «[20]. Cette volonté réactive est donc une volonté de seconde zone, elle procède de l’homme : «une adaptation intérieure, toujours plus efficace, à des circonstances extérieures«[21]. On peut aussi la définir, suivant M. Serrano, comme une volonté régularisée : la volonté est une «véritable irrégularité qui a le pouvoir de devenir régulière«[22]. Nous avons également montré d’où provient cette fixation, en présentant la souffrance ressentie par l’homme devant le temps qui passe. Ce qu’il faut voir maintenant, c’est la conception du temps et la forme de ressentiment qui en résulte et ce relativement au degré de négation de la dimension transcendante du temps. Mais avant d’aborder cette tâche, montrons comment Nietzsche comprend le passage de la vengeance à l’esprit de vengeance.
De la vengeance à l’esprit de vengeance
Nietzsche dit à un moment donné que «c’est pour la malédiction des humains que cette folie ait appris l’esprit«[23], ce qui signifie que c’est en esprit que celle-ci se manifeste ou plus précisément que ce ressentiment –qui n’est autre qu’un sentiment de vengeance à l’égard du temps– devient, selon Nietzsche, négation chez l’homme, ce qui revient à transformer une émotion, un sentiment en une pensée implacable et dure (ceci est important dans la mesure où la négation n’est pas seulement ce qui vient après le ressentiment, mais surtout ce qui est créé par le ressentiment).
La première victime de cette vengeance devenue esprit est encore une fois le temps lui-même, car l’homme ne peut plus vouloir ce qui s’en est allé, du fait que le temps «laisse s’en aller l’aller dans le passé[24] «. C’est pourquoi, l’homme donne à tout ce qui est déjà passé une forme synthétique et irréversible. Synthétique, parce que l’existence est reconduite à la synthèse de ce qui a été fait, en sachant que face à ce qui a été fait, il n’y a plus rien à faire. Irréversible, parce qu’une fois ce jugement proclamé, l’existant est contraint d’assumer ce qu’il a fait. Nietzsche explique dans son chapitre intitulé «Du criminel blême«[25] : «une chose est la pensée, autre chose l’acte, autre chose l’image de l’acte«. Il refuse donc d’assimiler l’être à ce qu’il a fait dans le temps : une personne qui a tué, n’est pas un tueur et encore moins un criminel, mais simplement quelqu’un «qui ne voulait pas avoir honte de sa folie«[26].
De plus, cette vengeance ne s’appelle jamais par son propre nom, dit Nietzsche, elle se nomme châtiment. «Elle donne ainsi à sa nature faite d’hostilité l’apparence du droit. Elle couvre sa nature haineuse en affectant de sanctionner«[27]. Ce terme, dont la justice[28] s’est faite le porte-parole, affiche avec fierté son pouvoir. En effet face au temps, l’homme est impuissant, mais s’il sanctionne l’homme dans le temps, ainsi peut–être celui-là a l’impression d’avoir un certain pouvoir sur l’existence. C’est pourquoi, le châtiment est clairement le rapport que l’homme entretient avec sa condition temporelle : «Ceci, ceci est ce qu’il y a d’éternel dans le châtiment existence, que l’existence doive éternellement rester acte et faute.« [29]
Enfin, on peut faire remarquer que Heidegger dit à un moment donné que cet «esprit de vengeance détermine toute pensée traditionnelle«[30]. Il entend par-là que l’esprit de vengeance, caractérisé par Nietzsche, est l’être de l’étant dans sa totalité, tel qu’il est interprété dans la métaphysique traditionnelle. Il s’agit donc de voir en quoi ces interprétations[31] participent de ce que Nietzsche vise, lorsqu’il parle d’esprit de vengeance et surtout montrer la manière dont ces interprétations nient le temps, soit ici la valeur à accorder au temps.
Figures de l’esprit de vengeance
Ces figures que nous allons décrire à présent sont les principales cibles de cette œuvre (Zarathoustra). Nietzsche les met au rang de coupables pour avoir envenimé l’esprit des hommes et d’être devenus eux-mêmes l’opium du peuple. Il les accuse d’être les responsables de ce dégoût et de ce mépris de la vie, car ils ont bâti un monde à la mesure de la volonté humaine, un monde à la structure claire ; un monde face auquel la volonté est apte à jouer de sa puissance, c’est-à-dire régi par des règles et ramené à un fonctionnement logique, à un système négatif dont l’homme est le créateur.
