Qu'est-Ce Qu'un Classique ?
Publié le 05/12/2010
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Ah quel homme minutieux ce Flaubert ! S'en aller dans la forêt crier haut et fort ses quelques lignes écrites dans la journée afin d'en juger les effets, en voilà un qui a tout compris ! En effet, si la musicalité, le style, la beauté du vers ou de la prose n'y sont pas, l'œuvre ne peut devenir Chef-d'œuvre. « De la musique avant toute chose « dit Verlaine. L'une des conditions nécessaires à l'obtention du grand titre « classique « consiste donc dans cette idée d'esthétique sans laquelle, nulle chance de perdurer au travers des siècles. C'est pourquoi, un des sens du terme « classique « désigne certaines « grandes époques « de l'histoire où triomphe un style fait de grandeur, de raison, d'harmonie et de clarté. L'époque du classicisme. Les auteurs de cette période prennent pour modèle l'art antique et partent à la recherche du vraisemblable. En effet, selon Platon, le beau est associé au vrai et au bien. C'est ainsi que la recherche du vrai et du beau sont étroitement liées.
Aussi, une véritable œuvre d'art ne peut être entièrement terminée tant que son auteur ne la juge pas parfaite. Tout est analysé au peigne fin et rien n'est laissé au hasard comme l'avance Mallarmé « tout hasard doit être banni «. De plus, selon Bergson « aucun détail n’aurait pu, semble-t-il, être différent de ce qu’il est, parce que le tout est présent dans chacune des parties «.Chaque partie s'imbrique avec l'autre d'une façon si naturelle et si soignée que l'œuvre semble être faite d'un même bloc : cohérent et ordonné, d'une même unité. La Princesse de Clèves, dans laquelle nous pouvons admirer le lien spectaculaire entre l’intrigue principale et les histoires intercalées de la cours, comme celles de madame de Valentinois ou du Vidame de Chartres, en est un bon exemple. L'amour impossible entre la princesse et Monsieur de Nemour reste le fils conducteur du roman alors que s'immiscent, à juste mesure, différentes romances ou aventures.
C'est pourquoi, l'idée de justesse et de finesse ressort des propos de Boileau « Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant « dont le désir le plus ardent est de respecter un idéal de beauté.
Ainsi, l'essence même du « classicisme «, comme le propose Valéry, repose sur une notion d'ordre, de pureté, de « soin de la forme « qui implique « des actes volontaires et réfléchis qui modifient une production “naturelle” conformément à une conception claire et rationnelle de l’homme et de l’art «.
Cependant, tous les classiques ne sont pas des Classiques et inversement. De nouveaux critères sont à prendre en compte et c'est ainsi que Sainte-Beuve met en évidence un aspect fondamental et commun à tout grand auteur classique qui, selon lui, sait « parler à tous dans un style à lui «, « qui se trouve aussi de tout le monde « et qui, pour cette raison, est « aisément contemporain de tous les âges «.
Pour atteindre cette sorte d'intemporalité, l'écrivain est amené à dégager toute particularité individuelle, toute allusion historique, ou culturelle. Blanchot va même jusqu'à dire que _« pour donner voix à l’universel «, l'auteur classique est celui qui a « sacrifié en lui la parole qui lui est propre «_. Aussi, dans _Les liaisons dangereuses, les lettres ne sont jamais datées avec les années précises et, dans la Princesse de Clèves_, aucune description ne détaille la beauté (caractère bien trop subjectif) du roi ou des autres personnages de la cours. Seul le recours aux stéréotypes, les affinités avec le langage du mythe, l'usage des lieux communs et des clichés, sont alors de mise. En effet, Madame Bovary est un si grand stéréotype que de nombreuses (pour ne pas dire toutes) femmes se reconnaissent encore et toujours dans ce personnage du XIX°s qui, pourtant, pourrait être largement dépassé. De même, les ouvrages l'Iliade et l'Odyssé sont encore des références indéniables de la littérature traitant de mythes et de légendes immortelles.
