Réquisitoire contre la télé réalité
Publié le 16/04/2011
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Comment penser la télé-réalité, cette mise en écran obscène du grand déballage permanent ? Avant tout comme une sorte de «grande bouffe» télévisuelle qui signe notre entrée dans la civilisation de l'étouffement : au nom du remplissage impératif des antennes, un trop-plein d'images vides de sens aboutit paradoxalement à tuer le réel. Décryptage. Plus près, toujours plus près. Depuis que la télé-réalité fait son cinéma et que la caméra DV (vidéo numérique) a fait son entrée en scène, on ne sait plus à quel saint se vouer pour ne pas être contaminé par la réalité. Le réel est mis à l'épreuve des écrans (1). Il est partout. Dans les séquences de «Strip-Tease», comme dans celles de «Koh-Lanta». Hier, du temps de Frédéric Rossif et de «La Vie des animaux», les critiques tentaient d'établir une hiérarchie entre le méprisé «docucu» et le documentaire «de création». Aujourd'hui, les concepteurs de télé-réalité sont en passe d'être considérés comme des auteurs. Les vrais gens font irruption sur les écrans. Ils sont juge et partie. Le point de vue du réalisateur se confond avec le sentiment de ces modèles de vie. Il y a les nuls, et les pas nuls ; le discours adolescent a pris le dessus. Sous les décombres de la représentation, seul un petit nombre rechigne. Misère symbolique, crient les uns ; voyeurisme, se lamentent les autres. Mais il faut se rendre à l'évidence. La vie en direct a gagné. La vie immédiate a vaincu la médiation. L'insupportable, l'impitoyable, ont répondu à la demande. La démocratie sera participative ou ne sera pas. La télé sera interactive ou ne sera pas. L'opération «Loft Story» a réussi. Elle a déclenché des réactions variées, bien que la dominante fut sociologique et psychologique, rarement technique et anthropologique. Une génération élevée sous la mère aurait enfin appris à se connaître, selon le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron. «Pour la première fois, a déclaré Steevy à un téléspectateur, mon père a dit qu'il était fier de moi, et c'est tout ce que je voulais entendre.» Après Loana, le «debriefing» est devenu permanent. Il aboutit, selon Jean Baudrillard, «à l'enchaînement automatique des individus dans des processus consensuels sans appel». Il est impossible en effet de regarder une émission de télé-réalité sans avoir droit à un grand déballage. Dans l'isoloir, les participants se confessent. Et sur les plateaux, les commentaires vont bon train. Parfois, au château de la «Star Ac», à Dammarie-les-Lys, dans le 77, cela devient «trop délire». Les candidats trouvent la vie «hyperdure». Ils ne parviennent pas à contenir leurs larmes. L'émission terminée, il arrive aussi que les participants se rebellent. Un ancien candidat de «L'Ile de la tentation» accusait récemment TF1 d'avoir détruit son couple. Les éliminés de «Popstars» ont du mal à se réinsérer dans la vie active. Les éclopés du «Loft» se mordent les doigts. Bienvenue dans \"l'ère du remplissage\" ! Dans la presse, on multiplie les enquêtes sur cette télé qui fait mal aux gens. On dénonce un jour, on constate un autre. Il y a même des lofteurs heureux. Les revues s'emparent de la question. «\"Loft Story\", \"Le Maillon faible\" ou \"Star Academy\" (...) mériteraient qu'on les décortique parce qu'ils nous disent ce qu'est la société et où elle va», affirme dans la revue Esprit Denis Olivennes, l'ancien directeur général de Canal+ (2). Des livres paraissent qui tentent d'élucider cet engouement de la jeunesse pour ce nouveau cauchemar climatisé. Les professeurs s'inquiètent de cette génération sous influence qui se précipite au casting de ces terribles émissions. Mais rares sont ceux qui prennent à bras-le-corps ce que le psychanalyste et juriste Pierre Legendre nomme tout simplement «le meurtre de l'image». Un sociologue mal avisé annonçait il y a vingt ans l'ère du vide. On disait alors l'individu effacé. Nous voici maintenant pour de vrai dans «l'ère du remplissage». La réalité déborde de toutes parts, l'individu «explose» et nous ne savons plus comment les contenir. Il y a trop de réel, partout, trop d'émotions feintes ou de sincères émois. «L'homme est un sorcier pour l'homme et le monde social est d'abord magique», disait Sartre. La croyance au monde social tel qu'il se présente, à l'émotion telle qu'elle se manifeste, entraîne tout un chacun dans un monde où la distinction entre «l'image» et «la réalité» s'amenuise. La télé-réalité envahit l'espace des plateaux de télévision comme elle gangrène le discours de certains cinéastes et de certains hommes politiques. Avant de hurler au loup, il ne