Mais nous devrions plutôt dire des fonctionnements logiques ou des systèmes, car Heidegger nous rend attentif au fait que nous avons chez Nietzsche affaire à des déterminations historiques de l’être, c’est-à-dire inscrites dans le temps. En effet, est nihiliste une attitude globale qui remplace la volonté active par une volonté réactive, c’est-à-dire une attitude qui «nie les fonctions où la volonté de vie se manifeste active et formatrice«[32], mais en particulier, cette attitude peut se manifester par différentes voies : soit par la recherche d’unité, soit par celle de vérité, soit par celle de fin ou de finalité. Ces trois voies, Heidegger les identifie aux trois nihilismes décrits par Nietzsche. Ceux-ci, en effet, recoupent l’histoire du nihilisme, mais ne cherche pas à en définir les occurrences exactes : «[Nietzsche] veut [simplement] démontrer la manière dont le nihilisme se développe sur le fond de l’intérieur enchaînement de ces suppositions des suprêmes valeurs«[33].
Le nihilisme métaphysique
Ce nihilisme remonte à Platon, qui lui à opéré en premier une schématisation globalisante du réel. Il a séparé le monde en deux sphères hétérogènes : d’un côté le monde intelligible (le monde des idées = monde vrai) ne pouvant être appréhendé qu’à partir du logos ; de l’autre un univers sensible (monde apparent[34]), où tout est éphémère et périssable, où rien ne dure ; les connaissances que l’on peut espérer posséder de ce monde-là sont aléatoires et jamais absolues, du fait qu’elles proviennent de nos sens. Celui-ci pense l’Etre des choses –le Beau, le Bien – comme archétype de l’étant et donnera comme tâche à cet étant de s’approcher, par l’intermédiaire de sa raison, au plus près de son Etre[35].
Ce qui nous intéresse ici, c’est de voir que Nietzsche interprète cet usage de la raison comme développement d’une volonté de puissance (qui, dans sa compréhension, est le caractère intelligible de toute volonté[36]) pour pallier au ressentiment, c’est-à-dire une volonté qui nie la dimension transcendante du temps. Après Platon, la métaphysique reste dépendante de cette première configuration : l’essence de la métaphysique en tant que vérité sur l’étant dans sa totalité [37]. Le rôle de la prima philosophia dans l’histoire de la pensée demeure la clef de voûte de tous les systèmes philosophiques élaborés ultérieurement et c’est aussi cette fixation-là que Nietzsche rejette, à savoir de n’avoir pas été capable de continuer le travail de la pensée après Platon, car «dans cette maîtrise de l’univers et dans cette interprétation de l’univers à la manière de Platon, il y avait [au moins] une jouissance d’un autre ordre«[38].
Ce nihilisme métaphysique trouve son apogée dans les religions et plus particulièrement au sein du christianisme et des grandes religions écrites (il en va en effet différemment des traditions païennes ou chamaniques). Celles-ci ont par le biais d’une révélation, reçu une vérité, une forme d’être au monde, qui une fois reconnue par les humains, fonctionne comme référent indépassable à tout ce qui advient sur terre, plus rien n’est donc laissé au hasard :
«[Jésus] interpréta cette vie, il y mit le sens et la valeur les plus élevés –et par-là lui donna la force et le courage de mépriser tout autre genre de vie, […], cette secrète et souterraine confiance en soi-même qui ne cesse de croître jusqu’à qu’elle soit prête à «vaincre le monde«. «[39]
Dieu est donc le point final de toute question et la solution de tous les problèmes. Le croyant se voit, à travers la figure du père protecteur, abrité des malheurs du destin. Ce qui pose problème pour Nietzsche dans ce cas réside dans le fait que la religion, agissant ici pareillement à la raison, offre à l’homme une grille de lecture du réel prédéterminée et qualifiée de vrai : ce monde tel que nous le connaissons entre, dans la conception chrétienne, en rivalité avec la cité de Dieu. Tout espoir, toute réussite est donc mesuré à l’aune du jugement dernier, car toute chose terrestre est jugée à partir de cet autre monde ; finalement c’est de cet autre monde que le nôtre reçoit sa valeur et sa réalité. C’est donc pour lutter et vaincre le ressentiment que la volonté agit ainsi, car là-haut le temps n’est plus.
De plus, on pourrait, par sagacité, aller jusqu’à dire, que dans un cas comme le christianisme, cette souffrance de la volonté, ce ressentiment est dans une certaine mesure considéré comme un bien, puisque il contraint l’homme à désirer encore plus un ersatz à ce monde ; ce qui revient à dire que, dans un cas comme celui-ci, le ressentiment s’avère un bon argument pour dégoûter l’homme de sa propre vie et lui faire miroiter cet autre monde comme son plus profond désir.