On pourrait donc croire qu'une œuvre écrite avec grand soin, cohérente et « impersonnelle « est vouée, par essence, à devenir un grand classique littéraire. Or, nous remarquons que le célèbre Voltaire brille par ses contes philosophiques et non pas par ces pièces de théâtre sur lesquelles il mise tant et qui, pourtant, tombent dans l'oubli. D'autres succès sont éphémères et si Xavier de Montépin est adulé à son époque, il n'en reste plus rien de nos jours. Cela signifie que tout chef-d'œuvre et tout succès n'est pas forcément un classique littéraire. D'autres facteurs, que nous pourrions nommer des « facteurs externes « au texte sont à prendre en compte.
La « valeur « d’une œuvre ne lui vient pas seulement du « dehors « et des aléas de l’Histoire, comme nous l'avons vu précédemment, mais il n’en est pas moins vrai que la « reconnaissance « de cette valeur est le produit du rapport entre la « production et la réception « comme dirait Jauss. En effet, selon les périodes, la réception d'un ouvrage peut être tout à fait différente pour des raisons diverses. C'est ainsi que les œuvres censurées d'hier sont, peut être, nos classiques d'aujourd'hui. Les cas des Fleurs du mal ou de Madame Bovary qui, passés en procès dès leur parution et canonisés ultérieurement, en sont un bon exemple. De même, les « querelles « de l’âge classique, celle du Cid (1637) par exemple, nourrissent à leur époque des discussions proposant des amendements à une œuvre qui nous paraît aujourd’hui intangible.
Ainsi, ni les caractères propres d'une œuvre, ni le fait qu'elle appartienne à l'époque du {text:soft-page-break} classicisme, ne garantissent entièrement sa prospérité future. Cette dernière dépend du rapport entre la société et l'œuvre, de la façon dont elle la juge esthétiquement et moralement. Une œuvre n'est classique qu'en fonction de ses lecteurs. Il s'agit donc ici d'un critère tout à fait subjectif.
Aussi, le jeu des instances de légitimation socioculturelle est des plus déterminant. C'est lui qui influence et dirige le rapport du lecteur à un ouvrage et le succès, tout comme la prospérité, de ce dernier.
Par « instances de légitimation socioculturelle « on entend le rôle de l'école et des manuels scolaires, des éditions et collections, des anthologies, des librairies qui comptent un rayon de « classiques « parfois identifiés comme « textes scolaires «, des prix littéraires, des académies...
Le classique se définirait donc peut-être comme l'objet d'un désir universel, en tout cas comme un besoin institutionnel très général. La seule remise d'un prix littéraire, à une œuvre aussi bien Classique que contemporaine, lui donne déjà toute la renommée nécessaire pour compter parmi les œuvres dîtes « classiques «.
De plus, il est net que les classiques de l'Ecole ne se bornent pas aux seuls auteurs du « classicisme «. Sans détailler le palmarès, il est clair que _Les Fleurs du Mal de Baudelaire,_ Don Juan de Molière et Candide de Voltaire sont autant représentés. Soulignons d'ailleurs que Molière et Baudelaire sont tous deux considérés comme des classiques alors qu'ils n'appartiennent absolument pas à la même époque.
Ainsi, en établissant un programme précis, l'école inscrit certaines œuvres, et peu importe leur époque, dans une culture commune. Utilisées donc comme références, elles deviennent des œuvres canonisées, des chef-d'œuvres : des œuvres proprement « classiques «.
Cependant, toutes les œuvres ne peuvent faire parti du programme. Il y a sélection de celles qui correspondent aux critères, certes stylistiques, mais aussi moraux, politiques ou éthiques. C'est pourquoi, le marquis de Sade n'est ni enseigné, ni considéré comme un classique. De même, rares sont les études de textes originaux de Rabelais dont le langage cru ne convient pas aux exigences fixées. Les extraits sont alors épurés dans des manuels comme Lagarde et Michard.
Le rapport entre l'œuvre et la société est donc primordiale. L'accepte-t-elle ? La renie-t-elle? Les conditions sont là et un ouvrage, aussi admirable qu'il puisse être, peut rester à jamais fermé, précieusement gardé par quiconque le trouve trop révolutionnaire ou pas assez « catholique «.