faudrait pas se tromper de cible. La télé-réalité n'est pas une erreur de parcours. Elle accompagne une mutation technologique qu'il serait bon d'interroger. L'individu-roi ne tombe pas du ciel. Dans cette affaire de «remplissage» et de vide congédié, dans ce trop de réel qui sature la parole, l'excès de proximité, l'excès d'émotion, l'excès de moralisation participent d'une même imposture. Nous sommes véritablement entrés dans la civilisation de l'étouffement. La télé-réalité n'est que le signe de cette promiscuité générale. Elle en est un des avatars. Car le mal provient d'un malaise plus profond. Et le paradoxe est total. Ce que nous ne parvenons pas à obtenir de notre désir ou de notre vision politique, nous le demandons à la technique. Nous mettons tous nos espoirs en elle. En l'ignorant. Puisque nous faisons tout pour oublier la caméra automatique, et nous rendre transparents devant elle. Notre confiance envers le dispositif technique est sans limites. Ce que nous n'oserions pas demander à la vie, nous le demandons à la caméra numérique. La pénétration de la réalité par les appareils imprègne nos comportements. A quel prix ! Il n'est plus question de re-présenter le réel. Il n'est plus question d'apprendre aux enfants à construire leur regard. Le réalisateur ne se soucie plus d'assigner le spectateur à une place dont celui-ci puisse bouger : il le scotche. Le réalisateur et le spectateur sont des complices. Tel est le triste programme de ce nouveau naturalisme. Le visible a chassé l'invisible. Plus de médiation ! La caméra disparaît. Le spectateur est emporté par la force de sa croyance dans le dispositif. Il est emporté par le flux des images. «Cela est même officiel, souligne l'essayiste et écrivain Pascal Lainé, les professionnels distinguent nettement les produits de flux (talk-shows, reality-shows, et tout le direct ou pseudo-direct) d'avec les produits de stock (films unitaires, séries, documentaires, grands reportages ; bref : tout ce qui est mis en boîte et conservé a priori)» (3). Il conviendrait donc de s'en satisfaire. Et d'entériner l'opposition facile entre télé intelligente, digne d'être conservée, et trash-télé, bonne à remplir les poubelles. La télé-réalité serait de l'après-image, comme la culture diminuée est de l'après-culture chez le critique littéraire George Steiner. Le malentendu est patent. Il y a beaucoup d'amertume à l'origine de cette démission. Et la sociologie ordinaire ne nous facilite pas la tâche ; elle encourage même le laisser-faire symbolique. A trop miser sur la socialisation, elle s'interdit de questionner le statut de l'image dans notre société. «La real-TV n'est rien d'autre qu'une manifestation particulière du mouvement général d'expression publique de l'intime», assène le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans la revue Le Débat (4). La télé-réalité s'apparenterait à un «training group», une manière d'apprentissage de la vie commune selon le spécialiste de la famille François de Singly. Tout est dit. L'intégration sociale passerait désormais par le «Loft» ou le château de la «Star Ac». Dans ces analyses, il n'est jamais question d'image. La plupart des sociologues ne se demandent jamais s'il existe une vie dans le monde de l'après-image ? Ils n'en ont cure. Ils justifient la télé-réalité par ce qu'elle est censée combler : un vide affectif, un besoin de reconnaissance. Ils font le pari de l'écran, pas celui de l'image. Ils se situent du côté de la réception, jamais du côté de la production. Ils parlent de ce qu'ils voient sur les écrans comme s'ils étaient en présence de la vraie réalité. A la limite, ils ne font plus la différence entre le point de vue des producteurs, des acteurs, et du spectateur. Ils fusionnent le tout dans un même phénomène social. On dira que le spectateur qui croit à la télé-vision a toujours attendu du dispositif automatique (la caméra) qu'il le transporte au sein même de la vie, de son mouvement, de son naturel. La télévision, c'est sa force, crée l'illusion d'être branché directement sur les choses. Croire à la télé-vision, c'est croire à la restitution intégrale de la réalité. La télé-réalité est un modèle d'exclusion Mais il n'y a pas que la télévision qui y croit. Lorsque le cinéaste Jean-Marc Barr prétend filmer la montée du désir grâce à la vidéo digitale dans Too Much Flesh, il entérine à sa manière l'idéologie de la transparence et du direct. Face à la télé-réalité, il est insuffisant de hiérarchiser les images, il est indécent de s'acclimater de la fracture télévisuelle. Ce qui est fallacieux, ce n'est pas le tout-image, c'est l'analogie entre l'image et le réel. Ce n'est pas parce qu'il y a trop