Nietzsche appelle ces deux attitudes nihilisme, parce que la vie se voit niée au profit de la vérité. Cette Vérité[40], c’est-à-dire cette volonté consciente de chercher la vérité, n’a jamais été remise en question ; elle s’est figée comme un a priori de la pensée. Nietzsche essaie de prouver par-là que ce qui a pu être un moment donné une expérience possible du monde ne doit pas devenir la règle du jeu des siècles qui suivent. La vérité de l’Etre, si elle existe, doit être proclamée historiquement et non devenir le référent déterminé (morale du bien et du mal), sur lequel tout le monde s’accorde par un clignement de l’œil[41].
Nietzsche oppose au critère de vérité comme finalité des efforts de la volonté, celui de vie ; la volonté dirige son vouloir sur la vie, elle veut la vie. Ce clivage opéré par Nietzsche entre vie et vérité apparaît comme une nouveauté, puisque la tradition chrétienne et occidentale a de tout temps affirmé qu’en cherchant la vérité, on trouvait la vie. On voit donc que cette différence – la vérité étant louée et la vie bafouée, même si elle a été vécue positivement et ardemment recherchée (soit comme un don de Dieu, soit comme un bénéfice de la raison[42]) par toute la tradition, est devenue une douleur insupportable pour certains. Nietzsche fait partie de ceux-là qui comprennent la vie comme excès, Hasard et Destin, comme quelque chose de non-unifié, de non-raisonnable, il va même jusqu’à «professer la non-vérité comme condition de la vie«.
Le problème de la vérité ne s’arrête pas là. Celui-ci provient du fait qu’étant une expression de la volonté de puissance (une volonté de puissance négatrice en l’occurrence), elle refuse de se confronter aux ravages du temps et à la décrépitude et ainsi refuse de décliner, en désirant imposer sa puissance bien au-delà des limites de la vie : elle est humaine, trop humaine. Ces vérités deviennent aussi dans un certain sens des impensés, parce que certains penseurs se basent ensuite sur ces vérités-là pour élaborer leurs propres systèmes.
Nietzsche considère Schoppenhauer comme l’un de ces penseurs : en effet, lorsque ce dernier affirme «je veux«, il a devant lui l’image immobile d’un je invariable et indépendant, libre de toute inscription historique et valable universellement[43]. Nietzsche dit que la proportion de chance pour que le prédicat de ce vouloir soit le je est bien faible, car qui est je? Et quelle est la prégnance de la subjectivité, c’est-à-dire la part de création personnelle, dans ce je ? Certains philosophes font donc l’erreur, toujours selon Nietzsche, de ramener et reconduire leur pensée à des fondements connus et hérités, de les réduire à du déjà pensé.
Pour résumer, ce qui pose donc problème dans la philosophie et la religion réside dans le fait que toutes deux anticipent l’adresse de l’Etre [44]: c’est-à-dire qu’elle précède toute compréhension possible d’un phénomène par une interprétation[45] irréductible obturant ce que le monde donne à penser. Le but de cette compréhension est d’avoir une longue descendance ou plus précisément de créer une tradition reprise et répétée ad aeternum. Par l'acte philosophique ou théologien, le champ des potentialités est donc réduit à un seul rapport, à savoir celui de l’homme au monde ; cette compréhension traditionnelle est celle contre laquelle Nietzsche de dresse. C’est pourquoi il se prononce ainsi : «Soyons-donc, pour une fois, plus prudent, soyons antiphilosophiques !«[46]
Bibliographie
Ouvrages de références
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. par Robert M., Paris : 10/18, 1958.
NIETZSCHE, Friedrich, Le gai savoir, trad. par Klossowski P., éd. Gallimard (nrf), Paris, coll. : Folio/essais, 1982.
NIETZSCHE, Friedric
Liens utiles
- ÊTRE ET TEMPS, Martin Heidegger
- ÊTRE ET LE TEMPS (L’) [Sein und Zeit]. de Martin Heidegger (résumé)
- Commentaire du § 27 : « l'être- soi et le « on » ». Le paragraphe 27 fait parti du chapitre 4 « l'être-au-monde en tant qu'être – avec et en tant qu'être-soi-même ». Le « on ». Etre et temps (Heidegger)
- Être et Temps [Martin Heidegger] - fiche de lecture.
- Martin HEIDEGGER 1889-1976 Etre et Temps (analyse)