Par ailleurs, n'oublions pas la place que tiennent également les auteurs modernes dans la société. A leur tour et en s'inspirant d'œuvres antérieures, ils en font de véritables classiques. En effet, cette idée d' « œuvre de référence « est, sans aucun doute, une des caractéristiques les plus représentatives de ce qu'est un classique. Aussi La Fontaine dans les Fables s'inspire d'Esope, La Bruyère de Théophraste et Racine d'Euripide. L'œuvre, ainsi prise pour modèle, se fige alors dans le cliché et semble immuable. Ses protagonistes deviennent alors des stéréotypes qu'il nous arrive d'identifier.
Aussi, tout personnage ingénu est comparé à Candide : véritable figure de l'innocence, et tout libertin à Don Juan. On peut, par ailleurs, remarquer ici, que ces « étiquettes « peuvent être attribuées par des individus n'ayant jamais lu ni Candide, ni Don Juan. Là est la magie des plus grands classiques.
Ainsi, un classique ne dépend pas seulement des caractères qui lui sont propres mais aussi du rapport qu'il entretient avec les sociétés. Une fois reconnu et sacralisé, il perdure à travers les générations servant d'exemple et de références comme trésor esthétique digne d'appartenir au patrimoine culturel de son pays.
Toutefois, ce processus de canonisation ne pose-t-il pas problème ?
En effet, élevé au titre d'exemplaire et d'immuable, le classique semble un chef-d'œuvre inimitable. Or, nombreux sont les Modernes qui s'inspirent de leurs prédécesseurs comme nous l'avons vu précédemment. Les écrivains du XVIIIe siècle composent dans le respect des règles du XVIIe. Aussi, la pièce Zaïre ou Irène de Diderot lui vaut le statut de nouveau Racine, comme on le dit dans les {text:soft-page-break} salons. Ainsi, sacraliser un classique semble démesuré puisque ces chef-d'œuvres peuvent être égalés (non sans terribles efforts et moindre génie cependant).
De plus, nous remarquons qu'une réactualisation et une adaptation de certains classiques sont nécessaires à la compréhension des lecteurs modernes. La notion d'éternité du classique paraît alors remise en cause. Le langage et les sociétés évoluent, il en va de même des œuvres littéraires. C'est ainsi que sont proposées différentes versions au cours des siècles de la célèbre pièce Electre de Sophocle. Giraudoux, ou Sartre avec_ Les Mouches,_ rendent la pièce plus accessible aux nouvelles générations.
Nous pourrions donc relever l'exagération d'une telle sacralisation. Mais outre ce problème de mesure, il est aussi à noter que, donner un tel titre à une œuvre, peut engendrer certains effets néfastes pour l'ouvrage même, pour la littérature et pour les auteurs modernes.
En effet, considérer l'œuvre classique comme une part de la culture commune risque de mettre en avant la nécessité de « connaître ses classiques « au dépend de celle « d'apprécier ses classiques «. L'œuvre littéraire disparaît alors pour laisser place à un savoir requis et tout individu saura finir la maxime « rien ne sert de courir... « sans même avoir lu le recueil les Fables de la Fontaine. Il ne reste plus que la maxime morale au récit. L'art de lire est remplacé par l'apprentissage d'une leçon.
De même, l’œuvre classique devient un pur objet de contemplation et de musée. Qu'en est-il alors du rapport avec le lecteur ? Les maximes de La Rochefoucauld, par exemple, perdent tout leur aspect littéraire. Elles sont perçues comme chef-d'œuvre esthétique et non plus comme citations lourdes de sens. De plus, comme il ne vient à l'idée de personne de qualifier un tableau reconnu comme chef d'œuvre de « laid «, peu de gens remettent en cause une œuvre classique.