d'images que nous sommes envahis par la réalité, c'est parce qu'il y en a de moins en moins. Regarder une image, ce n'est pas regarder le réel. Comme dit Pierre Legendre : «On bourre, on remplit, on promeut le plein.» Même quand il n'y a rien à voir. La télé-réalité, c'est souvent comme une fin de banquet, ça traîne, ça discute, ça dort, ça fabrique de l'inertie à force de vouloir combler le vide. Et quand ça pulse, c'est que le maillon faible s'est évanoui. De ce point de vue, la télé-réalité n'est pas un modèle d'intégration, c'est un modèle d'exclusion. Ce qu'elle met en oeuvre est une pure stratégie d'exténuation. A l'abus de visible, au flux continu du «visuel», correspond une perte d'image, et non un supplément de regard. Tant il est vrai, comme le souligne la philosophe Marie-José Mondzain, que «l'image n'est trompeuse que lorsqu'on ne sait plus qu'il ne s'agit que d'une image et de rien d'autre» (5). La télé-réalité n'est donc pas une fatalité. Elle est l'aboutissement logique d'une iconophobie qui a commencé bien avant elle. La demande de vision à distance (télé-vision), de vision sans regard, est plus ancienne qu'on le croit. La bêtise, à la télévision, comme au cinéma, n'est pas devant la caméra, mais derrière. Le réalisateur, à la télévision comme au cinéma, est celui qui garantit le passage du privé au public. Que chacun en fasse l'expérience. Ce n'est pas parce que je plante une caméra devant un quidam que je fais une image. Dans ABC Africa, un film documentaire de l'Iranien Abbas Kiarostami, les enfants tournent devant l'objectif comme des mouches autour d'une lampe. Dans cette séquence le réalisateur montre au spectateur qu'il n'a rien à montrer. Mais dans Ten, du même réalisateur, l'enfant qui hurle contre sa mère au début du film avec un plaisir évident, joue un rôle et produit un effet de réalité impressionnant. Dans le premier exemple, la confusion entre la vie et le spectacle public annule à proprement parler le spectacle. Dans le second, c'est le contraire. On a là la preuve que l'individu, quel qu'il soit, s'il est livré à lui-même, s'il n'est pas sollicité par un regard, interpellé par une voix, ne produit que de la conformité. C'est un automate, comme le disait si bien Robert Bresson. Il ne devient intéressant qu'à partir du moment où la caméra le propulse dans une image qui fera de lui un expérimentateur à part entière de la réalité qui l'entoure. Mais cette expérience n'a rien d'immédiate. Elle est le produit d'une médiation. Elle est le résultat d'une confrontation entre l'homme et la machine. L'appareil automatique - cette divine caméra qui nous dispense de reproduire le réel - a toujours eu le choix entre deux attitudes. Le cinématographe a toujours oscillé entre deux voies. Ou bien produire de l'illusion. Sauver coûte que coûte le soldat Ryan par exemple. Faire passer pour réelles des situations irréelles. Sauver le mythe. C'est la méthode Griffith et Spielberg. C'est aussi la méthode Matrix. Elle a ses lettres de noblesse. Ou bien produire une réalité supérieure, un spectacle du monde où il est possible d'imaginer la teneur du réel, d'avoir accès à l'invisible du visible. C'est la méthode de Dreyer, Hitchcock, Kiarostami, John Woo, etc. C'est également celle du grand documentariste Frederick Wiseman. Mais ce n'est certainement pas celle de Robert Guédiguian dans Marius et Jeannette. Cette dernière est davantage celle des vrais gens, celle de la télé-réalité, du cinéma du réel lorsqu'il abandonne son outil en cours de route. La méthode de la télé-réalité est un surgeon de cette école réaliste. On la repérait hier, par exemple, dans les naïfs reportages de la Croisière jaune commandés dans les années 30 par André Citroën. On la devine aujourd'hui chez tous les pâtres de la politique de proximité et du «docucu» hypernaturaliste. Il est inconvenant de la confondre avec les artisans de l'image, ces gardiens du «voir ensemble», qui se refusent à emprisonner le spectateur «dans toutes les servilités fusionnelles du visible et du sens» (Mondzain). Tout est permis, mais tout n'est pas profitable, disait saint Paul. La télé-réalité est une permission qui n'est profitable à personne. Elle entérine l'écrasement de la question de l'image. Elle organise la misère symbolique. Elle favorise une infantilisation généralisée de la politique. Elle promeut l'auto-érotisme à l'échelle sociale. Elle développe le culte de l'immédiat. Elle fait de nous des morts vivants. Aucune compréhension sociologique n'abolira l'impérieuse nécessité de dénoncer son imposture. La télé-réalité est notre nouvel iconoclasme. Il n'y a pas à transiger avec lui.
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