En effet, il est remarquablement difficile de se créer sa propre opinion sur une œuvre tout en connaissant pertinemment la renommée de l'ouvrage, les diverses critiques et interprétations. La lecture ou le rapport à un classique est alors conditionné par ce que l'on a pu entendre à priori «Un grand classique, c'est quelqu'un dont on peut faire l'éloge sans l'avoir lu « comme fait remarquer le grand auteur anglais Chesterton. Rares sont les personnes qui réussissent à prendre du recul, à juger mais aussi à apprécier objectivement une œuvre classique.
De plus, l'école qui, comme nous l'avons vu précédemment, inculque les savoir littéraires des grands classiques, en destitue pourtant son sens et sa profondeur. En effet, à force d'épurer un texte pour des rasions pédagogiques et morales, elle porte directement atteinte à l'intégrité de l'œuvre et de son auteur. C'est pourquoi on retrouve un Baudelaire, dans le panthéon scolaire, fortement christianisé, une Colette débarrassée de tout ce qui fait éventuel scandale dans ses écrits et un Gide ramené à une question de style avant tout. Les manuels scolaires participent donc à la mort des véritables classiques et à la fin de leur lecture intégrale. Calvino souligne alors que « L'Ecole et l'Université devraient servir à faire comprendre qu'aucun livre parlant d'un livre n'en dit davantage que le livre en question. «
Aussi, l'apprentissage « par cœur « d'un poème ou d'un extrait suppose certes l'assimilation du texte mais pas forcément sa compréhension. De nombreux écoliers sauront alors réciter Demain dès l'aube... tout en oubliant que l'auteur n'est autre qu'Hugo et que c'est sur la tombe de sa fille qu'il s'en va poser « Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur «. Or, comme dirait Montaigne, « Mieux vaut une tête bien faîte qu'une tête bien pleine «.
C'est ainsi que, considéré comme savoir intellectuel nécessaire, un classique perd toute sa magie et, voir même, l'envie d'être lu. En effet, un élève qui lit, contraint et forcé durant sa scolarité, un classique littéraire ne peut l'apprécier à sa juste valeur. Il reste en lui un souvenir déplaisant qu'il n'a peut être pas envie de rectifier si cela implique une nouvelle lecture déjà si influencer par la première.
D'autre part, certains auteurs modernes remettent en cause les classiques littéraires qui, selon eux, manquent d'originalité, se veulent redondant et lassant. En effet, Baudelaire déclare haut et fort que l'imitation classique est tout a fait inintéressante puisqu'il faut, au contraire, aller « au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau «. Ainsi, ce n'est pas en respectant les critères de beauté fixés par les classiques que l'on fait succès mais par son originalité. C'est pourquoi « Aux gens du monde, M. {text:soft-page-break} Ingres s'imposait par un emphatique amour de l'Antiquité. Aux excentriques, aux blasés, à mille esprits délicats toujours en quête de nouveauté, même de nouveauté amère, il plaisait par la bizarrerie. «. Les modernes revendiquent alors la nécessité d'un genre toujours nouveau dans la littérature plutôt qu'une telle sacralisation des classiques. Ce n'est d'ailleurs peut être qu'à cette condition qu'ils pourront sortir de l'ombre de leurs prédécesseurs et exister...
Voilà en quoi la définition d'un classique est des plus subjectives. Elle prend en compte, non seulement les propriétés qui sont propres à l'œuvre, mais aussi des « facteurs externes « qui changent selon les sociétés auxquels cette dernière est confrontée. Ainsi, une œuvre mineure d'aujourd'hui sera peut être le plus grand classique de demain. Mais encore faut-il modérer cette sacralisation qui fait obstacle à l'art littéraire et à l'épanouissement d'auteurs nouveaux et originaux. La lecture des classiques doit se faire par amour, comme le souligne Calvino, et non pas par obligation. Le danger serait alors de considérer un classique pour sa valeur culturelle en oubliant le plaisir que procure sa lecture. Rappelons nous qu'avant d'être un ustensile utile pour étaler sa connaissance, la littérature est un moyen d'évasion, de distraction et d'étourdissement « dans une orgie perpétuelle « comme dirait l'auteur de Madame Bovary !
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